Décembre 2023 Par Clotilde de GASTINES Réflexions

Le 18 octobre dernier, UNICEF Belgique organisait une journée dédiée à la santé mentale des enfants et des jeunes – devenue suite à la crise Covid, un enjeu politique. L’occasion de faire le point sur les efforts de ces dernières années pour promouvoir la santé psychique et le chemin qu’il reste à parcourir, notamment pour les plus vulnérables : les enfants de moins de 30 mois. 

petit enfant arc en ciel

L’épidémie de Covid et les confinements ont provoqué une large prise de conscience sur les questions de santé mentale, obligeant les pouvoirs publics à investir massivement dans le secteur – 165 millions par an, dont un tiers est fléché vers les jeunes et les enfants. Conclue en 2022, une nouvelle convention structure désormais les soins psychologiques de première ligne (SPPL), ce qui a permis à 32 réseaux de soins en santé mentale d’organiser la coopération locale entre les acteurs au sein et en dehors des soins de santé mentale.  

Et le 18 octobre dernier, lors d’un colloque organisé par UNICEF Belgique, le ministre de la Santé Frank Vandenbroucke, a annoncé l’octroi de 93 millions supplémentaires en 2024-2025. Ces financements accompagneront des réformes pour intervenir à un stade précoce, en mettant notamment l’accent sur les mille premiers jours de l’enfant à travers une amélioration des parcours de soins périnataux (10,8 millions) et un accompagnement renforcé pour les femmes vulnérables.  

Lors du colloque, Marie Lambert, la co-directrice du CRéSaM (le centre de référence en Santé mentale) et Nicolas Jacquet, chercheur à l’Université de Liège ont justement présenté les grandes lignes d’un rapport, financé par ONE Academy, qui analyse les difficultés concrètes que rencontrent les parents de jeunes enfants. Le rapport déplore le morcellement de la prise en charge de la santé psychique des enfants de moins de 30 mois, encore trop peu considérée. “Bien qu’il ait été publié en décembre 2021, certains constats sont toujours d’actualité ” précise Nicolas Jacquet. 

Les chercheurs sont partis des trajectoires de vie de cinq familles, qu’ils ont rencontré six ou sept fois après la naissance de leur enfant. “ Les entretiens avec les parents, les frères et sœurs nous ont permis de cerner des difficultés auxquelles nous n’aurions pas pensé – comme par exemple l’importance du lien de confiance que la famille peut nouer pendant la grossesse avec le partenaire Enfants-Parents (PEP’s) de l’Office de la Naissance et de l’Enfance, qui change après la naissance pour le suivi jusqu’aux 6 ans de l’enfant, ce qui suscite une forte incompréhension chez certains parents ” explique le chercheur.  

Un double morcellement structurel 

Le premier constat est que le morcellement des politiques publiques a un impact sur la prise en charge des tout-petits. La répartition des compétences entre l’État fédéral, les régions et les communautés est à l’origine d’un morcellement institutionnel/constitutionnel des politiques publiques dans le contexte belge : l’État fédéral, les trois régions, chacune ayant la tutelle des provinces et des communes qui la composent, et les trois communautés. Cette organisation étatique entraîne une distribution complexe des compétences au sein de l’État, à laquelle les matières relevant de la santé mentale, de la promotion de la santé et de la petite enfance n’échappent pas. 

Sur le territoire wallon, depuis la sixième réforme de l’État, la Région wallonne, la Fédération Wallonie Bruxelles, la Communauté germanophone et l’autorité fédérale ont en effet certaines compétences en la matière. Par ailleurs, au sein d’un même niveau de pouvoir, l’exercice des compétences peut différer. Par exemple, en Fédération Wallonie-Bruxelles, trois grands axes des politiques de jeunesse (enseignement, culture, justice) sont motivés par une philosophie et des logiques d’action qui divergent.  

Un deuxième morcellement s’opère aussi entre les services et les structures. Celui-ci est notamment lié à la construction en trois piliers des institutions belges (libéral, catholique, socialiste) et à la tendance actuelle à l’hyperspécialisation des services, constate le rapport. Parmi ces acteurs, “certains ont du mal à dire, « je fais de la santé mentale », comme si la santé mentale n’était que l’affaire des soins spécialisés. […] Quand chaque secteur pourra se dire « nous faisons de la santé mentale « , le morcellement sera moindre” assure un acteur en contact avec les professionnels de terrain lors d’entretien avec les chercheurs. 

Des fragilités encore méconnues 

Particulièrement vulnérables et dépendants, les enfants de moins de 3 ans mobilisent des acteurs de secteurs divers (santé mentale, soins de première ligne, handicap, petite enfance, aide à la jeunesse, protection de la jeunesse, droits sociaux, justice…). Or ces professionnels n’ont pas de langage commun.  “Les connaissances actuelles autour des enjeux de la santé mentale des tout-petits de 0 à 30 mois, tels que la notion de vie psychique chez l’enfant, l’identification de signes de souffrance ou de difficultés psychologiques telles qu’ils se manifestent chez ces tout-petits qui n’ont pas encore accès à la parole, ne sont pas toujours partagées et ce, y compris au sein du secteur de la santé mentale” souligne le rapport. 

Les témoignages récoltés par les chercheurs font aussi état d’un nombre insuffisant de professionnels spécialisés pour les tout-petits de 0 à 30 mois. “Quand l’enfant […] ne parle pas, c’est extrêmement difficile, et extrêmement peu d’acteurs de terrain de première ligne sont formés à comprendre, à décoder, à s’intéresser même, au langage du nourrisson qui n’est pas un langage verbal ” confiait un professionnel lors d’un entretien avec les chercheurs.  

De surcroît, de nombreux spécialistes de la santé mentale n’ont pas encore été formés à la prévention, à la détection et à la prise en charge des tout-petits. Cette absence de formation peut alors conduire au développement de représentations qui vont fortement différer d’un professionnel à un autre et compliquer grandement le travail collaboratif.  

Les formations de base des professionnels des secteurs concernés devraient, selon les auteurs, intégrer un volet qui leur soit spécifiquement dédié. Il serait nécessaire de rendre les filières destinées aux tout-petits plus attrayantes en sensibilisant à l’importance de ces fonctions ou en développant diverses motivations permettant d’attirer davantage de professionnels. Ainsi valoriser la prise en charge holistique des tout-petits, valoriserait aussi les pratiques de promotion de la santé et de soins dans leur ensemble. 

Dans le cadre de la détection précoce, être formé à la santé mentale des tout-petits permet d’avoir une attention particulière aux grandes étapes du développement chez le bébé et à ses éventuels signes de souffrance : par exemple, un enfant qui ne soutiendrait pas le regard, un enfant qui serait très calme et ne pleurerait jamais, pour le cas échéant mettre en place un suivi préventif et curatif pertinent dès les premiers mois de la vie. 

L’ange gardien sur-sollicité 

Pour les auteurs du rapport, la prise en charge nécessite une réelle collaboration entre ces secteurs, en tenant compte de leurs missions, valeurs, contraintes administratives, réglementations. Mais l’articulation des différents champs ne se fait pas sans mal dans un paysage belge complexe en termes de répartition des compétences et de fragmentation de l’offre. 

Si l’hyperspécialisation des services qui gravitent autour des enfants de 0 à 30 mois répond à une nécessité, elle ne peut pas se faire au détriment d’une prise en charge holistique des problématiques rencontrées par ces enfants et leur famille, estiment les auteurs. “La nécessité et le manque d’un fil rouge dans la trajectoire de l’enfant et de sa famille sont apparus de manière criante au cours de nos travaux ” précise Marie Lambert.  

La recherche a mis en évidence que l’accompagnement global d’une famille est souvent porté par un seul travailleur, « un ange gardien » pour reprendre les mots de certains parents, ce qui peut entraîner des conséquences négatives, telles que le manque d’accès à certaines informations ou à certains droits (aucun travailleur n’étant omniscient) ; la dépendance (y compris affective) à ce travailleur avec notamment le non-recours aux droits en son absence (congés, maladie, changement de profession…) ; le poids qui repose sur les seules épaules du travailleur ; la perte, pour la famille, de l’accès aux services lorsque la relation avec le travailleur est mauvaise, décline, ou prend fin (notamment lors de l’arrêt d’un financement public ou privé ou lors de certaines transitions : de la conception à l’arrivée de l’enfant, lors du retour à la maison après l’accouchement, lors de l’entrée à l’école…) . 

Les situations humainement et/ou émotionnellement très difficiles rencontrées par les travailleurs en contact avec les enfants de 0 à 30 mois souffrant d’une problématique de santé mentale entraînent parfois un sentiment de solitude important. A mesure que ces situations se répètent et sans soutien (surtout à défaut d’outils adéquats), le professionnel peut se démotiver, voire jeter l’éponge. C’est l’une des explications pointées du doigt à propos du renouvellement (turnover) élevé chez ces professionnels, à côté des financements de projets limités. 

Dégager du temps et des moyens pour les collaborations 

On se réunit autour d’une famille, et on parle d’une situation. Et ça, ça fait du bien, parce que […] on a une approche complémentaire, mais on apprend aussi à connaître les autres services et donc c’est parfois plus facile d’envoyer une famille dans un service quand on connaît,” relate un professionnel de terrain. 

Pour les auteurs, il est nécessaire de prévoir directement, dans les missions et le temps de travail des professionnels en contact avec les enfants de 0 à 30 mois, des périodes leur permettant de se consacrer aux demandes qui sortent de leurs missions premières, mais qui relèvent d’une prise en charge holistique de la famille. Les professionnels ne devraient pas forcément y répondre eux-mêmes, mais auraient un temps disponible pour pouvoir accompagner l’enfant et sa famille vers d’autres services qui pourront prendre le relais. 

Du temps dédié devrait être alloué aux professionnels sans conditions : ils recevraient la confiance de leur hiérarchie pour l’utiliser de la façon la plus adéquate en vue de répondre aux diverses demandes des usagers. 

Faire bouger les lignes 

Le rapport insiste enfin sur la nécessité de mettre en place une approche de la santé mentale par les droits de l’enfant, des bébés en particulier, pour créer un cadre normatif commun à tous les intervenants. 

Nous espérons que la présentation de ce rapport, devant des professionnels mais également des représentants politiques le 18 octobre dernier contribuera à faire bouger les lignes ” dit Elisabeth Miller, médecin expert auprès de la direction santé de l’ONE et co-responsable du nouveau pôle Santé Mentale. L’institution a justement mis en place différentes actions pour soutenir la santé mentale des familles en Wallonie et à Bruxelles. La nouvelle convention de soins psychologiques a permis de répondre à une forte demande de la part des familles et l’ONE a également créé une plateforme périnatale en Wallonie. Des agents de terrain interviennent à domicile sur demande des familles les plus vulnérables, et sont en lien avec la cellule de soutien à la parentalité de l’ONE. 

En parallèle, l’ONE a sensibilisé et outillé ses agents sur la thématique pour qu’ils puissent repérer les besoins en santé mentale, et pour qu’ils puissent travailler en réseau. “Notre volonté est de partir de la promotion de la santé et de la prévention, dit la médecin. Et de mettre en place des suivis adaptés aux besoins des familles, des suivis renforcés si besoin”.  

Il reste de nombreux points à améliorer pour améliorer la prévention de la santé mentale chez les jeunes enfants en Belgique, explique Evelyne Couck, Public Officer de l’organisation de défense des droits des enfants. Comme les expériences négatives vécues pendant la grossesse et la petite enfance peuvent avoir un impact négatif sur la santé mentale tout au long de la vie, il faut s’intéresser de près à l’entourage le plus proche des enfants, à savoir leurs parents, leur famille et les autres personnes qui s’occupent d’eux, pour les soutenir au maximum dans cette tâche si importante : prendre soin d’un enfant ”

Les huit recommandations des chercheurs 

1. Développer une vision holistique, collective et pluridisciplinaire comme fil rouge de la trajectoire de prise en charge des problématiques de santé mentale. 

2. Mettre fin au non-recours aux droits en renforçant l’offre de services en la rendant visible, accessible et adaptée. 

3. Intégrer les proches de l’enfant y compris les fratries dans la trajectoire de soins en reconnaissant leur expertise en les accompagnant.  

4. Prévoir dans les missions des travailleurs de terrain un temps nécessaire pour une prise en charge holistique des enfants et de leurs familles. 

5. Soutenir les travailleurs de terrain en leur permettant d’avoir des temps d’échange formels et informels, d’intervision et de supervision. 

6. Soutenir les collaborations entre professionnels notamment par la mise à disposition d’outils réflexifs sur les valeurs, représentations, stratégies et cadres règlementaires des uns et des autres. 

7. Former et sensibiliser aux droits de l’enfant et à la santé mentale des professionnels en contact avec les enfants et leurs proches. 

8. Sensibiliser la société aux problématiques de santé mentale de enfants. 

Pour en savoir plus :