Nous sommes les hôtes d’une planète où règnent les bactéries. Elles occupent le terrain depuis 3 milliards d’années et elles nous survivront. Pour continuer à grouiller dans les sédiments terrestres et marins, elles doivent rester sur leurs gardes. Notre élégante méthode de susciter par la vaccination la production d’anticorps très spécifiques contre le tétanos, la coqueluche, la diphtérie, des méningocoques et pneumocoques, vise à débarrasser la race humaine de ces hôtes, mais laisse indifférente la vaste population des bactéries, qui vivent en autonomes. Leur véritable ennemi, ce sont des voisins bactériens envahissants. Pour les tenir en respect, la bactérie diffuse des produits moins spécialisés que les anticorps, mais leur large spectre d’action fait leur force. Une revue scientifique américaine consacre 68 pages à la révision de tous les efforts de recherche sur les antibiotiques. ( Nature Biotechnology , 24 , 1551-1554, 2006).
Un peu d’histoire
Aujourd’hui, le problème de la résistance aux antibiotiques est devenu tel que, médicalement, nous sommes presque retournés au 19e siècle. La période dorée des découvertes se situe de 1940 à 1960, où l’on exploita surtout l’étonnante imagination des microbes pour produire des armes biologiques – faisant ainsi la nique aux chimistes. Mais à partir de 1960, les nombreux échantillons de sédiments criblés ont cessé de fournir d’heureuses découvertes. Lorsque l’on exhumait un antibiotique, on s’apercevait qu’il était déjà répertorié!
Les chimistes entrèrent alors en jeu pour modifier des antibiotiques connus. Il s’agissait de profiter des qualités de la molécule naturelle tout en lui en conférant d’autres. Ces recherches vinrent aussi à s’essouffler, tandis que l’emploi répandu des antibiotiques en médecine et en agriculture laissait le champ libre à des souches résistantes. Au milieu de 1980, la confiance fut ranimée par la découverte des quinones, résultant de la modification d’un vieil agent antibactérien, l’acide nalidixique. Elles eurent leurs deux décennies de gloire mais il apparaît que cette source est aujourd’hui tarie.
Parallèlement, on se souvenait qu’une substance purement synthétique, le colorant azoté prontosil, – testé au départ en 1935!- possédait des propriétés remarquables et la piste des sulfamides fut ainsi poursuivie avec succès.
Les pistes actuelles
Aujourd’hui, la recherche prend une allure affolée, fonçant avidement dans plusieurs directions. Des antibiotiques très efficaces en médecine vétérinaire sont maintenant remodelés, dans l’espoir d’être acceptés en clinique humaine. On retourne aussi vers des molécules qui gisent abandonnées dans les «librairies» des laboratoires. Conçues pour combattre telle ou telle dysfonction hormonale ou métabolique, ces molécules avaient déçu. Au moins a-t-on déjà une connaissance de base sur leurs propriétés. Pourquoi ne pas leur donner une nouvelle chance? Celle de cibler une fonction de ces sacrées bactéries devenues multirésistantes. Il faut s’accrocher à l’idée que les multirésistants ne sont pas invulnérables. Ce ne sont pas des êtres à part. Ils ont profité de la bonne occasion lorsque l’homme a fait un usage injustifié des antibiotiques, s’adonnant à des doses faibles ou interrompues, qui sélectionnent des résistants. Le comble de l’illogique résida dans le traitement des animaux d’élevage par de faibles doses d’antibiotiques, sous prétexte que ceci accélère la croissance. On ne voit pas de justification scientifique à ceci… mais on constate un résultat palpable: cette généralisation d’antibiotiques engendra une flore intestinale résistante, qui a pu passer à l’homme par l’alimentation, voire au cours des manipulations des animaux.
Autre piste: une bactérie devient résistante à un antibiotique parce qu’elle s’est mise à fabriquer une enzyme qui détruit l’antibiotique. Et bien, renvoyons la balle, recherchons une molécule qui inactive l’enzyme destructrice d’antibiotique. Autre piste encore: miser sur le fait que des antibiotiques naturels pourraient être trouvés ailleurs que chez les bactéries elles-mêmes.
Chez les animaux, la production d’antibactériens paraît exceptionnelle. Le pingouin royal y réussit pourtant. Le mâle couve les œufs jusqu’à l’éclosion tandis que sa femme vaque à trouver la rare nourriture. Pour faire des provisions, le futur père conserve des aliments dans son estomac, grâce à un produit antibactérien qu’il secrète lui-même.
En Australie, une fourmi spéciale, et une abeille, produisent des substances antibactériennes. On a plus de chances de trouver de tels produits chez des insectes qui vivent en société: l’entraide, les échanges de bons procédés, suscitent des risques de contagion, contre lesquels l’évolution a opéré en sélectionnant ceux qui sont capables de se protéger en fabriquant des antibiotiques. Cette piste paraît toutefois peu prometteuse car l’insecte fabrique une dose d’antibiotique faible, suffisante pour le protéger lui-même. Des bactéries, tels les streptomycètes, produisent des antibiotiques plus puissants car elles visent une dense population de voisins, qui se multiplient très rapidement. Leur cible est évidemment d’autres espèces de bactéries, car celles-ci ne se livrent pas entre elles de guerre fratricide. L’écorce de certains arbres contient des substances actives contre le staphylocoque. Il en est ainsi chez 25% des pins d’Ecosse. Mais le produit provient en fait de moisissures contaminant l’arbre. Cultiver hygiéniquement des pins à des fins médicales tarirait sans doute la source du produit actif.
Se défendre avec des défensines ?
Les antibactériens, chez les animaux vertébrés, ce sont les anticorps. Nous vivons en bonne entente avec les bactéries qui peuplent notre intestin, mais l’introduction de toute autre entité étrangère mobilise des lymphocytes qui vont fabriquer d’urgence l’arme biochimique bien appropriée à la caractéristique de l’envahisseur (bacille du tétanos, virus des oreillons…). C’est un processus naturel développé au cours de l’évolution, et plus écologique que le traitement par certains antibiotiques semi-synthétiques. Mais c’est lent: il faut plusieurs jours pour que les anticorps (car c’est d’eux qu’il s’agit) se fabriquent. Et sur ce temps-là, le microbe a déjà eu le loisir de faire du chemin et de causer des dégâts. D’où l’intérêt de renverser le cours des choses, et d’inviter l’enfant à produire des anticorps à l’avance, en lui présentant des microbes bénins, qui ont par ailleurs gardé la personnalité chimique du bacille du tétanos, du virus des oreillons. Bref, en les vaccinant.
Mais nous possédons par ailleurs un niveau de base, d’immunité innée, qui procure quand même une certaine résistance aux bébés non atteints par des campagnes de vaccination. L’immunité innée résulte de la production, par certains lymphocytes, de petites molécules, des peptides cationiques . Toujours sur place pour combattre un intrus quelconque, ils ont l’avantage supplémentaire d’avoir un large spectre d’action . Pas besoin de savoir quel microbe va venir nous visiter. Il est étranger, voilà tout, et ces peptides vont lui faire passer un mauvais quart d’heure.
C’est une invention qui remonte bien avant l’arrivée de l’homme. Le ver de terre fabrique des peptides microbicides. Vacciner ne lui servirait à rien, car l’évolution ne lui a pas appris à fabriquer des anticorps. Par ailleurs, l’immunité innée, par un autre bras de son action, suscite une réaction inflammatoire, qui consiste en un afflux de lymphocytes vers le site infecté. Malheureusement, ceux-ci, parfois, font de l’excès de zèle et vont jusqu’à déclencher le redoutable choc septique.
Malgré cela, les peptides cationiques attirent maintenant l’attention, à cause du large spectre d’action, et du fait qu’ils ont déjà été sélectionnés par l’évolution. Sans nous attendre, la sélection a déjà pratiqué beaucoup d’essais cliniques!
Une famille de ces peptides cationiques porte le joli nom de défensines . Un terme général de «host-defense peptides» est employé, mais je ne puis résister ici à l’attrait de défensines. Il se révèle maintenant que cette catégorie de peptides cationiques, outre leur action antibactérienne, atténuent la réaction proinflammatoire. Presque trop beau pour être vrai! Il y a pourtant un caveat. Nos cellules sont riches en protéases, des enzymes destinées à faire le ménage dans la cellule en digérant des protéines mal fichues. Il ne faudrait pas qu’elles se mettent à digérer les défensines-médicaments. Car, à vrai dire, ce ne seront pas des produits purement naturels, mais bien un peu modifiés par les chercheurs.
Les défensines se sont révélées très différentes d’un animal à l’autre, et on a recherché, pour chaque situation, la défensine animale qui se révélait être plus active que la forme humaine.
Par précaution, les essais cliniques chez l’homme se sont d’abord adressés à des lésions externes.
Premier essai: l’application d’une «défensine» de crapaud sur des lésions d’impetigo (la peau de la grenouille contient une substance qui protège contre les infections de la peau).
Deuxième essai: le même produit sur les ulcères des diabétiques.
Troisième essai: une défensine porcine dans des inflammations buccales.
Et le quatrième: en chirurgie, une défensine bovine contre les biofilms de bactéries qui se développent sur les cathéters mis en place à longue durée.
Les résultats ont grappillé quelques espoirs, dont le plus net concerne, heureusement, le problème qui gâche les nuits des chirurgiens: celui de l’infection des cathéters. Mais, par cet exemple, on est loin d’une répercussion sur le bien-être de notre planète.
Retour aux sources
D’autres tactiques ingénieuses ayant échoué, on en revient aux actinomycètes, de loin les meilleurs producteurs d’antibiotiques: de 1942 à 1995, ils nous en ont révélé environ 3000. Et puis, on s’est endormi sur ses lauriers. Si l’on reprenait maintenant la tâche avec le même enthousiasme (la même foi), 1000 nouvelles molécules seraient découvertes dans les 50 ans à venir, dont 20 à 40 nouveaux antibiotiques utilisables en clinique. Mais cette projection est trop faible pour être économiquement viable, compte tenu que plusieurs grandes firmes pharmaceutiques ont fermé leur section antibiotique. Un autre auteur estime que la fouille pour des antibiotiques n’a jusqu’ici concerné qu’une partie infime du sol. Que manque-t-il le plus? La foi dans la recherche, ou la perspective d’un profit?
Affronter les risques
Quoiqu’il en soit, la hantise majeure des chercheurs, c’est de se voir acculés trop tôt à des essais cliniques chez l’homme, avec le traquenard des risques. Supputer des effets secondaires qui surviendraient chez l’homme, sans avoir été observés chez la souris, c’est l’une des étapes importantes de la recherche. Le risque zéro est un mythe. Lorsque la maladie est très grave, il est difficile de faire la limite entre la prudence… et une certaine lâcheté devant la prise de risque. Interrogez le malade atteint d’abcès staphylococciques multiples, il vous dira souvent: vu mon état, j’aspire à prendre des risques. Mais pour une firme productrice de médicament, poursuivre un long chemin jusqu’à un échec potentiel peut être pire que de s’abstenir.
Lise Thiry