Décembre 2004 Par S. CRUNELLE Réflexions

1997 marque l’entrée officielle, décrétale même, du concept de promotion de la santé en Communauté française. D’éducateurs pour la santé, de nombreux professionnels sont devenus par la magie des mots «promoteurs de la santé», avec une extension théorique de leur champ de compétence qui donne le vertige.
Au fil des années, cette mutation et les concepts qui l’accompagnent ont soulevé bien des interrogations. Soucieux de quitter quelques instants nos préoccupations opérationnelles, de prendre un peu de recul par rapport à nos pratiques quotidiennes, le Service communautaire de promotion de la santé – asbl Question Santé a sollicité un regard extérieur au secteur de la santé, celui de la philosophie. Voici donc la trace écrite laissée par des entretiens libres au cours desquels Samantha Crunelle, philosophe, a partagé avec nous divers questionnements. Ces quelques réflexions exigeront sans doute un petit effort de la part du lecteur, mais nous pensons que cela peut être fécond.
Après un premier article qui présentait quelques notions fondamentales, le second s’intéresse aujourd’hui au concept de la participation.
SCPS – Question Santé

«Dans les démocraties occidentales, on pense habituellement qu’il est préférable pour assurer le bon fonctionnement du système démocratique que l’individu soit disposé à jouer un rôle actif dans les rouages du système à titre d’électeur, de participant communautaire, de travailleur, d’activiste et de membre d’un parti politique. On estime que chaque citoyen doit être convaincu qu’il lui incombe d’être un participant actif et informé dans le système démocratique. Au bout du compte, les membres de la société devraient tous être aptes à juger de l’efficacité de divers points de vue et d’épouser la ligne de conduite qui semble être la plus sage. Chaque citoyen pourrait ainsi prendre des décisions avisées et la société pourrait fonctionner de façon stable.» (1)
Si on s’intéresse à diverses problématiques (2) liées à l’éducation ou la promotion de la santé, un des points soulevés est celui de la participation du ou des citoyens aux projets de santé publique, afin que ces projets se voient dotés de légitimité.
Car nous sommes, bien heureusement, dans un régime démocratique, et celui-ci suppose, impose la participation des citoyens. L’absence de participation impliquerait par là même la négation du système démocratique, en théorie.
Comparons donc participation supposée au modèle démocratique et à la promotion de la santé, afin de constater si ces concepts vont effectivement et pragmatiquement de pair, ou s’il faut parfois forcer les rapprochements, et voyons quelles en sont les conséquences.
Qu’est-ce que la participation? L’étymologie nous dit «acte de prendre part à quelque chose».
Dès lors, quel est le cadre réel de la participation, dans son sens le plus large, mais également plus spécifiquement par rapport à la promotion de la santé? Où commence-t-elle et où finit-elle? Qui est concerné?
On peut avancer que notre cadre politique, dans lequel la participation prend racine, est celui de la démocratie; encore faut-il s’entendre aussi sur ce que ce mot recouvre réellement.

Démocratie et promotion de la santé

En promotion de la santé, le point de départ des «professionnels» est d’aller chercher l’avis des gens sur un problème qui s’avère digne d’être traité pour la ou les collectivités.
Plusieurs antinomies à la démocratie peuvent déjà apparaître à ce stade. En effet, les promoteurs de la santé ne disposent eux-mêmes que de peu de légitimité démocratique. Ils ne sont pas élus (mis à part généralement le ministre de la santé) et travaillent dans ce secteur parfois pour des raisons totalement aléatoires (entendez non décisionnelles). D’où provient en effet leur validité, leur recevabilité eu égard à l’idéal démocratique? Peut-être simplement au fait qu’ils sont eux-mêmes également électeurs…
Mais justement, dans leur travail communautaire, ils devraient également «oublier» leur avis purement personnel (puisqu’ils parlent aussi en leur nom) afin d’élever cet avis subjectif au rang de «jugement universel»: il s’agit de transformer leur subjectivité en appréciation communautaire, en vue d’une application qui concerne justement la communauté. Lourde tâche et autre postulat théorique riche de sens… Est-il donc réaliste de jouer l’idéal de la légitimité démocratique, des prémisses aux finalités de promotion de la santé, en feignant d’ignorer l’impossibilité pratique d’un tel idéal?
Après avoir soulevé le problème du «Qui?», il est judicieux de se demander «A qui?» va s’adresser tel ou tel programme de promotion de la santé («Quoi»)? Et d’où naissent les préoccupations face à certaines problématiques? Les problèmes se font-ils connaître d’eux-mêmes à un certain moment? Comment émergent les problématiques d’éducation ou de promotion de la santé? Il ne s’agit bien évidemment pas d’émergence spontanée mais de décisions humaines, de choix de regard d’un «Qui?» face à un certain objet qui concerne certaines personnes.
Toujours happés par ce souci d’allégeance à la démocratie, nous vient alors la question du juste traitement des problèmes de santé, de leur travail équitable qui devrait être soustrait de toutes préoccupations (par les travailleurs en promotion de la santé) d’intérêt personnel, d’inclination politique et d’intérêts financiers (autres que ceux imposés par les budgets pour leur application).
C’est évidemment ici que clignote plus que jamais cette obligation de participation (publique), c’est là qu’elle joue un rôle fondamental de refondation, afin que les pratiques ne perdent pas tout leur sens. En ce qui concerne le choix des thèmes à traiter, la population peut en effet se manifester pour faire connaître l’urgence de certains faits et la nécessité qu’il y a à y trouver des solutions.
Participation de la population, une nécessité donc? Mais si la participation des citoyens devenait un obstacle qui plongeait cette population dans un état plus néfaste qu’auparavant? Et si aucune motivation participante n’émergeait de la population? Devrions-nous la forcer à prendre part aux discussions, aux décisions? Dans un cas comme dans l’autre, nous nous éloignerions immanquablement de notre idéal démocratique.
Il devient nécessaire, pour nous faire bien comprendre, de clarifier cette participation, de voir quelles sont les différentes facettes dont elle pourrait se parer, et laquelle conviendrait le mieux au souci égalitaire.

Du spectateur à l’acteur: modes de participation

Le recours à la métaphore théâtrale peut nous aider.
Dans l’art du spectacle, on peut en effet considérer la participation du spectateur de différentes manières: soit la participation est postulée d’emblée par le simple fait que le spectateur est présent (le public formant une sorte de communauté), soit il devient réellement participant quand il se transforme en acteur, lorsque la division scène/salle est remise en cause.
Cette image peut nous éclairer. Tout d’abord parce qu’elle illustre le «statut» multiple que peut revêtir tout individu dans quelque acte de société (voire de vie) que ce soit. Une personne peut décider de demeurer un simple spectateur, sans pour cela tomber dans un désintéressement total. Le spectateur participe tout de même à la représentation et ce, sous différents modes, par les différentes réactions qu’il peut manifester (les participations émotionnelles pouvant varier de l’implication – identification totale à une position et une réaction beaucoup plus distanciées, en passant par le rire éventuellement…). De plus, n’oublions pas qu’en principe, sans spectateur, le spectacle n’a pas lieu, ou n’a pas de raison d’être!
Il peut au contraire, s’il le souhaite, se retrouver acteur et entrer en milieu de scène, si toutefois la forme théâtrale le permet. Différentes participations donc, plus ou moins impliquées (puisque liées aux multiples personnalités) mais jamais figées à tout jamais: le spectateur et l’acteur se retrouvent souvent permutés (en la position de l’autre) en fonction des faits et de leur «prise au cœur» de l’histoire se déroulant devant eux.
Si nous comparons donc une pièce de théâtre à un programme de promotion de la santé, nous pourrions simplement constater qu’effectivement, certains s’impliquent quasiment totalement, – affectivement, matériellement, corporellement- dans ce projet (de son élaboration à sa mise en pratique), alors que d’autres observent la scène de l’extérieur, sans pour autant être aveugles, sourds ou insensibles à ce qui est vu, dit ou senti par d’autres. Chacun «décide» donc de participer à sa manière à ce qui se déroule ici et maintenant.
Si d’ailleurs, les personnes œuvrant en promotion de la santé voulaient appliquer la démarche holistique au concept même de participation, ce serait peut-être la conclusion à laquelle ils arriveraient.
En effet, la conception holistique de la santé postule qu’on envisage cette dernière dans ses multiples aspects, les plus complets, et dans toutes ses interactions. En conséquence, la participation devrait se trouver vêtue des mêmes atours. La participation, sous l’angle holistique, est sous-jacente à toutes les activités humaines; pour nous calquer sur la conception de la communication de Palo Alto, on pourrait dire «On ne peut pas ne pas participer» (3), car ne pas participer est aussi un mode de participation. Décider de ne pas participer, par exemple, aura de toute façon des conséquences sur le monde en général. Quelle que soit notre position de participant, de partisan, de profane, in-intéressé, acteur/spectateur, nous participons au monde car nous sommes dans le monde; nous ne pouvons nous dérober à cette scène, même si nous pensons observer simplement de la salle. Toutes nos actions ou ce que nous croyons être des inactions ont une implication, une conséquence quelconque sur le monde.
Si nous penchons donc vers ce type d’argument, la question de l’existence ou de la non-existence, du bien-fondé ou de l’obligation de la participation des individus dans les sujets de promotion de la santé, cette question devient un faux problème , puisque la participation s’avère être toujours existante, présente avant, pendant et après toute action de promotion de la santé.

De la participation à l’engagement volontaire

Cette démonstration ne doit évidemment pas nous amener à la regrettable conséquence du «laisser-aller» généralisé en matière de prise de décision, ce qui plongerait notre démocratie dans un peu plus de mollesse encore. Constatons simplement que le problème est ailleurs: qu’il est vain de toujours bien vérifier la présence d’un taux démocratique de participation de la population en matière de projets de promotion de la santé, plutôt que d’en constater l’intérêt et le bénéfice commun (4).
Si nous continuons à associer malgré tout participation et engagement pratique sur le terrain, il se peut en effet qu’il y ait parfois absence totale de participation. Cela signifie-t-il dès lors que nous devons aller à tout prix chercher les gens désintéressés, pour les tirer de leur état d’ignorance, les sortir de force de la Caverne, tout cela pour leur propre Bien?
Est-ce toujours proche de notre idéal démocratique? Toute cette énergie ne se trouverait-elle pas déployée dans ces actes d’éveil, de réveil, alors que bien souvent d’énormes moyens matériels et humains viennent à manquer dans les projets de promotion de la santé?
Il n’en reste pas moins que la participation revêt un caractère positif dans les pratiques démocratiques, un effet positif par excellence, qu’il ne peut être tu: celui de l’éveil éventuel à de nouvelles motivations. Plus il y aurait d’engagement civique, plus les individus en apprendraient sur les possibilités de changement (inhérentes au rôle de citoyen) de la société et des citoyens. Une porte leur serait ouverte sur un plus large champ des possibles.
Avant de tirer conclusion, voyons où peut se situer de manière caricaturale la participation démocratique, et plus spécialement dans la promotion de la santé.
Dans un scénario que l’on pourrait qualifier de pire, l’éducation pour la santé serait un mode de transmission, d’application à sens unique, de communication totalitaire, où la population plaquerait les bons conseils imposés, sans avoir le choix de les adopter ou d’exprimer un avis contraire. Dans cette optique défaitiste, les éducateurs pour la santé seraient des «haut-parleurs de la pensée unique».
Dans un scénario idéal, chaque entreprise de promotion de la santé serait encadrée d’une multitude de participants, tous plus motivés les uns que les autres, qui auraient eu le temps de se renseigner minutieusement sur chaque sujet, ses déterminants et ses enjeux; ils disposeraient tous d’un maximum de tolérance vis-à-vis des arguments d’autrui sur la question en cours ainsi que d’un libre arbitre dépassant toutes les espérances. Ainsi, on pourrait dire que la phrase de Lavelle, « Le propre de la participation , c’est de me découvrir un acte qui , au moment où je l’accomplis , m’apparaît à la fois comme mien et comme non mien , comme universel et personnel tout ensemble » (5), est immanquablement et véritablement véridique.
C’est cette même utopie théorique qui sous-tend la théorie classique de la démocratie. En effet, elle suppose un très haut niveau de participation politique, qui devrait « ne pas se limiter à l’action d’influence sur les choix , mais devrait même se confondre purement et simplement avec l’exercice de ces choix » (6). Sans pour autant tomber dans la cacophonie totale des avis et participations de chacun, chaque citoyen capable d’émettre un jugement prend part à la constitution de l’avis général en vue des prises de décision. Dans cette vision donc, les promoteurs de la santé se retrouveraient maillons parmi d’autres; tout individu se verrait attribuer un statut, une facette de travailleur de promotion de la santé…
Est-il bien réaliste et productif de soutenir une telle proposition en l’étendant à toute démarche dans le secteur de la santé? N’en devient-il pas parfois malsain de feindre cet idéal plutôt que de réfléchir et d’agir en ayant la réalité comme champ d’investigation et de vision (7)?

Ni panacée, ni obligatoire, toujours possible

Dans la réalité donc, dans la factualité, ne devrait-on pas réaliser la tension entre les deux propositions ci-dessus, entre les visions pessimistes et idéalistes? Il est évident qu’il n’est pas possible de nier en théorie l’égale participation de chaque citoyen, libre de surcroît. Il faut néanmoins continuellement se heurter à la réalité du terrain démocratique pour ne pas ou plus tomber dans les pièges d’applications impossibles, car montées sur des bases faussées. Il ne faut pas non plus oublier la formation et la compétence de la plupart des professionnels de la promotion de la santé, qui, loin de leur assurer un statut de dictateurs de consciences, leur permet tout de même de prodiguer des conseils légitimes, avisés et fondés.
Nier la participation (et dès lors la démocratie) est tout aussi stérile et délétère que de la prôner et la forcer, en toutes circonstances.
De même que nous ne pouvons pas nier l’idéal holistique en matière d’appréhension et de connaissance de la santé, nous ne pouvons nier la participation comme composante idéale à toute finalité dans des projets de santé publique. Il ne faudrait cependant pas que ces hypostases qui devraient a priori servir de moteurs dynamiques ne se transforment en murs stérilisateurs.
Il faudrait connaître et admettre les limites qu’il y a à penser et à pratiquer la santé de cette manière faussement naïve.
En référence à la phrase mise en exergue de cet article, il ne faudrait pas oublier que l’idéal (démocratique) n’est pas la réalité factuelle que l’on va rencontrer, sous peine de tomber dans une virtualité aux conséquences assez malsaines…
L’important est peut-être de toujours laisser une place à table pour l’absent ou pour celui ou celle qui désirerait prendre place à la table des discussions et des mises en pratiques en promotion de la santé. Ne serait-il en effet pas plus judicieux, plus responsable et plus démocratique de considérer la participation dans ce domaine comme «toujours possible», toujours ouverte, mais non obligatoire, à prendre à bras le corps par sa propre initiative?
Samantha Crunelle
(1) Frideres, James S., «La participation du citoyen à la vie civique, sa conscience et sa connaissance de ses droits et devoirs et sa capacité de les exercer», Deuxième conférence nationale Métropolis en immigration, Montréal, Novembre 1997.
(2) Toutes ces questions posées et peu de réponses proposées, toutes les mesures de prudence ayant été prises, il n’en reste pas moins que se lancer, à bonnes doses, dans l’éducation ou la promotion de la santé reste un projet fondamental, déjà en voie d’expansion grandissante et qu’on ne peut détourner d’un simple regard méfiant ou méprisant.
(3) Cf. « On ne peut pas ne pas communiquer », un axiome de l’école de Palo Alto: puisque la communication est associée aux comportements et que nous ne pouvons pas ne pas avoir de comportement (ou plutôt, il n’y a pas de non comportement), dès lors, on ne peut pas ne pas communiquer. Faire part de notre refus de communiquer, par exemple, sera toujours un type de communication. Nous sommes toujours déjà pris dans cette matrice qu’est la communication, dont nous ne connaissons pas consciemment la partition.
(4) A ce sujet, nous pourrions même dire que, puisque la participation est présente à tous les niveaux, à tous les échelons (humains et non humains), un individu participerait à un projet de santé publique global qu’il le veuille ou non. Par exemple, un citoyen qui utiliserait ou non le préservatif, participerait d’une manière ou d’une autre à la lutte contre le sida. Ou pour caricaturer, si j’arrête de fumer, je participe à un projet général de diminution des frais médicaux et hospitaliers en préservant mon capital santé…
(5) Lavelle, L., De l’Acte, in «L’existence des deux mondes», Revue philosophique de Louvain, 1983, 81, n°49, p.5-36.
(6) Encyclopédie philosophique universelle, TII. Les notions philosophiques, Philosophie occidentale, «Participation», Presses Universitaires de France, 1990.
(7) Ne devrait-on pas plutôt considérer le fait que la participation n’est pas le moteur principal dans bien des projets?