Mars 2004 Par Alain DECCACHE Réflexions

Nous avons reçu à quelques semaines de distance deux contributions abordant la question de la responsabilité individuelle face à la santé avec des points de vue très éloignés sur la question. Le Dr Pieters défend l’idée largement répandue dans l’opinion que notre système de solidarité collective ne peut couvrir indéfiniment les dépenses occasionnées par les conséquences des comportements erratiques de certains individus. Pour sa part, Christian Léonard , un économiste de la santé, plaide pour la conscientisation plutôt que sur une responsabilisation accrue, qui risque de renforcer les inégalités et d’ajouter du malheur à l’existence des plus malheureux.
Le thème est passionnant, et le comité stratégique d’Education Santé n’a pas voulu l’ignorer, au contraire. Il a confié à un de ses membres, le Prof . Alain Deccache (UCL) la tâche d’y apporter quelques nuances supplémentaires.
Si le sujet vous inspire des réflexions pertinentes, ou impertinentes, n’hésitez pas à nous en faire part. Le débat est ouvert…

Christian De Bock , rédacteur en chef

Education et santé

,

entre responsabilité individuelle et responsabilité sociale

Depuis des années, l’éducation pour la santé est au cœur d’un interminable débat, celui de la place des facteurs individuels et des facteurs sociaux dans la genèse des comportements de santé, et plus largement du mode de vie lié à la santé. Il s’accompagne invariablement de la question: «Qui est responsable de la santé et qui doit en assumer le coût?». Ces questions, fondamentales pour les pratiques de prévention des maladies et de promotion de la santé, influencent les orientations des politiques de santé et des programmes d’éducation pour la santé. On connaît les influences réciproques entre les dimensions idéologique (axiologique: au nom de quoi? pour quoi faire?), théorique (ontologique: quoi et sur quoi faire?) et méthodologique (praxéologique: comment faire?) de la promotion de la santé. La réponse à chaque question influence le choix de réponses aux autres, jusqu’à définir le champ des possibles au niveau des actions de promotion de la santé.
La politique actuelle vise une éducation émancipatrice, formant à la responsabilité «citoyenne» (rejetant une éducation qui normalise et rend obéissant), favorisant la lutte contre les inégalités sociales et sanitaires (reconnaissant à la fois que les comportements de santé sont une des composantes de la santé, et qu’ils apparaissent différemment selon les conditions sociales) et intégrant prévention des maladies et maintien de la santé (inscrivant ses actions à la fois dans le moment présent (l’urgence) et dans le temps (prévision)).
Une telle position est de nature idéologique, et son implication sur les actions est évidente: on n’y fera pas la même promotion de la santé que si l’on ne valorisait que la responsabilité et la réponse individuelles dans le domaine de la santé. Cette réflexion ne s’applique d’ailleurs pas qu’à la santé, tous les domaines de la vie sont concernés: emploi, logement, éducation, qualité de vie, sécurité, relations humaines…
Le concept de promotion de la santé, tel que défini par la Charte d’Ottawa, régit aujourd’hui le champ politique et professionnel de la santé, sauf dans le domaine des soins curatifs où il a toutes les difficultés du monde à pénétrer, et pour cause!
Il apparaît utopique parce qu’il implique clairement l’action concertée de tous les domaines de la vie qui influencent la santé, et ils sont nombreux. Au niveau des politiques, nationales, régionales, locales, il nécessite une sérieuse collaboration entre ministères, départements et services, et au niveau des professionnels, entre organisations éducatives, environnementales, de partage de moyens, d’entraide, de pression sociale, etc. On est bien loin du compte.
Mais ce concept a aussi l’immense avantage de résoudre le problème de la part de responsabilité, individuelle ou sociale, de la santé. Il tranche indiscutablement en faveur d’un mélange réaliste des deux! Le débat aberrant qui traîne, parfois sans citer son nom, est ainsi résolu. Du moins en théorie, parce que maintenant la question est: «Comment faire la part entre les enjeux et les besoins individuels et sociaux?» (et comment y affecter les ressources sociales?) , auxquels toute collectivité est confrontée. Cela ne se limite évidemment pas aux questions financières!
C’est sur ce plan que G. Pieters, l’auteur du texte «Responsabilité et santé» a choisi de construire son argumentation en faveur d’une plus grande responsabilisation individuelle en matière de santé et de maîtrise des coûts de santé. Ce faisant, il aborde pêle-mêle dans son constat le déficit grandissant de la sécurité sociale (en particulier de l’assurance maladie), l’inefficacité de la prévention et de la persuasion, la surconsommation de médicaments, l’irresponsabilité de certains vis-à-vis de leur santé, le laxisme légal sur les comportements irresponsables, le flou juridique existant et le danger pour «notre civilisation qui doit rester viable».
Ces arguments sélectifs, soutenant la thèse de la nécessité d’une politique plus répressive (pression constante), et d’une éducation précoce à assumer ses responsabilités en matière de santé, omettent de nombreux autres éléments, que plusieurs chercheurs et auteurs ont mis en évidence, et qui contredisent ou pour le moins atténuent ses constats.

Prévention et déficit du budget de la santé

Il est curieux de lier les dépenses de la santé aux seuls comportements de santé. S’il est clair que ces derniers jouent un rôle important (43% de la mortalité, selon Dever (1) ), ils ne représentent qu’une faible part de l’affectation des ressources de santé (1,5% aux USA selon Dever, 0,1 % en Belgique). Il est indiscutable que la part des dépenses de santé la plus importante et celle qui a le plus «explosé» est celle liée aux soins, diagnostiques, médicaux et chirurgicaux, suivie des dépenses de médicaments.
Pour rester dans les finances, les ressources et investissements devraient aussi être examinés: si les budgets de prévention représentent 0,1% de ceux de la santé en Belgique, la situation est aussi interpellante au niveau européen. Ainsi, la Commission européenne dépense 400 fois plus pour le soutien à l’agriculture du tabac que pour en prévenir la consommation (source: information non publiée CEE DGV 1999).
Les économies de santé réalisables devraient commencer là où elles sont les plus efficaces. 50% des soins de santé et des traitements sont efficaces et utiles, et 50% des dépenses concernent 5% de la population. Cela n’exclut évidemment pas la réduction des risques et de leurs conséquences. Mais à ce jeu on parviendrait à des choix dangereux.

Prévention et efficacité

La mesure de l’efficacité de la prévention et de l’éducation pour la santé dépend de deux choses: d’une part des indicateurs utilisés ou privilégiés (savoirs de santé, facteurs psychosociaux, comportements, compétences, représentations sociales, attitudes, données biologiques, cliniques ou épidémiologiques…), et d’autre part du moment de l’évaluation (immédiatement après, à moyen terme, à long terme…).
On sait que les campagnes antitabac ont diminué la proportion de fumeurs de manière timide (environ 1 à 2 % par an), mais on sait aussi qu’en une génération, on a profondément modifié l’image, la représentation sociale du tabac, ce qui est une étape importante dans le changement. Remarquable victoire, vu que l’information et l’éducation du public luttent à armes très inégales contre les moyens puissants et persuasifs des cigarettiers, soutenus passivement par les pouvoirs publics européens et nationaux.
La situation est la même en matière de consommation de médicaments, tant pour les prescripteurs que pour les consommateurs: il suffit de remplacer cigarettiers par industrie pharmaceutique, et les autres industries assimilées, comme les fabricants d’’alicaments’. En France, les bureaux de tabac se sont qualifiés publiquement de «commerces de proximité» sans que cela ne soulève d’objection. A quand les dealers? Pour le citoyen, il y a de quoi s’y perdre.
On sait aussi que des mesures de réduction brutale de l’accessibilité financière du tabac portent des fruits inattendus (premiers chiffres publics en France fin 2003: 14% de ventes en moins): sur le plan de la psychosociologie de la santé, c’est un levier important, mais il n’est pas le seul, loin s’en faut! Ici aussi, on peut parler de résultats importants, dans un contexte où peu de choses sont favorables à l’arrêt du tabagisme: échanger un plaisir contre d’éventuelles conséquences à long terme? Il faut le vouloir, alors qu’on continue d’être sollicité, visuellement (sport et tabac), physiquement (de l’ammoniac et du cacao dans le tabac pour augmenter la dépendance? Oui, et avec l’approbation silencieuse des pouvoirs publics: Godiva et Galler devraient s’insurger!), psychologiquement et socialement. En vendant du tabac, on a longtemps «vendu» l’image d’être libre, adulte, heureux, etc. Il y a peu, on offrait encore des cigarettes sans risque de procès pour tentative d’assassinat!
Enfin, si la prévention organisée, individuelle ou collective, existe depuis 4 ou 5 décennies, on commence seulement à mieux comprendre les tenants et aboutissants des comportements de santé, et encore plus récemment à élaborer des programmes préventifs ou de promotion de la santé qui intègrent les savoirs scientifiques en question.

Conséquences sociales et responsabilité des risques et des accidents

L’argument de faire porter «indûment et indéfiniment à la société des habitudes à risque irresponsables, et entre autres une consommation excessive de médicaments» nécessite une réponse. Tout d’abord, si la société supporte les conséquences de ces actions, c’est bien chaque victime qui les supporte d’abord et avant tout, dans sa santé, sa vie et son portefeuille. Jusqu’à nouvel ordre, les ressources sociales sont aussi celles de tous et de chacun.
Si la société décide de supporter certains coûts, c’est bien aussi parce que sa responsabilité est engagée. Evidemment, si l’on s’en tient à une vision strictement individuelle de la santé, proche de celle du système américain où chacun doit assumer les coûts de sa santé et son assurance de santé, la part de la société est mise en cause, et l’on aboutit au «victim blaming» que d’aucuns ont annoncé. Cette vision ultra-libérale ne résout rien: les Américains consacrent au final plus de leurs ressources que nous le faisons à la santé, à la différence qu’ils disposent de couverture sociale non-obligatoire.
Sur le sujet des médicaments, s’il est admis que la consommation a atteint, en Belgique comme en France, des sommets dangereux (pour la santé et le budget de l’Etat et des familles), les causes de cette surconsommation sont loin de celle annoncée par le Dr Pieters. En Belgique, 90% des médicaments vendus le sont sur prescription médicale! et 9 consultations sur 10 s’y achèvent par une prescription de médicaments, contre 53,9% aux Pays-Bas par exemple (voir le tableau). Le patient a bon dos! On sait que les Ecoles de médecine ne préparent ni à la prescription de médicaments (aspects relationnels, explications, alternatives…), ni au rôle de soutien – conseil – écoute grandissant des médecins et autres soignants, dont la maîtrise est une alternative crédible à la non-prescription hâtive de la ‘solution’ médicament. Comment aider un patient insomniaque autrement que par des somnifères et autres antidépresseurs, si l’on n’a pas le réseau socio-sanitaire utile, et les moyens d’y faire appel pour comprendre et résoudre le problème (emploi, endettement, solitude, peur existentielle…) du patient?

Part des ventes de médicaments non-prescrits et de consultations médicales sans prescription, en Europe

Médicaments vendus sans prescription (Rosa Rosso, 1986 )
Pays

Belgique France Italie GB Pays-Bas
% ventes 10 23 5 22

Consultations sans prescription de médicaments (IMS Farma Feiten, 1990 )
Pays

Belgique France Italie GB Pays-Bas
% consultations 8,5 21,5 4,2 26 46,1

Irresponsabilité de santé

?
Il y a deux manières de concevoir la responsabilité comme objectif d’éducation. Etre responsable c’est assumer les conséquences d’un acte. C’est, étymologiquement, en rendre compte, répondre de… Cela peut-être aussi, dans la logique de l’empowerment, être capable de répondre à une situation, d’y faire face par des choix et des comportements appropriés. L’éducation pour la santé par « empouvoirement » revient à donner ou rendre à l’apprenant le pouvoir possible sur sa santé, et sur les facteurs et conditions qui l’influencent, qu’ils soient individuels ou collectifs, internes (à l’individu) ou externes (sociaux ou environnementaux).
Dans les deux visions de la responsabilité, un ingrédient est indispensable: la liberté de choix. Et c’est là que la première vision de la responsabilité montre ses limites et son incohérence. Si l’éducation doit être persuasive et normative, elle vise l’obéissance et exclut partiellement la liberté.
On ne peut confondre les règles, coercitives, et dont le respect est attendu et sanctionné (positivement ou négativement), avec les comportements de santé, libres mais dont les conséquences seront assumées, selon les priorités et les possibilités des personnes.
Les deux coexistent et font l’objet d’un apprentissage de nature différente selon le cas.
Enfin, la question soulevée par le Dr Pieters concerne tous les comportements de santé, et plus largement le mode de vie lié à la santé. Lorsqu’il parle «d’une partie de la population désinvolte et socialement immature», il ne se doute probablement pas qu’il parle de tous.
Si les adjectifs qu’il utilise se réfèrent aux personnes qui adoptent des comportements défavorables à leur santé, comment ne pas se rappeler les cordonniers mal chaussés. L’étude la plus citée sur les comportements d’adhésion aux prescriptions de médicaments montre que les soignants sont aussi peu «observants» que leurs patients, lorsqu’ils doivent eux-mêmes suivre un traitement (Haynes et Sackett, 1979 (3) )! Ces mêmes professionnels de santé présentent les mêmes comportements (inadaptés) que leurs patients en matière de mode de vie, de sommeil, d’hygiène, d’alimentation, d’activité physique, de surpoids, etc. Lorsque Pieters reproche à ses concitoyens de ne pas être parfaits, sont-ils pour autant irresponsables? Le débat prend une autre tournure, éloignée des préoccupations de la promotion de la santé.
Les arguments et conceptions que véhicule le texte de G. Pieters peuvent choquer les puristes et les professionnels de la promotion de la santé (qui tous deux connaissent les options et les implications de la Charte d’Ottawa). Toutefois, ces conceptions existent, et sont parfois dominantes dans certains milieux. Il ne faut pas les ignorer, mais par une éducation (encore!?) appropriée, il est possible d’apprendre à les nuancer et les replacer dans leur contexte, et surtout à être capable d’en éviter les écueils et le simplisme, tant dans l’analyse que dans les solutions.
Peut-être faudrait-il accorder plus d’importance à la déclaration préliminaire de la Charte d’Ottawa?
Peut-être faudrait-il qu’Education Santé se livre plus souvent à des débats contradictoires?
Alain Deccache , UCL-RESO- Education pour la santé – Education du patient, Université catholique de Louvain.

Bibliographie


(1)DEVER G.: an epidemiological model for Health Policy Analysis, Soc Ind Res, 2-465, 1976
(2)BURY JA: Education pour la santé, Ed de Boeck-Université, (Ed. 1999), Bruxelles, 1988
(3)BRIAN HAYNES et SACKETT: Compliance in Health Care, John Hopkins University Press, Baltimore, 1979

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