Mai 2017 Par Julie LUONG Réflexions

La Plate-forme bruxelloise « Pratiques communautaires en santé mentale » rassemble les services de santé mentale qui associent des approches communautaires à leur pratique clinique. Elle entend aujourd’hui mettre en place des outils d’évaluation à même de sensibiliser les pouvoirs publics.

« Des traumas infantiles, qui n’en a pas ? » Question rhétorique. Question cruciale. Question que pose aujourd’hui la Plate-forme « Pratiques communautaires en santé mentale » qui rassemble dix services de santé mentale (SSM) bruxellois.

Dans une ère de « santémentalisation », la souffrance psychique n’est-elle pas trop souvent attribuée à des éléments de l’histoire personnelle, sans considération pour l’intrication étroite de cette histoire avec les grandes lignes de force qui traversent nos sociétés ?

Comment comprendre la souffrance psychique d’une femme sans considérer la réalité de la domination masculine ? Celle d’un migrant sans son parcours d’immigration ? Comment croire que la précarité n’impacte pas, nécessairement et singulièrement, la santé mentale des individus ?

« À travers nos consultations, nous sommes fréquemment amenés à rencontrer des personnes envoyées chez le psychologue ou le psychiatre par des tiers (professionnels et/ou entourage du patient) sans en avoir émis la demande ou pour qui la consultation en psychothérapie ou d’autres formes de soins psychiques n’a pas nécessairement de sens. Elles expriment un mal-être diffus, parfois une plainte psychosomatique, le plus souvent une souffrance liée à une grande solitude, un manque de reconnaissance ou un sentiment profond de dévalorisation. Par ailleurs, pour certains, consulter un professionnel des soins psychiques ne renvoie pas à un habitus culturel familier. Le face à face avec le « psy », le travail thérapeutique ne semble pas convenir », explique ainsi la Plate-forme.

Mise en place en 2009 à l’initiative du SSM Le Méridien, le Collectif souhaite attirer l’attention sur ce complexe jeu d’influences entre histoire intime et déterminants sociaux. L’objectif ? Interpeller les professionnels, mais aussi les pouvoirs publics sur la nécessité d’une telle approche. « Nous souhaitons faire reconnaître, mais aussi financer la santé communautaire que nous estimons complémentaire à l’approche clinique », explique Nathalie Thomas, psychologue au Méridien« Dans le contexte actuel de l’État social actif qui fait endosser aux individus la part la plus grande de la responsabilité face aux difficultés rencontrées, les approches communautaires font entendre les voix de la crise psychologique qui lamine les êtres au cœur de la vie sociale et familiale », estime le Collectif.

De la conscientisation à la contextualisation

Nées dans la ferveur militante des années 60, les pratiques communautaires sont dès le départ intégrées aux SSM (Services de santé mentale) : elles disparaissent ensuite de certains services dans les années 80 et 90 pour ne retrouver leur place que plus tard, dans un contexte où les « précarités multiples » encouragent une pratique du « care » en complément du « cure ». Concrètement, elles se traduisent par la mise sur pied de groupes d’individus, rassemblés autour d’une proximité géographique, d’un intérêt, d’une trajectoire.

C’est le Groupe des hommes des Marolles, lieu d’accueil et d’échanges informels qui a débouché sur plusieurs initiatives citoyennes. Le Projet Moudawana, rassemblant des femmes marocaines et développé en 2005 à l’occasion de la réforme du code marocain de la famille. L’atelier théâtre pour femmes développé par le SSM Exil. Le groupe des parents latino-américains ou encore la « pause-café » du SSM Le Méridien, qui réunit des habitantes de Saint-Josse.

Basées sur un rapport horizontal (autant que faire se peut) entre professionnels et usagers, un ancrage dans les quartiers et une attention particulière aux processus collectifs, les pratiques communautaires prennent de multiples visages. Leur point commun ? Travailler à partir des ressources et non des manques ou de la pathologie.

« Cela n’empêche pas d’établir des ponts avec la clinique. Plusieurs femmes de la pause-café ont consulté au Méridien à un moment donné », explique Nathalie Thomas« Ce sont souvent elles qui sont venues me trouver pour me demander de faire le relais. Parfois, quand je sens que quelqu’un va vraiment mal, c’est moi qui lui en parle. Il m’arrive aussi d’accompagner la personne lors de la première consultation. À l’inverse, certaines personnes commencent par consulter et on leur parle ensuite des groupes, par exemple lorsqu’elles vivent une problématique d’isolement. »

Dans le contexte actuel de l’État social actif (…) les approches communautaires font entendre les voix de la crise psychologique qui lamine les êtres au cœur de la vie sociale et familiale.

Depuis 1986, l’OMS propose cette définition de la santé communautaire : « un processus par lequel les membres d’une collectivité, géographique ou sociale, conscients de leur appartenance à un même groupe, réfléchissant en commun sur les problèmes de leur santé, expriment leurs besoins prioritaires et participent activement à la mise en place, au déroulement et à l’évaluation des activités les plus aptes à répondre à ces priorités ».

Autant de pratiques qui se situent dans le continuum de l’éducation populaire développée par Paulo Freire en Amérique latine il y a plus d’un demi-siècle, cette « pédagogie des opprimés » qui visait alors l’émancipation des individus et de la communauté en dehors des systèmes éducatifs institutionnels et des savoirs académiques.

« La notion de conscientisation utilisée par Paulo Freire fait un peu peur aujourd’hui, car elle évoque un certain militantisme ou même une sorte de manipulation », explique Nathalie Thomas. « Mais l’importance de comprendre le contexte social dans lequel on évolue demeure ! Comprendre dans quel jeu on joue, quels sont les rapports de force, les différents niveaux de pouvoir en Belgique : ce sont des choses qui permettent aux gens de ne pas se sentir comme des marionnettes. Cela permet de sortir de la plainte, du fatalisme ou de la victimisation », poursuit-elle.

Évaluer les pratiques communautaires

Aujourd’hui, ces pratiques sont pourtant rendues difficiles par les nombreuses demandes auxquelles doivent déjà répondre les SSM. Elles ne bénéficient d’aucun cadre de financement spécifique puisqu’elles ne figurent pas dans les missions décrétales des SSM, au contraire des maisons médicales ou des centres d’action globale (CASG).

« Aujourd’hui, sur 22 SSM bruxellois, 10 font partie de la Plate-forme. Nous aimerions que nos collègues nous rejoignent mais, en même temps, on ne peut pas leur donner envie de faire du communautaire si les moyens ne suivent pas », explique Nathalie Thomas.

La situation est tout aussi critique en Wallonie où le décret santé mentale contraint désormais les pratiques communautaires à entrer dans un dispositif de « club thérapeutique ». « La Région wallonne n’encourage pas les pratiques communautaires au sein des SSM, même si ceux-ci peuvent mettre en place des partenariats avec d’autres structures autour de telles initiatives », confirme-t-on au Centre de référence en santé mentale (CRéSaM), actif sur la région wallonne.

La Plate-forme travaille donc aujourd’hui de manière active à l’évaluation de ces pratiques, ce qui pourrait permettre d’appuyer leurs revendications. « L’amélioration de la santé mentale est toujours multifactorielle. Il est très difficile d’affirmer que celle-ci est liée à une pratique communautaire. On s’oriente donc plutôt vers des démarches qualitatives. Nous sommes en train de construire des indicateurs : est-ce que le groupe m’a permis de mieux connaître le quartier ? Les ressources ? Prouver qu’une pratique communautaire a permis d’éviter une dépression ou de prendre moins d’antidépresseurs est impossible. Mais nous pouvons montrer de manière rigoureuse et scientifique comment elle a eu un impact sur l’empowerment, la citoyenneté, l’estime de soi – autant de facteurs de santé mentale », explique Nathalie Thomas.

En terme de prévention et de promotion de la santé mentale, le communautaire aurait donc toute sa place. « Ce ne sont pas des groupes thérapeutiques. Mais que le groupe ait des effets thérapeutiques, je le crois. Ne fût-ce que parce que cela permet de sortir de la solitude », ajoute Nathalie Thomas.

Trop souvent encore, ces pratiques semblent pourtant faire l’objet d’un malentendu auprès des pouvoirs subsidiants. « Malheureusement, l’intérêt qu’on leur porte est parfois lié à des objectifs économiques dans le sens où, dans un groupe, nous voyons 10 patients sur le temps où, en consultation, nous en verrions un seul… Mais ce n’est pas comme ça que nous concevons les choses » pointe la psychologue du Méridien. Pour autant, la généralisation des « précarités multiples » tout comme l’actuelle réforme 107 tendent à conférer une nouvelle pertinence à ces pratiques. De même que les enjeux majeurs et reconduits autour du communautarisme, dont un des antidotes serait… le communautaire.

« Par rapport aux années 60, l’action collective est souvent rendue plus difficile. Elle demande beaucoup d’énergie à des personnes qui sont déjà souvent dans de multiples démarches, que ce soit pour leur logement, le chômage, etc. Avec la question qui demeure quant à l’efficacité des actions. Beaucoup se demandent aujourd’hui s’il n’est pas plus efficace d’aller à la permanence d’un échevin de manière individuelle plutôt que de mener une action à l’échelle du quartier.

Car le politique, il faut le dire, joue souvent le jeu de l’individuation. C’est parfois plus facile pour eux de répondre à X demandes individuelles que d’amener une mesure répondant aux besoins d’une population », estime encore Nathalie Thomas.

« Ensemble, on est plus fort » ? Si ce n’est pour prendre le pouvoir, du moins pour en comprendre les arcanes.