Juin 2002 Par D. PIETTE Réflexions

Le financement de la prévention du tabagisme par l’industrie: ce n’est pas du tout sérieux

Pourquoi l’Organisation mondiale de la santé, le Comité anglais d’éducation pour la santé, maintenant l’Agence de développement de la santé, l’Union internationale pour la promotion et l’éducation pour la santé ou encore la Fédération des organisations de promotion de la santé de Nouvelle-Zélande ont-ils inscrit dans leurs statuts ou règlements d’ordre intérieur l’interdiction de recevoir un financement de l’industrie du tabac (1 à 4)?
Pourquoi le professeur Richard Smith , éditeur du British Medical Journal , a-t-il démissionné de son poste académique lorsque son université, l’Université de Nottingham, a accepté 3.8 millions £ de l’industrie du tabac (5)?
Pourquoi l’Ecole de santé publique de Harvard a-t-elle décidé de ne jamais accepter de financement de l’industrie du tabac, ou de n’importe quelle entreprise liée d’une manière ou d’une autre au tabac (6)?
Pourquoi certaines revues débattent-elles sur l’acceptation ou non d’articles scientifiques relatant des recherches financées par l’industrie du tabac (7)? Et pourquoi ceux qui sont en faveur d’une telle publication reconnaissent-ils qu’il est indispensable que cette relation entre recherche et industrie soit clairement connue des lecteurs?
Parce que des revues de la littérature ont montré que les recherches concernant le tabac ont plus de chance d’être favorables au tabac si elles sont financées par l’industrie des cigarettiers (8,9).
Parce que ces derniers se construisent un réseau de chercheurs et d’institutions sensibles à leur cause (10) et leur proposent des stratégies susceptibles d’influencer les politiques en leur faveur ou de développer des campagnes de prévention inefficaces, voire contre-productives (11 à 15).
Parce que l’industrie peut, au travers d’institutions écrans entrer dans les écoles et avoir accès à des données qui lui sont généralement soigneusement cachées (information personnelle reçue d’un scientifique ayant travaillé pour Philip Morris).
Parce que l’industrie ne s’entoure pas toujours des meilleurs experts (9, 16, 17).
Parce que l’industrie détourne en sa faveur les résultats d’études d’une manière perverse, qu’il s’agisse par exemple du tabagisme passif (9) ou des jeunes (expérience de l’étude de l’OMS «Santé des jeunes» à la fin des années 80: l’enquête montrant qu’il y avait plus de jeunes fumeurs en Finlande, pays ayant interdit la publicité contre le tabac, l’industrie en a déduit que la publicité peut être admise puisqu’elle est inutile… alors que la Finlande a été un des premiers pays à légiférer parce que les Finlandais étaient les plus nombreux à fumer et à mourir de maladie cardio-vasculaire….).
Alors pourquoi certains de nos ministres négocient-ils, contre les recommandations du Dr Gro Bruntland , directeur de l’OMS, le financement de campagnes par l’industrie du tabac et pensent même les cofinancer avec les deniers publics? Pourquoi certains de nos scientifiques acceptent-ils les offres de l’industrie du tabac?
Je dis non aux campagnes subtilement télécommandées par l’industrie du tabac. Je dis non à toute recherche apportant à l’industrie des informations qui lui seront utiles. Tout ce que j’ai lu et entendu me fait croire que jamais l’industrie du tabac n’est philanthrope.
Si cette dernière veut vraiment soutenir la prévention et la recherche, qu’elle alimente le Fonds National de la Recherche Scientifique Médicale et les ministres qui ont la promotion de la santé dans leurs attributions. Qu’elle finance ces fonds et budgets ministériels sans droit de regards, sans qu’on puisse différencier cet argent des autres sources de financement. Ainsi, les institutions et équipes qui ont accumulé des compétences depuis de nombreuses années dans le domaine de la prévention auront peut-être de quoi répondre aux demandes de plus en plus nombreuses que leur apportent leur efficacité et leur crédibilité sur le terrain.
Si la Fondation Rodin a besoin de nous, comme l’explique la lettre de Luk Joossens (voir l’encadré), avons-nous besoin d’elle?
Danielle Piette , Ecole de santé publique ULB

Références

1. World Health Organization. Guidelines on working with the private sector to achieve health outcomes. 30 novembre 2000 (Executive Board 107th Session, EB107/20).
2. Health Education Authority. Guidance for industry: partnership with the private sector.
3. International Union for Health Promotion and Education. IUHPE Guidelines for collaboration, partnership and sponsorship. Bye-Laws, annex D, 1999.
4. Communication personnelle de Cheryl Hamilton,Aotearoa, New-Zeeland.
5. Cohen JE Univeristies and tobacco money. Editorial. British Medical Journal 2001;323:1-2.
6. Charatan F. Harvard School of Public Health refuses tobacco funds. British Medical Journal 2002; 324:444 (round up).
7. King F; (for) and Yamey G & Smith R (against). Why journals should not publish articles funded by the tobacco industry? British Medical Journal 2000; 321-1074-1076
8. Turner C & Spilich GJ. Research into smoking or nicotine and human cognitive performance: does the source of funding make a difference? Addiction 1997;92(11):1423-1426.
9. Wise J. Links to tobacco industry influences review conclusions. British Medical Journal 1998;316:1553.
10. Dyer C. Tobacco company set up network of sympathetic scientists. British Medical Journal 1998;316:1553.
11. MacDonald R. WHO says tobacco industry « used » institute to undermine its policies. British Medical Journal 2001;322:576.
12. Neuman M & al. Tobacco industry strategies for influencing European Community tobacco advertising legislation. The Lancet 2002;359:1323-1330.
13. The Ontario Medical Association. More smoke and mirrors: tobacco industry-sponsored youth prevention programs in the context of comprehensive tobacco control programs in Canada. A position statement (26 pages) (site internet http://www.oma.org ).
14. The Ontario Medical Association. Doctors demand termination of ineffective tobacco industry youth programs. (2 pages) ) (site internet http://www.oma.org ).
15. De Bock C. Cigarettes: les jeunes peuvent dire oui. Education santé 1999;144:4.
16 Nemery B & Piette D. Experts who evaluated studies seem not to have had relevant experience. BMJ; 1998;1august:348-349 (letter).
17 Chapman S. Relevant research track records of tobacco industry consultants Electronic letter (4 August 1998)

Lettre de Luk Joossens , porte-parole de la Coalition belge contre le tabac , en date du 4/4/2002 (lettre traduite de l’anglais avec les encouragements de l’auteur).

La Fondation Rodin et Philip Morris

Il semble y avoir une nouvelle tendance: demander des informations sur les activités de prévention du tabac et ne pas dire qu’on est financé par l’industrie du tabac. Il y a quatre jours, Simon Chapman et Andrew Hayes ont attiré notre attention sur le fait que la Fondation CASIN (Centre d’Etudes Appliquées en Négociations Internationales) demandait aux organisations impliquées dans la législation contre le tabac des informations quant à leur position par rapport à l’action de l’Organisation Mondiale de la Santé FCTC (Framework Convention on Tobacco Control), mais sans mentionner la relation entre la Fondation CASIN et l’industrie du tabac.
En Belgique, la Fondation Rodin fait la même chose. Dans une lettre envoyée à plusieurs organisations européennes, il est écrit: «nous sommes une très jeune organisation commençant nos activités. Nous sommes basés à Bruxelles et nous sommes financés par des fonds publics et privés.» En fait, la Fondation Rodin a conclu un contrat avec Philip Morris et va recevoir de cette firme 1,85 millions € chaque année pendant 5 ans. Ceci n’est pas mentionné dans la lettre.
Et comme par hasard, la Fondation Rodin est en faveur de l’approche de prévention la plus «douce» possible: «les réponses actuelles sont celles de la prohibition, de la stigmatisation des fumeurs et de ceux qui les entourent, des mesures législatives, des amendes, de l’exclusion sociale, etc. alors que des mesures d’assistance, de support, de reconnaissance de la responsabilité , de traitement et de réhabilitation, dans la mesure où elles existent, reçoivent beaucoup moins et de moins en moins d’attention et de ressources.»
Mon Dieu, c’est fou comme cela ressemble à «l’approche responsable» de Philip Morris.
Et la lettre de poursuivre: «pour le moment, nous créons une banque de données de projets de prévention nationaux et internationaux concernant plus spécifiquement la prévention primaire et spécialement la prévention du tabagisme chez les jeunes. Le but de cette recherche scientifique est d’offrir un support scientifique à d’autres organisations et à des initiatives concertées qui rencontrent ces objectifs et favorisent une prise de conscience parmi les politiciens.»
La science doit être basée sur les données convenant à Philip Morris, et l’activité principale doit être bien sûr d’organiser des campagnes de prévention destinées aux jeunes et réputées inefficaces.

(3) Responsabilité individuelle, note la traductrice