1997 marque l’entrée officielle, décrétale même, du concept de promotion de la santé en Communauté française. D’éducateurs pour la santé, de nombreux professionnels sont devenus par la magie des mots «promoteurs de la santé», avec une extension théorique de leur champ de compétence qui donne le vertige.
Au fil des années, cette mutation et les concepts qui l’accompagnent ont soulevé bien des interrogations. Soucieux de quitter quelques instants nos préoccupations opérationnelles, de prendre un peu de recul par rapport à nos pratiques quotidiennes, le Service communautaire de promotion de la santé – asbl Question Santé a sollicité un regard extérieur au secteur de la santé, celui de la philosophie. Voici donc la trace écrite laissée par des entretiens libres au cours desquels Samantha Crunelle , philosophe, a partagé avec nous divers questionnements. Ces quelques réflexions exigeront sans doute un petit effort de la part du lecteur, mais nous pensons que cela peut être fécond.
Le premier article présente quelques notions fondamentales, le second, à paraître prochainement, s’intéressera au concept incontournable (mais l’est-il vraiment?) de la participation.
SCPS – Question Santé Dans une étude réalisée en 2001 par le Ministère des Affaires économiques, l’Etat belge posait la question suivante à nos compatriotes: «Etes-vous en bonne santé?». Nous avions pour tout choix de réponse une échelle d’appréciation allant de bonne santé à faible santé, en passant par moyenne santé.
Nombreux sont ceux qui, déconcertés, hésitèrent avant de répondre en toute honnêteté à cette question du recensement.
De la santé…
Cette question posée, parmi tant d’autres, pouvait sembler très simple, voire triviale. Mais derrière l’évidence apparente, elle ne renvoyait pas moins d’une part, à considérer pour chacun quel était son état de santé et d’autre part, par conséquent, à pouvoir définir ce que pouvait bien être la santé à un moment donné de l’histoire de notre plat pays… Questions de santé qui nous font parfois prendre conscience de l’abîme d’imprécisions, de réponses toutes faites ou d’absence de réponses sur ce sujet.
La question de la santé, et de la santé publique, s’avère bien entendu complexe, malgré les essais de définitions, données entre autres par les dictionnaires, les spécialistes et chartes diverses sur le sujet (1). De ces diverses définitions, on peut néanmoins dégager un tronc commun, un commun dénominateur et envisager quelles en sont les implications pour la promotion de la santé et quelles questions cela soulève.
On sait que «la santé» ne recouvre pas qu’une étendue biomédicale et qu’elle implique le contexte socioculturel ainsi que tout le contexte subjectif de «niveau de vie». Déjà, on se trouve devant une dimension si englobante que cette notion peut redevenir floue, imprécise, voire décourageante.
Comme il ressort de diverses lectures, la notion de santé est à mettre en parallèle avec celle de changement (2). En effet, la santé est changeante, fluctuante, et nos conceptions et appréciations envers elle sont à chaque fois à réaménager, car la vie est elle-même dotée des mêmes atouts de modification et de mouvement. Mais en même temps, on sait que tout système humain ou simplement vivant tend à l’homéostasie, à l’harmonie . On se trouve ici devant un des nombreux aspects paradoxaux de la santé: elle tend à être réconciliation du changement et de l’harmonie, «tout simplement»… Cette dualité montre à quel point la santé est une notion en perpétuelles tensions, qui porte en elle deux dimensions inconciliables et qui pourtant vont de pair.
…à l’intelligence
Mais ce dualisme montre aussi que la santé a peut-être un synonyme peu connu, celui d’ intelligence . En effet, n’est-ce pas une des définitions de l’intelligence que «la capacité à utiliser au mieux ses potentialités dans une adaptation modulée au monde extérieur», qu’on peut aussi appliquer à la santé (3)? Il est dès lors intéressant de travailler la santé à l’aide de cette mise en avant de l’intelligence.
Cette approche permet de faire comprendre aux gens, dans le domaine de la promotion de la santé, qu’il existe une sorte de ‘quotient intellectuel’ de santé et que le travailler, le respecter c’est aussi le réalimenter. Elle est également pertinente dans la démarche d’«alarme» aux populations: «c’est une affaire d’intelligence publique, voire mondiale, et puisque nous savons que vous n’êtes pas stupides, nous vous en faisons part comme aux spécialistes, afin que vous réagissiez de la façon la plus sage qui soit…».
Dans cette notion de la santé «adaptative», le caractère d’ activité est à souligner. La santé ne semble pas être un état d’équilibre obtenu de manière passive: cette finalité (éphémère?) n’est pas inerte mais dynamique; a priori, elle veut vivre, elle est, comme tout être vivant, une vie voulante , concept schopenauerien qui lui colle bien à la peau.
Et ce que déclarait déjà Schopenhauer, à savoir que toutes ces «vies voulantes» en arrivaient toujours à s’entrechoquer, à grignoter sur la santé de l’autre, peut être un argument contemporain aux détracteurs de l’éducation à la santé: à quoi sert d’éduquer les gens à la santé alors qu’il s’agit d’une affaire fataliste, qu’il y en aura toujours qui s’en sortiront mieux que d’autres, car ils sont plus malins et qu’ils utilisent les meilleurs moyens?
Une remarque encore serait pour souligner le préjugé fallacieux (?) du caractère naturel de la santé : celui qui considère que, de toute façon, la santé est une affaire innée, naturelle, qui s’autorégule d’elle-même sans avoir besoin d’assistances extérieures, sinon très peu, car tout ou presque est désigné d’avance. Que rétorquer à ce genre d’argument? Que faire sinon savoir qu’on ne jouera pas le jeu de la promotion de la santé avec ceux qui tiennent ce type de discours?
Cette digression à caractère déterministe peut en amener une autre, plus fondée peut-être: comment s’inscrire dans la promotion de la santé qui représente, pourrait-on dire, une démarche «de gauche», dans des sociétés ouvertement plus libérales qu’auparavant, où l’individu tend à primer sur la collectivité, où l’individu entend de plus en plus se considérer comme un électron libre dans une société qu’il envisage plus comme un canevas où déambuler que comme un filet de soutien à lui-même et aux autres? Est-il encore réaliste de promotionner cette vision solidaire de la santé?
Les limites de la démarche holistique
Ceci nous amène à examiner une dimension primordiale de la promotion de la santé, sa démarche holistique . «Holisme: expliquer les phénomènes de manière globalisante à partir d’une prédominance du Tout sur les parties» (4). On est clairement dans une «prise de vue» (5) qui démarre de l’horizon pour aboutir à un élément de cet horizon, élément qui devrait se trouver par là éclairci et clarifié. J’insiste une fois encore sur le fait que cette «prédominance du Tout» n’est plus tout à fait à la mode aujourd’hui… mais continuons.
Il est incontournable d’étudier la santé à l’aide de ce présupposé, à savoir qu’elle est un élément en rapport avec tant d’autres qui ne sont pas toujours de même nature, mais qu’on ne peut ignorer pour ne pas fournir une approche biaisée du phénomène.
Cette prise en compte globale et systémique, très à la mode dans les domaines scientifiques (que ce soit en sciences économiques avec la systémique de gestion, en sciences sociales depuis longtemps…) et non scientifiques (en psychologie avec Bateson et toute l’école de Palo Alto, en philosophie depuis le vieux rêve de Descartes en passant par Nietzsche et sa généalogie, Foucault, Deleuze et sa philosophie du rhizome ou réseau, à Bruno Latour et sa construction d’un collectif) est aujourd’hui inévitable si on veut présenter une étude digne de ce nom. Mais elle est porteuse de nombreuses difficultés.
Premièrement, la tâche s’avère gigantesque, presque infinie, si on ne décide pas d’arrêter son regard à un moment donné. En effet, si le chercheur ne veut pas se limiter à poser des questions sans y apporter de réponses, il faut bien qu’à un moment donné, il arrête son investigation, son «champ d’immanence» pour s’atteler à le travailler de manière fertile. Pas simple.
En outre, cette prise en compte de divers facteurs en relation avec la santé, mais non reliés directement les uns aux autres, ne risque-t-elle pas de paraître artificielle, simulée? Ne tombe-t-on pas, comme pour la santé, dans une définition si large (6) , aux infinies ramifications, que l’on se dit qu’il faut vite arrêter ce concept aux cas concrets envisagés? Et dès lors, le concept de santé varierait-il au gré des cas étudiés, ce qui en deviendrait à nouveau paradoxal?
Il est un fait certain: le novice, voire le profane, trouvera ces concepts trop abstraits «dans l’absolu». Si on prend les notions introduites dans la charte d’Ottawa par exemple, elles ne deviennent prenantes et signifiantes qu’en les appliquant à des cas tangibles, à des projets matériels, des problématiques et des mesures concrètes.
Nous entrons alors dans la problématique (encore une) des démarches propres à tout collectif se rapportant à la santé.
Légitimité des acteurs et méthodes de la promotion de la santé
En promotion de la santé, il est question de promotion ou d’éducation pour autrui (autrui étant soit un individu, soit un public, soit encore une masse). Le problème qui se pose est celui de la décision pour autrui : les promoteurs de santé ou éducateurs à la santé doivent en effet prendre la décision d’informer, d’éduquer ou de présenter une problématique de santé privée ou publique, alors que la ou les personnes concernées ou pouvant être concernées… ne le sont justement pas, ne se sentent pas concernés. C’est donc d’une part la question de la responsabilité de ces «hauts parleurs» de santé qui est soulevée, celle aussi de leur bien-fondé, de leur altruisme, de leur finalité. Ces éducateurs ou promoteurs de la santé seraient-ils des «révélateurs» de faits cachés, «pénombrés»?
Toutes les questions éthiques de la différence entre ce que l’on ne (nous) dit pas, ce que l’on ne sait pas et ce que l’on ne veut pas savoir se posent ici avec acuité (7).
Et en ce qui concerne les méthodes , la promotion de la santé procède parfois par des campagnes de communication. Si les méthodes utilisées s’avèrent dotées des mêmes attributs de conviction que la publicité commerciale, comment l’individu, la société ou la masse doivent-ils réagir face à une communication paradoxale de deux messages contradictoires sur un même sujet traité? Peut-être serait-il judicieux, pour bien faire la différence, d’effacer justement celle qui existe entre promotion de la santé et publicité en revenant au sens premier de publicité, celui donné par Kant: rendre public, au plus grand nombre afin d’éveiller les consciences et rendre l’homme maître de lui-même…
Les êtres humains sont-ils dès lors condamnés à la santé, voués à s’arracher de la Caverne afin de vivre bien? Nous retombons dans la problématique du libre arbitre qui se trouve doublée de la difficulté de la démarche globalisante à adopter: l’individu (société, masse) devrait-il se rendre compte de l’étendue de la démarche holistique ainsi que de la totalité de l’impact de la santé afin de «choisir une bonne direction de santé générale et holistique»?
Nous entrons ici dans une autre problématique inhérente à la promotion de la santé, celle de la participation . Nous y reviendrons dans un second texte.
Samantha Crunelle
(1) Cf. p.8-9 d’ Agir en promotion de la santé : un peu de méthode … , 1997, ainsi que la p. 91 de Education pour la santé , «Education pour la santé et promotion de la santé ».
(2) Cf. p.9 d’ Agir en promotion de la santé : un peu de méthode … , 1997.
(3) Ibid.
(4) Dictionnaire Le Robert, c’est moi qui résume et qui souligne.
(5) Je reprends la définition de ce qu’est « être de gauche » selon Gilles Deleuze dans son abécédaire.
(6) Cf. la définition de la communication de l’école de Palo Alto: «la communication est la matrice dans laquelle sont enchâssées toutes nos activités» ; ou encore «un individu ne communique pas, il prend part à la communication dès sa naissance»( !)
(7) Cf. le «droit de ne pas savoir» en bioéthique, sur les maladies familiales par exemple.