Mai 2008 Initiatives

Pour qu’un dépistage du cancer puisse être mis sur pied à l’échelle de toute une population, il doit satisfaire à une série de critères, qui ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux d’un dépistage individuel. Un dépistage de masse (ou screening) doit être gratuit et accessible à tous, offrir des garanties maximales de qualité, et être accompagné d’une présentation claire des bénéfices et des risques qui y sont associés de manière à ce que les citoyens puissent décider d’y participer en toute connaissance de cause. Il faut y ajouter qu’il doit être coût-efficace pour la société, un argument qui n’entre pas nécessairement en ligne de compte pour les dépistages individuels.
Les bénéfices escomptés ne sont pas non plus strictement superposables à ceux d’un dépistage individuel. En effet, là où le dépistage individuel se focalise sur le cas particulier qui lui est soumis, le screening doit calculer le juste compromis entre gagner le plus grand nombre d’années de vie et exposer la population au minimum de risques d’effets secondaires, de faux positifs et de faux négatifs. Ce sont là des impératifs éthiques d’autant plus importants que le screening s’adresse à une population a priori en bonne santé.
L’efficacité d’un dépistage dépend avant tout du taux de participation de la population cible, de la qualité du test de dépistage et des possibilités de traitement que l’on pourra ensuite proposer aux personnes chez qui on aura observé des lésions. Si ces trois critères ne sont pas remplis de manière optimale, le screening ne peut satisfaire aux impératifs éthiques décrits plus haut.
Le KCE a examiné cette année les données de la littérature internationale relative au dépistage de trois types de cancers parmi les plus répandus chez nous: le cancer du côlon, le cancer de la prostate et le cancer du col de l’utérus. Les conclusions sont riches d’enseignements.

L’avis d’un acteur

«Au cours de l’année 2006, le KCE a mené plusieurs études relatives au dépistage du cancer qui nous concernent évidemment au premier chef. Nous avons même été directement impliqués dans celle sur le cancer de la prostate, qui a généré pas mal de commentaires. Ce sont des études qui font réagir, même s’il y a parfois une certaine lenteur de réaction, qui provient de la complexité des structures décisionnelles dans notre pays.
Je pense que les questions qui ont été abordées dans ces études étaient tout à fait pertinentes, et que pour chacune d’entre elles, il était bien nécessaire de mener ce genre de réflexion rigoureuse. Je suis persuadé que de telles analyses coût / bénéfice / efficacité / inconvénients sont devenues incontournables aujourd’hui en médecine, et en particulier en cancérologie, une discipline qui devient de plus en plus complexe et coûteuse. Il ne sera plus possible de se passer des approches de santé publique. Ce qui, bien entendu, n’exclut pas de rester très attentif à la qualité des relations individuelles entre soignants et patients. Il ne faut pas sous-estimer les difficultés d’une approche critique comme celle développée par le KCE. D’autant plus que le dépistage est une notion très complexe à faire percevoir de manière juste par le grand public, et aussi par les médecins. On l’a vu l’an dernier avec la polémique sur le dépistage du cancer du sein avant 50 ans, c’est un message qui ne ‘passe’ pas facilement. C’est un domaine très émotionnel où les opinions se basent souvent sur des cas particuliers, des histoires vécues. Le patient est parfois trop enthousiaste, le médecin parfois trop critique… Très souvent, on surestime ou on sous-estime l’efficacité de tel ou tel test, en fonction de ce que l’on en attend. Par exemple, quand on détecte un cancer du sein grâce à une mammographie de dépistage, on aura tendance à oublier que 9 femmes sur 10 ne seront jamais concernées par ce cancer… mais qu’elles devront subir les inconvénients de ce dépistage.
Il ne faudrait cependant pas que le KCE soit perçu comme une instance normative, qui critiquerait tout sans apporter de solution. Ils ont aussi des démarches très positives. La preuve: dans le cancer colo-rectal, les experts se prononcent clairement en faveur de l’organisation d’un dépistage systématique.
Je constate également que le KCE se prononce régulièrement pour la création d’un Registre du dépistage. Je suis tout à fait d’accord, et j’irais même plus loin: il faut qu’il existe un continuum entre ce registre et le registre du cancer, qui est enfin mis sur les rails et qui commence à bien fonctionner. Les informations recueillies de chaque côté, peuvent bénéficier à l’autre. Par exemple, les résultats négatifs des dépistages sont aussi des informations importantes. Et à terme, le registre du cancer permettra, en quelque sorte, d’évaluer l’efficacité des dépistages mis en place.»

Dr Didier Vander Steichel , directeur scientifique de la Fondation contre le Cancer

Cancer du côlon

Le cancer du côlon (gros intestin) touche chaque année 7700 personnes dans notre pays. On dispose aujourd’hui de suffisamment de preuves scientifiques pour dire que le meilleur test pour un dépistage à grande échelle de ce cancer est la recherche de sang sur un simple prélèvement de selles. Il doit se faire tous les deux ans à partir de 50 ans. Ce test est loin d’être parfait, mais il permet de détecter des lésions débutantes, le saignement étant à peu près le seul symptôme que ce cancer produit à ce stade. Le test n’est pas très spécifique; il est donc nécessaire que les personnes chez qui il est positif se soumettent ensuite à une coloscopie pour vérifier l’origine du saignement détecté. Malgré ces imperfections, on constate que dans les pays où un tel dépistage est organisé de manière systématique, la mortalité de ce cancer baisse de 15% au moins, et ceci de manière coût-efficace. Le KCE a chiffré entre 20 et 35 millions d’euros par an le coût de l’introduction d’un tel programme de dépistage en Belgique.
Une des grandes inconnues – et un facteur critique de réussite – reste le taux de participation de la population à un tel screening. Le KCE a donc suggéré de lancer quelques projets-pilotes pour éclaircir les points d’interrogation qui persistent encore sur la meilleure manière de mettre en oeuvre un tel programme chez nous.
Ces points sont, entre autres:
– comment inviter les gens à y participer? Faut-il leur envoyer directement le test par la poste ou faire intervenir leur médecin traitant?
– comment présenter le test pour que les gens en aient une perception positive et rassurante?
– comment organiser les 10.000 coloscopies supplémentaires (estimation pour la première année) dans les cas détectés comme positifs?
– comment convaincre les gens de se soumettre à ces coloscopies quand c’est nécessaire?
– comment mettre en oeuvre le contrôle de qualité de ces coloscopies?
Une fois que toutes ces questions seront résolues, le KCE conseille fortement de mettre sur pied un screening systématique de la population dans notre pays.
La majorité des cancers colorectaux apparaissent chez des personnes qui ne présentent aucun risque particulier, mais un quart environ se développent chez des individus prédisposés, soit à cause de leur histoire familiale, soit à cause de leurs antécédents personnels. Pour ces personnes, le simple dépistage ne suffit pas, et une surveillance régulière par coloscopie est à conseiller.
Rapport KCE vol. 45: Dépistage du cancer colorectal: connaissances scientifiques actuelles et impact budgétaire pour la Belgique.

Cancer du col de l’utérus

En matière de dépistage du cancer du col utérin, les femmes belges sont raisonnablement bien informées: 59% d’entre elles se soumettent régulièrement à un frottis, et cela 9 fois sur 10 chez leur gynécologue. Ce test permet d’éviter en Belgique environ 1400 cancers du col par an.
Malgré cela, chaque année, 700 femmes sont encore atteintes d’un cancer invasif du col, et un tiers en mourront prématurément. Si l’on veut diminuer encore la mortalité de ce cancer si aisé à détecter, il faut que davantage de femmes s’y soumettent, déclare le KCE. C’est-à-dire les 41% des femmes entre 25 et 64 ans qui ne le font jamais ou rarement.
Dans les pays où un dépistage systématique du cancer du col a été mis sur pied, la couverture atteint au moins 80% de la population féminine, et la réduction du nombre de cancers invasifs est conséquente: jusque 35%! Ces programmes de dépistage bien organisés sont donc plus efficaces que le dépistage opportuniste individuel, parce qu’ils peuvent inclure davantage de femmes et qu’ils se prêtent mieux à la mise en place de mesures d’assurance de qualité (inexistantes chez nous). Le KCE admet toutefois que la situation actuelle, où le frottis est prélevé par le gynécologue ou le médecin traitant, est probablement la solution la plus réaliste pour les femmes qui bénéficient déjà de cette approche. Celle-ci n’est sans doute pas la plus coût-efficace, mais la relation interpersonnelle entre la femme et son médecin permet d’aborder en confiance d’autres problèmes et contribue à la santé féminine en général.
Par ailleurs, la littérature internationale démontre de façon nette qu’un frottis de dépistage tous les trois ans est amplement suffisant. Or très nombreuses sont les femmes qui en font un chaque année. Le KCE estime qu’il n’est pas logique que ces tests superflus continuent à faire l’objet de remboursements.
Certains laboratoires couplent l’analyse du frottis de col à une recherche beaucoup plus sophistiquée de présence du virus HPV dans les cellules du col. Ce virus est effectivement considéré comme le responsable du développement du cancer du col, mais sa présence ne signifie en rien que la patiente développera un tel cancer. De très nombreux hommes et femmes font des infections à virus HPV qui passent inaperçues et qui disparaissent d’elles-mêmes. En outre, un test positif peut inquiéter inutilement et semer le doute entre la femme et son partenaire. Enfin, ce test n’est pas remboursé et la facture de 10 à 50 € atterrit généralement chez la patiente. Le KCE rappelle donc que ce test coûteux n’a fait la preuve de son utilité que dans certains cas (notamment quand le frottis est anormal), et que ceux qui le proposent quand même doivent alors fournir une information claire à son sujet.
Rapport KCE vol. 38: Dépistage du cancer du col de l’utérus et recherche du Papillomavirus humain (HPV), en collaboration avec l’Institut de Santé Publique (ISP)

Cancer de la prostate

Le cancer de la prostate ne suit pas la même logique que les autres cancers: il n’est pas toujours nécessairement utile de le dépister trop tôt! (1) Petite explication: ce cancer survient le plus souvent chez des hommes déjà âgés, et il se développe très lentement. Si des foyers microscopiques sont présents chez plus de la moitié des hommes de 60 ans, la plupart d’entre eux mourront bien plus tard, avec ce cancer mais non à cause de lui. En outre, à part dans les stades avancés, ce cancer ne provoque que très peu de désagréments. Par contre, le traitement du cancer de la prostate n’est pas dénué de risques: 75% de difficultés d’érection et 10 à 20% d’incontinence urinaire après une prostatectomie chirurgicale; 35% de problèmes digestifs et 45 à 63% de risques d’impuissance après radiothérapie. Des problèmes qui affectent lourdement la qualité de vie.

Cancer de la prostate: le dépistage en question

Beaucoup d’hommes ont pris l’habitude de faire doser régulièrement leur taux de PSA à partir de la cinquantaine. Le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) qui a étudié la question de manière approfondie, conclut qu’un tel examen n’est pas forcément intéressant pour tous les hommes et que les hommes doivent recevoir une information complète avant toute décision à ce sujet.

Qu’est-ce que le PSA?

Le PSA est une protéine secrétée par la prostate. Le taux de PSA (de l’anglais Prostate Specific Antigen) est déterminé au moyen d’une prise de sang. Plus le taux de PSA est élevé, plus le risque de cancer est grand.
Cependant, le résultat peut être faussement positif: 9 hommes sur 10 qui ont une augmentation du taux de PSA n’ont pas de cancer de la prostate. En effet, le PSA peut être augmenté dans toute une série d’autres circonstances moins graves: une augmentation bénigne du volume de la prostate, une infection ou une inflammation. Par ailleurs, certains cancers prostatiques ne s’accompagnent pas d’une augmentation du PSA, le résultat est alors faussement négatif. La moitié des hommes qui ont un cancer de la prostate ont un taux de PSA normal.
Les nombreux résultats faussement positifs peuvent entraîner de l’inquiétude et des examens complémentaires inutiles.

Que se passe-t-il si le taux de PSA est trop élevé?

Si le taux de PSA est trop élevé, des examens complémentaires doivent être effectués: un toucher rectal, c’est-à-dire une palpation de la prostate, ainsi qu’une échographie réalisée par une sonde introduite dans le rectum. Ensuite, il peut être nécessaire de prendre des biopsies (prélèvements de cellules de la prostate ) guidées par échographie. Celles-ci peuvent provoquer un saignement ou une infection. Il est important d’informer le patient préalablement de ces risques.

Que se passe-t-il si un cancer est dépisté?

Dans la plupart des cas (9/10), les examens complémentaires montrent qu’il n’y a pas de cancer. Toutefois, si un cancer est dépisté, il est important de savoir que nombre de ces cancers se développent si lentement qu’ils n’auront aucun impact significatif sur l’espérance de vie.
Il n’est donc pas toujours nécessaire de traiter le cancer de la prostate. D’autant que les traitements peuvent s’accompagner de séquelles (risque d’impuissance, d’incontinence ou de problèmes intestinaux) susceptibles de perturber gravement la qualité de vie. La décision de traiter sera prise en pesant soigneusement le pour et le contre avec le patient.
Il faut aussi savoir que la moitié des hommes de 60 ans et plus sont porteurs de cancers microscopiques de la prostate qui ne feront jamais parler d’eux. Le cancer de la prostate est la troisième cause de décès par cancer (1%) jusqu’à l’âge de 75 ans. Par comparaison, le cancer du poumon est responsable de 10 fois plus d’années de vie perdues (ces années sont la somme de toutes les années que les hommes perdent à cause du cancer avant 75 ans).

Conclusion: une décision individuelle «sur mesure» est indispensable

Compte tenu des limites et imperfections du dosage du PSA, du devenir incertain de nombreux cancers microscopiques de la prostate et des séquelles possibles de leur traitement, une approche au cas par cas est nécessaire.
Il importe de tenir compte de l’âge et de la présence éventuelle d’une prédisposition familiale. Un patient encore jeune mais ayant connu plusieurs cas de cancers de la prostate agressifs dans sa famille proche, bénéficiera d’un suivi particulier. Votre médecin peut vous informer des avantages et inconvénients du dosage du PSA et des examens complémentaires éventuels et discuter avec vous le pour et le contre avant de prendre une décision.
Pour plus d’informations, voir le rapport complet sur le site du Centre d’expertise: www.centredexpertise.fgov.be (KCE reports vol. 31 B: «Health Technology Assessment – L’antigène prostatique spécifique (PSA) dans le dépistage du cancer de la prostate.»
Cette information a été rédigée en collaboration avec Dr D. Vander Steichel (Fondation contre le Cancer), Dr. B. Spinnewyn (Domus Medica), Dr. L. Erpicum (Société scientifique de médecine générale), Dr. P. Galloo (Socialistische mutualiteiten), M. C. De Bock (Mutualités chrétiennes), Dr. A. Vandenbroucke (UCL), de Heer P. Vandenbulcke (Vlaams Agentschap Zorg en Gezondheid), Madame la Ministre C. Fonck (Communauté française).

L’objectif d’un dépistage systématique devrait donc être de repérer les cancers agressifs et pas les autres, pour ne pas soumettre des hommes en bonne santé à des traitements potentiellement invalidants qui ne sont peut-être pas nécessaires. Mais un tel test n’existe pas encore. Pourtant, dans notre pays, les hommes se voient souvent proposer des “dépistages” lors de checkups, dans des “prostamobiles” ou dans certaines cliniques réservées aux hommes. Ces dépistages se basent principalement sur un test sanguin appelé PSA, pour Prostatic Specific Antigen, une protéine fabriquée par la prostate. Plus il y a de PSA dans le sang, plus le risque de cancer est élevé. Malheureusement, ce test n’est pas très fiable; il donne beaucoup trop de faux positifs et de faux négatifs. Ainsi, un test PSA peut être positif pour toute une série de raisons, dont le cancer n’est pas la plus fréquente. Plus de la moitié des hommes entre 65 et 74 ans subissent ce test chaque année, mais il n’a jamais été prouvé que cela permette de faire baisser les chiffres de mortalité de ce cancer.
Le KCE estime donc que le test PSA ne devrait plus être employé pour le dépistage systématique, mais utilisé au cas par cas, quand il y a de bonnes raisons. Les hommes qui passent le test doivent d’abord recevoir de leur médecin des informations claires sur ses incertitudes et ses conséquences potentielles. Un texte d’information a été réalisé en collaboration avec la Fondation contre le Cancer, les associations scientifiques des généralistes, le “Vlaams agentschap zorg en gezondheid”, la Communauté française et les mutuelles. Il est reproduit dans l’encadré ci-dessus.
Rapport KCE vol. 31: L’antigène prostatique spécifique (PSA) dans le dépistage du cancer de la prostate.
Enfin, dans chacune de ses études consacrée au dépistage du cancer, le KCE rappelle l’urgente nécessité de doter notre pays d’un registre détaillé du dépistage qui puisse être couplé aux registres de population et du cancer en utilisant un code d’identification gérable par la sécurité sociale.
Extrait du Rapport annuel 2006 du Centre fédéral d’expertise des soins de santé. Publié avec son aimable autorisation. (1) Voir aussi VANDENBROUCKE A., A propos du dépistage du cancer de la prostate , Education Santé n° 202, juin 2005.