Septembre 2015 Par D. T'KINT C. BERTHET V. VANDERMEERSCH Christine DELIENS Initiatives

Évaluation de ‘Se mettre à table’

Un outil, ça peut toujours servir…?

Entre septembre 2013 et mars 2015, 17 ateliers/formationsNote bas de page ont été menés par l’équipe de l’asbl CordesNote bas de page en collaboration avec les centres locaux de promotion de la santé en Wallonie et à Bruxelles pour expérimenter la méthode proposée dans l’outil ‘Se mettre à table’.

Avec la méthode proposée et les différents éléments qui le composent, cet outil vise à soutenir les acteurs éducatifs et de santé dans la prise de décision collective et la construction de projets pour améliorer l’alimentation à l’écoleNote bas de page. Suite à ces formations (hormis celles de 2015), l’équipe Cordes a interviewé par téléphone et/ou par mail 41 participants (soit 32%) qui ont bien voulu répondre à quelques questions pour mesurer l’utilité et la pertinence de l’outil dans son objectif de soutenir des changements dans les pratiques, dans les situations concernant l’alimentation.

Définitions des concepts et analyse des résultats

Les changements pouvant être très divers, nous avons traité les informations recueillies en les reliant à des concepts larges tels que ‘diffusion’, ‘mobilisation’, ‘appropriation’ et ‘percolation’ pour construire des idéals-types, sortes de portraits, de clichés dont se rapprochent plus ou moins les résultats obtenus. L’analyse qui suit la définition de chaque concept permet de nuancer ce cliché et de mettre en évidence les écarts par rapport à cet idéal-type. Dans le texte qui suit, nous désignerons l’atelier/formation et l’outil ‘Se mettre à table’ par ‘SMAT’.

Diffusion

La personne qui a participé à l’atelier SMAT en parle à ses collègues et présente l’outil. On peut y déceler une envie de convaincre, d’expliquer l’intérêt de la démarche présentée par SMAT à son entourage professionnel et/ou vers des personnes ciblées, identifiées comme potentiellement intéressées. La personne témoigne de son intérêt pour l’outil dans le cadre de son travail et veut en faire part à ses collègues et/ou son public.Effet indirect: parfois, un collègue reprendra l’outil à son compte…

Analyse des résultats à travers le prisme de la diffusion

L’enquête montre que plus de la moitié des participants (24/41) ont, suite à la découverte de SMAT, décidé d’en parler autour d’eux. La manière d’en parler et le public à qui on s’adresse vont donner des résultats bien différents. Parler de l’outil à son supérieur hiérarchique, sous forme de compte rendu obligatoire ou en discuter passionnément entre collègues autour d’un sandwich à midi ou encore présenter l’outil aux personnes intéressées en fonction des usages possibles… n’entraînent pas le même effet: seulement trois fois la présentation de l’outil à une/des personnes tierces a mené à une mobilisation de l’interlocuteur et d’un groupe plus large. Parler d’un outil ne le fait pas nécessairement vivre et être informé de son existence ne pousse pas nécessairement à son utilisation/sa valorisation. Bien sûr, il faudrait sonder à nouveau les personnes interrogées dans quelques mois et voir si l’outil a pu servir à quelque chose au sein de leur environnement professionnel car le facteur temps est ici très important.

Quand on s’attarde à retrouver les ingrédients d’une diffusion ‘réussie’ c’est-à-dire qui a produit une mobilisation, on remarque vite que c’est rarement le compte rendu fait en interne qui porte ses fruits. Pour que la diffusion soit efficace, cela demande de la part du participant une attitude plus proactive, qui passe souvent par un ciblage des personnes potentiellement intéressées dans son environnement.

Mobilisation

Suite à l’atelier SMAT, le participant désire mettre à profit l’outil pour améliorer la situation qu’il connaît au sein de son établissement ou soutenir des démarches émanant de son public cible. Que cela s’inscrive ou non dans une logique de projet antérieure à la formation, le participant tente d’adapter l’outil à la situation réellement vécue et désire constituer un groupe ou l’utiliser dans un groupe existant. Il s’empare de l’outil et en est le porte-parole. Le participant est proactif, il veut être performant et changer une situation connue ou vécue comme problématique. Volonté de mise en place d’une dynamique telle que proposée par l’outil SMAT. Il s’adresse à tous ceux potentiellement concernés par l’outil, essaie de convaincre, de motiver une concertation sur le mode SMAT. La mobilisation d’acteurs se fait à différents niveaux, que ce soit dans la communication entre acteurs, sur les modes de décision ou pour des changements de type structurel.

Analyse des résultats à travers le prisme de la mobilisation

À l’issue de l’atelier, le participant a trouvé l’opportunité de mettre à profit l’outil SMAT, il a dépassé le fait d’en diffuser simplement l’existence. Sur 41 réponses et situations analysées, 9 personnes ont pu être réellement proactives et mobiliser un groupe, soit existant, soit créé pour la circonstance.Certains ont marqué leur volonté de travailler sur la méthodologie, cherchant à mobiliser sur la démarche pour un changement, soucieux d’agir sur la participation. Un des participants a dit se rendre compte de la difficulté d’engager le processus et de rassembler un nombre de personnes aux fonctions différentes comme le propose la méthode. Il a donc utilisé un groupe d’élèves comme levier pour ultérieurement mobiliser d’autres acteurs et ‘se mettre autour de la table’. D’autres participants ont décidé de lancer la mobilisation sur la thématique de l’alimentation.

Comme dans la diffusion, on peut faire le lien entre la fonction de la personne mobilisatrice et les personnes ou le groupe mobilisés. Un parent a mobilisé une association de parents, un professeur de morale a mobilisé un groupe d’élèves, une coordinatrice Accueil Temps Libre (ATL) a mobilisé une association de quartier… Trois cuisiniers de cantine scolaire ont mobilisé leur direction d’école et l’association de parents.

Appropriation

Elle témoigne de la capacité d’adaptation, de détournement de l’outil en faveur des besoins réellement perçus par le participant dans son milieu de vie. Elle nécessite de faire preuve de souplesse. Le participant manie l’outil de manière aisée et fluide, voit ce qu’il peut en tirer et s’appuie sur les éléments de l’outil au service de ses objectifs. Souvent, le participant démontre une capacité à endosser le rôle de passeur de parole. Il initie la démarche, c’est lui la cheville ouvrière du processus.

Analyse des résultats à travers le prisme de l’appropriation

Font partie de ce groupe, les participants qui sont allés plus loin que la diffusion et mobilisation. Ils ont appréhendé la manière dont ils pouvaient utiliser l’outil entièrement ou partiellement, en l’adaptant ou non dans un contexte à chaque fois spécifique et en lien avec leur fonction. Le plus souvent, le participant a endossé le rôle de passeur de parole comme défini dans l’outil pour guider la démarche, être le moteur du processus.

À part un exemple où la méthodologie a été suivie de manière complète dans une école à l’initiative du responsable de la cantine, tous les autres cas d’appropriation portent sur une utilisation partielle de l’outil, essentiellement les fiches ‘situation’ particulièrement visuelles qui permettent d’amorcer une discussion autour de l’alimentation par des slogans volontairement caricaturaux, stéréotypésNote bas de page.

D’autres participants ont plutôt utilisé l’outil en le détournant, en transformant les fiches pédagogiques, en ajoutant une fiche situation, en faisant un mix avec d’autres outils pédagogiques existants comme par exemple ‘frasbee’Note bas de page. Et cela dans un groupe existant d’adultes, d’élèves, de classes… ou dans un groupe créé par le participant pour pouvoir mettre à profit la démarche.

La percolation, une sous-catégorie de l’appropriation

L’appropriation est un phénomène complexe et difficile à standardiser. Chacun s’approprie un outil selon les perspectives d’utilisation, selon ses propres usages et méthodes pédagogiques. Lors de l’enquête, nombre de personnes interrogées ont dit garder l’outil en tête et souligner la nécessité de prendre en compte la dimension temporelle: les choses ne changent pas si vite! Souvent, un délai de latence est nécessaire aux participants des ateliers pour mettre en œuvre la méthodologie prônée par l’outil ou simplement pour constituer un groupe de réflexion autour du thème de l’alimentation. La percolation est un processus d’appropriation: la personne qui ‘percole’ a besoin de temps pour s’approprier l’outil et en faire quelque chose.

Pour plus de finesse, la catégorie percolation a été subdivisée en trois sous-groupes:

  • ceux qui découvrent via l’atelier et l’outil de nouvelles valeurs et qui ont besoin de temps pour modifier leurs pratiques ;
  • ceux qui désirent adapter la méthode à leurs conditions de vie/de travail ;
  • ceux qui connaissent des problèmes structurels qui rendent difficile la mise en œuvre d’un projet tel que proposé par l’outil.

La catégorie la mieux représentée est la seconde, avec 6 ‘percolants’ sur 13. Au vu de la complexité de l’outil et de la richesse du matériel qu’il propose, il n’est pas surprenant qu’une partie des acteurs intéressés à le mettre en œuvre ait besoin de temps. Certains l’ont découvert il y a quelques mois.

L’outil étant conçu pour être flexible et s’adapter à un maximum de réalités différentes, il va de soi qu’il nécessite aussi un effort d’adaptation. Il n’est pas ‘clé sur porte’. Probablement qu’au fil des mois une bonne partie de cette catégorie va migrer dans la catégorie ‘mobilisation’, seul l’avenir nous le dira!

‘Se mettre à table’ a-t-il été utilisé?

L’analyse ci-dessus montre différents degrés d’utilisation par les participants interviewés.

Plusieurs participants n’ont pas du tout utilisé l’outil. Ils laissent le temps et l’occasion se présenter pour aborder le thème de l’alimentation ou du changement de pratiques. D’autres ont pointé la maturation nécessaire pour une démarche de participation collective aboutissant à un changement. Certains ont bien intégré le sens et l’empreinte que l’outil SMAT peut apporter pour amorcer une démarche de ce type.

Quant aux participants qui se sont approprié l’outil, ils en ont utilisé différentes parties en fonction de leur situation propre. Ce sont les fiches ‘situation’ qui sont mentionnées le plus souvent. Par exemple, la fiche «Ils ne mangent que des crasses…» a été utilisée dans un groupe de jeunes à l’occasion d’une retraite. La fiche «C’est le bordel à midi» a été utilisée par un cuisinier dans la gestion de la cantine scolaire. La fiche «Madame a dit que» a été utilisée par un coordinateur du service de prévention de la santé d’un CPAS dans un atelier d’adultes à propos des collations des enfants.Les autres ont utilisé les fiches pédagogiques impliquant les élèves et/ou les fiches ‘focus’ de l’outil pour informer et alimenter la réflexion, entre autres sur les déchets alimentaires, la collation à l’école et le potager à l’école . Certains, comme entrée en matière, ont utilisé comme support l’affiche ‘Nappe à carreaux’ que l’on dépose sur une table en vue précisément de ‘se mettre à table’ et d’entamer la démarche.

Pour quels changements et pour quel public?

On peut constater que l’utilisation de l’outil SMAT n’a pas abouti pour beaucoup à la réalisation immédiate et directe d’une action ou d’un changement. Il s’agit plutôt d’accompagner un groupe en réflexion, de faire émerger la parole de chacun, la concertation du plus grand nombre, de faire se rencontrer des acteurs au sein d’une collectivité, qui ne s’étaient jamais croisés (par exemple, cuisinier et professeurs).

La finalité, à savoir la mise en œuvre d’un changement, ne s’opérera que plus tard ou ne s’opérera peut-être pas d’ailleurs mais l’outil a amorcé une démarche participative.

Certains ont tiré de l’utilisation de l’outil non seulement une participation d’acteurs autour d’une table mais la décision de changements ou une action concrète. Exemples: dans une école provinciale, un groupe d’élèves a dégagé des propositions de révision des menus, de création de bacs de plantation d’herbes aromatiques, de plantation de champignons sur marc de café et ce avec le soutien d’un professeur et l’accord de la direction. Une maison de jeunes a utilisé l’outil en soutien de son projet.

Dans une autre école, parents, gestionnaire de la cantine, direction et personnel de la cantine, ont décidé de disposer autrement le mobilier de la cantine (la fiche «C’est le bordel à midi» avait été retenue). Ils poursuivent la réflexion sur le gaspillage à la cantine.

Quels freins et quels leviers d’un tel outil?

Un élément intrinsèque à l’outil relevé à plusieurs reprises par les participants interviewés est sa complexité, qui a contrario le rend riche et ambitieux, mais peut sans doute être considérée comme un frein à son appropriation et à son utilisation. SMAT est ressenti par certains comme un outil qui demande du temps pour se l’approprier et du temps pour entreprendre la démarche: elle exige plus d’une réunion et de réunir plusieurs acteurs concernés.

Les autres freins relevés sont plus d’ordre institutionnel, de changement structurel au sein d’une équipe, parfois aussi d’un manque de communication interne entre différentes structures. Par exemple: choix politique d’une province de gestion du Plan alimentation de manière plus cadrée que le recours à une démarche participative; changement de fonction, changement de postes au niveau des écoles, transition dans des contrats de quartier, déficit de communication entre deux échevinats concernés par la santé et l’environnement…

Au niveau des associations de parents, le frein est lié parfois à la sollicitation trop grande de «toujours les mêmes», à l’épuisement de certains, à la mobilisation nécessaire. D’autres ont mentionné le statut hiérarchique… Un témoignage: «Comme chargé de cuisine , difficile de se faire entendre et de collaborer avec les professeurs… Cela ne marche pas si l’initiative vient de moi, il faut que cela vienne des professeurs ou de la direction…».

Du côté des leviers, le soutien de la direction est souvent évoqué. Mais aussi le fait de pouvoir se mobiliser avec d’autres personnes dans la même démarche et la même vision.

Un autre levier majeur réside dans la diversité de l’outil qui propose diverses portes d’entrée pour aborder l’alimentation. Outre la chronologie des étapes de concertation, axe central de l’outil, les ‘pistes pédagogiques’ et le ‘carnet d’activités’ permettent aux acteurs scolaires qui n’ont pas l’opportunité de constituer un groupe de réflexion, de mettre en œuvre diverses activités avec un public élargi (une classe, un groupe de parents, des délégués…) et en moins de temps.

Un plus pointé par les interviewés est la valorisation des différents acteurs: même si la concertation n’est pas menée jusqu’au bout (souvent faute de temps), le fait de réunir un maximum d’acteurs scolaires autour de la table est souvent bénéfique et permet de croiser les analyses et tout simplement d’échanger des informations.

Conclusions: le temps…un levier et un frein?

De ces interviews et de ces ateliers, se dégage l’intérêt de ‘penser autrement’: nouvelles manières de penser la collectivité, l’institution scolaire et le processus d’apprentissage mis en place. Que l’on soit enseignant(e), infirmièr(e) ou parent, l’atelier permet d’échanger et de réfléchir sur ses propres pratiques, sur ce que nous mettons en place au jour le jour pour favoriser la parole de tous, le respect de chacun, pour faire émerger l’action collective, la participation et la co-construction. Mais entre le fait de poser, modifier ou affiner notre regard et agir différemment, il y a un pas qui ne sera franchi que grâce au temps… pour permettre de décanter et penser autrement.

Et puis il y a l’institution.

Le participant, retourne, après la formation, à son quotidien, dans son institution avec des collègues et supérieurs qui n’ont pas tous suivi la formation. Non, il n’est pas aisé d’introduire seul des changements. Pour cela encore, la dimension temporelle est essentielle. Du temps pour y réfléchir, pour en parler à ses collègues, du temps pour convaincre, du temps pour se réunir, du temps pour construire…

Même s’il faut du temps, cela ne veut pas dire que rien ne se passe, rien ne change ou ne bouge.Les personnes interrogées, si elles n’ont pas encore pu/su lancer de projet en lien avec l’outil, disent le garder dans un coin (de leur tête, de leur bureau…) et le ressortiront le moment venu… quand les choses auront mûri. Cela peut être suite à un changement structurel (création d’une association de parents, fusion d’écoles…) ou conjoncturel (une direction plus favorable qu’avant à ce type de projet, des élèves plus sensibilisés, des parents plus à l’écoute, le lancement d’un projet communal, provincial, d’une campagne ministérielle…).

Changer le regard sur l’alimentation, sur le processus de prise de décision, sur la place de chacun dans un collectif, sur la construction d’un projet ou d’une action pour améliorer la situation: autant de travail à faire, individuellement et ensemble, pour chacun des acteurs concernés. En promotion de la santé tout comme en éducation, il ne faut pas être pressé pour amener des changements durablesNote bas de page.

Voir à ce sujet les deux articles décrivant ces ateliers/formations: ‘Les défis de se mettre à table’, V. Vandermeersch, C.Deliens et C. Berthet, Éducation Santé n° 293, octobre 2013.

Et ‘Se mettre à table:une situation à expérimenter’, C. Deliens, C. Berthet, D. T’kint, V. Vandermeersch, Éducation Santé n° 303, septembre 2014.

Voir le site www.cordesasbl.be et les articles d’Éducation Santé déjà cités.

Neuf fiches illustrées par Quentin Van Gysel caractérisent des situations se référant à l’alimentation à l’école pour lancer les échanges et proposent au verso des questions pour faire une sorte d’état des lieux.

Voir l’article ‘Et toi, tu manges quoi? L’alimentation en débats entre ados’, de C. De Bock, Éducation Santé n° 249, octobre 2009.

À conditon que le processus continue, bien évidemment !