Avril 2013 Par Patrick TREFOIS Initiatives

C’est sous le titre «L’alcool, cette drogue licite banalisée…» que la Société Scientifique de Médecine Générale (SSMG) et l’asbl Question Santé ont organisé une conférence de presse en décembre 2012. Les deux associations souhaitaient rappeler quelques évidences, souvent occultées, à propos de la consommation de boissons alcoolisées dans notre société.

Une enquête en médecine générale

La SSMG a créé depuis longtemps une commission «Alcoologie». Celle-ci a participé, il y a près de 10 ans, à une étude menée en Belgique en médecine générale (Probex). Parmi les divers enseignements tirés de cette recherche, citons la prévalence importante du problème de consommation à risque ou de dépendance, qui touchait 25 à 30% des hommes et 10% des femmes consultant les médecins participants. Des outils d’intervention en médecine générale avaient été proposés à la suite de ce travail.

La commission «Alcoologie» de la SSMG a réalisé en fin d’année 2011 une enquête auprès de médecins généralistes, via un questionnaire électronique.

434 des 2.288 médecins sollicités ont répondu, en ligne, à un questionnaire comportant 24 questions. Le taux de réponse atteint près de 19%, démontrant l’intérêt porté par les praticiens à cette question.
Des médecins de tous âges et de tout niveau d’activités (nombre annuel de contacts/patients) ont participé, en particulier les jeunes diplômés (2001 à 2011) qui représentaient 36% des répondants.

Les principaux résultats de cette enquête :
– On constate globalement parmi les répondants une sous-estimation de la proportion d’une patientèle ayant un problème d’alcool.
– On peut parler d’une certaine inertie diagnostique, puisque seul 1 médecin répondant sur 2 s’intéresse systématiquement à la consommation d’alcool lors de l’anamnèse d’un patient, au moment d’une mise à jour de son dossier, DMG+ par exemple (2).
– Le seuil quantitatif de consommation à risque, selon les critères proposés par l’OMS, est connu avec précision par 59% des répondants pour les hommes et par 66% pour les femmes.
– Une minorité des médecins utilisent le test Audit.

Un AUDIT pour la consommation d’alcool

Le questionnaire AUDIT (Alcohol Use Disorders Identification Test) a été mis au point par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Il peut être rempli par le patient, seul ou avec l’aide du médecin. Il permet d’établir si un patient a une consommation d’alcool à risque. Il est intéressant en médecine générale car il met l’accent sur l’importance et la fréquence de la consommation. Il permet donc déjà le dépistage des consommations excessives et pas seulement des alcoolismes graves.

Le test AUDIT comporte dix questions . Un homme ayant un score égal ou supérieur à 7 a vraisemblablement un problème d’alcool. De même, une femme dont le score est égal ou supérieur à 6. Un score au-delà de 13 (valable pour les 2 sexes) signe une présomption de dépendance.

Plusieurs études ont permis la validation d’une forme abrégée de ce test, appelée AUDIT C: dans cette variante plus légère et rapide en consultation, seules les 3 premières questions du test AUDIT sont utilisées. La sensibilité et la spécificité restent bonnes. Lorsque le score obtenu est hors norme, le test complet est pratiqué.

– Plus de 90% des répondants confirment que la consommation pendant la grossesse de faibles quantités d’alcool (1 verre standard par jour), ou un épisode de binge drinking, représentent un risque fœtal potentiel.
– Les répondants plébiscitent l’abstinence (85%) comme objectif thérapeutique en cas d’alcoolo-dépendance.
– Un répondant sur deux se considère comme bien formé et à l’aise pour ouvrir le dialogue avec ses patients sur l’alcool. Sans surprise, les médecins se sentant bien formés abordent plus souvent que les autres la question de l’alcool avec leurs patients.

Une approche simple en consultation

Sur base de ces constatations, la Commission «Alcoologie» a lancé plusieurs initiatives visant :
– à sensibiliser les médecins généralistes à la prévalence importante des consommations à risque d’alcool au sein d’une patientèle de médecine générale;
– à conscientiser les praticiens sur l’existence d’une inertie diagnostique en matière d’alcoologie;
– à développer l’usage d’outils accessibles en consultation de médecine générale (tels l’AUDIT ou d’autres);
– à former les médecins généralistes à la pratique de l’intervention brève en matière d’alcoologie.

Pour la Commission de la SSMG, s’intéresser à la consommation d’alcool de ses patients et soutenir ceux d’entre eux qui ont une consommation à risque est à la portée de chaque médecin généraliste. Cet item est par ailleurs un de ceux repris dans le DMG+.
L’évaluation repose sur deux aspects simples, le bilan de consommation et le bilan de risque de mésusage.

Le bilan de consommation (quantité)

Le bilan de consommation est basé sur des balises définies par l’OMS, qui recommande, pour une consommation régulière d’alcool à moindre risque un maximum de 2-3 unités d’alcool en moyenne par jour pour les femmes (donc de l’ordre de 14 unités par semaine); pas plus de 3-4 unités d’alcool en moyenne par jour pour les hommes (de l’ordre de 21 unités par semaine); au moins un jour par semaine sans boisson alcoolisée.
Et pour les consommations occasionnelles, pas plus de 4 unités d’alcool en une seule fois.
Une unité équivaut à une dose de 10 g d’alcool ou un verre standard.

Le bilan du risque de mésusage

Il est basé sur la réalisation de tests de dépistage, comme par exemple le test AUDIT. Si ce test est positif, c’est un signe d’alerte: une évaluation plus approfondie doit être proposée au patient. Le médecin généraliste peut ainsi situer l’usage d’alcool sur une échelle de risque pour la santé de son patient: consommation anodine, usage à risques, usage nocif ou alcoolo-dépendance.

Le consommateur anodin ou modéré est celui qui boit moins que les seuils recommandés par l’OMS, c’est-à-dire moins de 3 unités par jour pour un homme et moins de 2 unités par jour pour une femme.
Le consommateur qui a un usage à risque est celui qui boit plus que les seuils recommandés par l’OMS, sans pour autant souffrir de répercussions négatives du fait de cette consommation.
Le consommateur qui a un usage nocif est celui qui souffre de répercussions négatives du fait de sa consommation, que ce soit sur le plan physique (hépatite, hypertension, obésité…), psychologique, social, professionnel, familial ou juridique.
L’alcoolo-dépendant est celui qui a perdu la liberté de contrôle de sa consommation: on distingue la dépendance psychique et la dépendance physique (caractérisée par des symptômes de sevrage).

Une prise en charge par paliers

Parmi les approches validées en médecine générale, l’intervention brève est centrale. Les problèmes d’alcool sont appréhendés dans un continuum selon la gravité de la problématique de consommation; en conséquence, l’intervention thérapeutique se répartit depuis la simple anamnèse (cf. test AUDIT), le conseil de quelques secondes, l’intervention brève (par exemple l’entretien motivationnel) jusqu’au suivi ambulatoire de longue durée (dans le cadre d’un sevrage par exemple) et au séjour en institution.

Déni, honte, culpabilité

Le déni de la personne qui boit trop est souvent source d’irritation chez le médecin. La Commission «Alcoologie» rappelle que ce déni est pourtant un mécanisme au cœur du comportement qui mène à l’addiction, en quelque sorte une signature de ce mécanisme. Il s’agit pour la personne qui boit trop et qui n’envisage pas de changement, à ce stade, d’occulter tout propos qui l’impliquerait dans la mise en route d’un changement qui paraît impossible, impensable et sans objet.

Le médecin qui veut accompagner une personne confrontée à l’abus d’une substance devra faire preuve d’empathie, ne pas la juger, respecter son vécu et contribuer à la motiver. Le «déni» de la personne sera majoré si le médecin ne respecte pas cette approche; le constat du déni doit amener le médecin à adapter son style d’entretien. Le déni est un symptôme et ne relève en rien du registre du mensonge !

Pour rappel, les changements de comportement (arrêt de consommation en cas de tabagisme ou d’abus d’autres substances) connaissent tous la même chronologie séquentielle :
1. le problème «n’existe» pas (déni total);
2. le problème existe à certains égards/moments;
3. le problème existe mais concrètement aucun changement n’est envisagé;
4. le changement est en route à certains égards et par moments;
5. le changement se profile et la personne consacre temps et argent à cet effet;
6. le changement est acquis…

Ce modèle de prise en charge par paliers privilégie ainsi l’intervention du médecin généraliste, adaptée à chaque cas particulier, la moins intensive, la moins restrictive et la moins coûteuse (en temps notamment). La gradation passe alors par la simple information du patient, l’aide à la prise de conscience par l’individu d’une problématique vis-à-vis de sa consommation d’alcool, l’initiation d’un changement basé sur les ressources personnelles de l’individu, le soutien par intervention brève du médecin généraliste, etc.

Cette démarche permet d’accompagner nombre de patients vers une consommation contrôlée. Les patients ayant un usage nocif ou une dépendance à l’alcool doivent parfois bénéficier d’une prise en charge plus importante, pluridisciplinaire le cas échéant.

L’entretien motivationnel est une approche qui aborde le problème de consommation d’alcool avec empathie, de manière chaleureuse et dénuée de tout jugement; le médecin s’appuie aussi sur les ressources du patient, qui met en mouvement ses capacités propres de changement (empowerment).

Abstinence ou consommation contrôlée ?

L’abstinence est-elle incontournable ? Cette idée est très répandue, tant parmi les professionnels que parmi le public.
Des travaux récents montrent que la consommation contrôlée a une place certaine dans la prise en charge des consommations à risque, à problèmes et en cas de dépendance. La consommation contrôlée peut être un objectif en soi, ou une étape vers une abstinence souhaitée.

La commission «Alcoologie» souligne que la place du choix du patient est essentielle dans le processus de prise en charge; dans le cadre d’un dialogue avec son médecin, le patient peut privilégier l’une des deux démarches.

Un dossier en ligne sur http://www.mongeneraliste.be

«L’alcool est très populaire dans notre société. Il accompagne des rencontres ou des repas au quotidien, il participe à la célébration des ‘évènements’ de la vie (mariages, enterrements, anniversaires, baptêmes, fêtes, etc.). Il accompagne les joies et succès aussi bien que les peines et les échecs.
La consommation de boissons alcoolisées est tellement banalisée que l’on en viendrait à oublier que l’alcool a une toxicité et possède toutes les caractéristiques d’une drogue dure.
Alors, comment garder le plaisir sans connaître les ennuis sérieux liés à une consommation à risque? 
Quelles sont les balises de sécurité, quels sont les signes d’alerte à détecter? Comment gérer sa consommation de boissons alcoolisées? »

C’est ainsi que le nouveau dossier consacré à l’alcool est introduit sur le site http://www.mongeneraliste.be. Ce site, né à l’initiative de la SSMG et géré en collaboration avec Question Santé et bénéficiant du soutien de la Mutualité chrétienne, s’adresse au grand public. Il a maintenant deux années d’existence. Il couvre près de 200 thèmes de santé, répartis en quelques rubriques: dossiers, maladies d’adultes et d’enfants, veiller à sa santé, ‘le point sur’… Une rubrique d’actualités permet de réagir à certains phénomènes médiatiques. Le site connaît une fréquentation croissante, passant de près de 3.000 visiteurs en décembre 2011 à près de 23.000 visiteurs pour le même mois en 2012.

Il a récemment été lié au site http://www.vacc.info, afin de faciliter aux internautes l’accès à une information indépendante et validée scientifiquement, d’améliorer le référencement des contenus des deux sites et de renforcer les relations directes entre le patient et son médecin généraliste.

(1) Clin d’œil pour les habitués des campagnes médiatiques de promotion de la santé, qui très classiquement (et trop systématiquement peut-être…) se concluent par un «Parlez-en à votre médecin».
(2) Le DMG ou dossier médical global contient toutes les données médicales (opérations, maladies chroniques, traitements en cours…) du patient. Il permet un meilleur accompagnement individuel et une meilleure concertation entre médecins. Le ‘+’ est un module de prévention proposé aux patients âgés de 45 à 75 ans depuis 2011 que le généraliste peut porter en compte une fois par an. Il fait partie du DMG.