Janvier 2005 Par Christian DE BOCK Initiatives

Le 16 novembre dernier, l’asbl Question Santé organisait une journée de réflexion consacrée à l’alcool, en collaboration avec l’asbl Infor-Drogues et avec le soutien de la Commission communautaire française de la Région de Bruxelles-Capitale.
Des intervenants du champ de la santé s’interrogent sur le relatif désintérêt actuel vis-à-vis de l’alcool dans les politiques de santé publique. Cette attitude apparaît particulièrement contrastée quand on observe la situation qui prévaut en matière de tabac ou de drogues illégales…
Une question se pose dès lors: entre désintérêt et chasse aux sorcières, un cadre raisonnable peut-il être construit pour des interventions concernant la prévention de l’alcoolisme?
Depuis longtemps, Question Santé, qui ne veut pas faire mentir son nom, nous invite à interroger nos doutes plutôt qu’à conforter nos certitudes. C’est parfois un rien déstabilisant pour des intervenants à la recherche de repères, voire de ‘recettes’, mais c’est aussi très stimulant intellectuellement. Sur une question aussi complexe que celle de l’alcool dans une société ‘consommatrice’ comme la nôtre, il n’y avait guère de risque d’échapper au schéma habituel!
Trois conférenciers ont contribué à alimenter un riche débat.
Le Dr Michel Craplet , psychiatre et alcoologue, membre du groupe Eurocare ( http://www.eurocare.org ) aborda la prévention globale de l’alcoolisme au départ de sa très longue expérience en France, des ‘Centres d’hygiène alimentaire’ dans les années septante (euphémisme pour désigner des organismes d’assistance aux personnes confrontées à un problème d’alcoolisme, mais qui témoignait aussi de l’inscription profonde de l’alcool dans le régime alimentaire français de l’époque) aux récents avatars de la loi Evin vidée en partie de sa substance sur pression du lobby du vin.
Il nous a dit que l’action ciblée, l’information individuelle ne doivent pas nous dédouaner de l’action communautaire, que l’ensemble de la population est concerné, et qu’une approche intelligente du problème comprend des mesures de contrôle, d’information du grand public, d’éducation pour la santé individuelle, de formation de personnes relais, de régulation des messages publicitaires, etc. La prévention globale refuse les modèles psychopathologiques simplistes et se garde du ‘fantasme de toute-puissance dans la maîtrise et le contrôle des comportements à risque’.
De manière peut-être anecdotique mais tout aussi passionnante, il nous a rappelé l’importance considérable du thème de l’alcool dans notre culture, en s’appuyant sur Proust, dont l’œuvre n’est pas faite que de ‘madeleines’, et sur Hergé: saviez-vous que 7% des cases de l’intégrale ‘Tintin’ font allusion à l’alcool? Enorme!
Il termina sur une jolie formule : ‘Il nous faut enlever quelques feuilles de vignes qui cachent les problèmes, mais nous défendre de l’illusion qu’on pourra déraciner les pieds de vigne’.
M. Jean-Pierre Castelain , anthropologue, s’est intéressé aux ‘manières de boire’ chez les dockers du Havre voici une quinzaine d’années. A partir de ce travail d’enquête, on peut voir que la notion d’alcoolisme n’a pas le même contenu pour tous et qu’il faudrait faire l’histoire du mot et de son usage. Une chose est claire, dit M. Castelain, tout discours de prévention extérieur au milieu est ignoré, incompris, refusé ou détourné, car il fait l’impasse sur la question préalable de la fonction de l’alcoolisation.
Il nous a bien montré qu’une alcoolisation massive n’était pas vécue comme maladie, mais comme une forme de langage, de rite de groupe, indissociable du mode d’organisation et de rétribution du travail pendant des décennies. Il nous a ainsi expliqué le système de la ‘pipe’, une tournante qui permettait à une partie d’une équipe de boire et se reposer, pendant que les autres vidaient les bateaux, à charge de revanche.
L’arrivée des conteneurs et d’une plus grande complexité de manipulation des charges a profondément transformé le travail, mais a aussi sonné le glas d’un tissu social et d’un habitat spécifique et convivial, plongeant les consommateurs dans l’isolement et une précarité renforcée.
Enfin, M. Claude Macquet , sociologue spécialiste des questions de contrôle social, constate, en étudiant notre monde postmoderne, qu’une société libérale est loin d’être une société vertueuse. Comme dans le domaine des ‘fous du volants’ de la sécurité routière, la consommation alcoolique jugée excessive d’une minorité est considérée comme un problème pour tous. Le pluralisme postmoderne se caractérise, non plus par la discipline imposée ou librement consentie, mais bien par l’obsession de la surveillance, l’ ‘autre’ représentant un risque qu’il importe de bien gérer, au besoin en l’excluant sans devoir recourir à des formes dures de répression. Un monde d’aujourd’hui dont il déplore qu’il se caractérise par une perte de fraternité, de solidarité. Certains participants à la journée d’études ont cru percevoir dans ses propos comme une nostalgie d’un temps où la société et ses figures d’autorité encadraient la maturation individuelle et sociale de balises fortes, avant la ‘tempête’ de la fin des années soixante. Nostalgie, quand tu nous tiens…
Christian De Bock
Bruxelles-Santé publiera prochainement les textes de cette journée fort intéressante.