Quelques échos des Rencontres de l’Institut Renaudot sur le croisement des pratiques communautaires autour de la santé
Une ville rose, pour le dixième anniversaire de ces Rencontres: c’est à Toulouse que l’Institut Renaudot conviait, ces 11 et 12 juin 2010, des acteurs de tous horizons – urbanistes, enseignants, agriculteurs, médecins, militants associatifs, travailleurs sociaux, éducateurs de rue, médiateurs culturels, élus, anthropologues, syndicalistes, infirmières… et habitants, porteurs naturels du thème abordé, l’intersectorialité.
L’«habitant», comme on dit en promotion de la santé, c’est au fond monsieur-tout-le-monde, celui qui est à la fois parent, travailleur (ou chômeur ou femme au foyer ou étudiant), amateur de foot (ou de cinéma ou de techno…), usager des transports en commun (et de la poste et des services de santé et…), et d’autres choses encore… Il est donc bien placé pour rappeler aux professionnels cette évidence: la vie, c’est ce qui circule à travers les cloisonnements et les catégories, dans l’ordre et le désordre, qu’on le veuille ou non.
L’Incorporel Compagnie disait la même chose à sa manière, le vendredi soir, dans une somptueuse salle du Capitole: cette troupe de jeunes danseuses, les unes en longues jambes, les autres en fauteuil roulant, montrait avec grâce que l’alliance des forces et des fragilités bouleverse le cœur, renverse les frontières. Et que la vie surgit toujours là où il y a désir et projet.
Changer les pratiques, changer la culture
Le projet des Rencontres, c’est avant tout de valoriser la richesse des pratiques communautaires. Dès la publication de sa Charte, en l995, l’Institut Renaudot a perçu la nécessité de mieux cerner ces pratiques et de renforcer ceux qui les portent – souvent dans le doute et l’isolement. Il fallait un lieu où ces acteurs puissent se retrouver, consolider leur dynamisme, échanger leurs expériences et leurs compétences. Un lieu, aussi, d’où ils puissent interpeller les acteurs de la vie sociale et politique qui sont – sans le savoir, sans le vouloir ou sans vouloir le savoir – impliqués dans la santé des populations.
On sort résolument de l’entre soi dans ces Rencontres: organisées chaque fois dans une ville différente, en concertation avec des acteurs, des collectifs et des décideurs locaux, elles participent aussi à l’expression et au renforcement de ce qui se fait au niveau régional. Les fidèles ont déjà fait un petit tour de France: Pas-de-Calais en 2000 (Grande Synthe), Alsace en 2002 (Mulhouse), Île de France en 2004 (Évry), région Rhône-Alpes en 2006 (Lyon), Pays de Loire en 2008 (Nantes), Midi-Pyrénées en 2010. Cette diversité n’a pas qu’un intérêt touristique: elle permet aussi d’observer comment les pratiques se déclinent dans des sous-cultures et des contextes différents.
Et c’est important: comme l’a souligné Marc Schoene (président de l’Institut Renaudot) en ouvrant ces journées, on parle ici de changer les pratiques mais aussi de changer la culture: « notre société , nos institutions et leurs logiques , nos budgets , confortent les organisations en tuyaux d’orgue , les cloisonnements ». Et il faut bien constater que les pratiques communautaires, l’intersectorialité, les réalités du « faire ensemble » sont encore marginales, contre-culturelles dans la mesure où elles soutiennent le local et le collectif, la parole et le pouvoir d’agir des acteurs, dans un monde qui évolue plutôt dans la direction opposée.
On parle beaucoup de la santé dans ces Rencontres – mais aussi de bien-être et de qualité de vie. Parce que, rien à faire, dit encore Marc Schoene, « une difficulté des pratiques communautaires en santé , c’est … le mot « santé »: malgré la définition proposée par l’OMS en 1946, ce terme est rarement entendu dans son sens global, il garde encore trop souvent une connotation essentiellement « sanitaire ».
Les soignants apparaissent dès lors comme les meilleurs experts en la matière, ce qui freine l’implication d’autres acteurs qui ont pourtant un impact déterminant sur la santé. Il arrive aussi, a contrario, qu’en agissant de manière globale, les acteurs « santé » apparaissent comme des gêneurs et soient priés de retourner dans leur territoire… Bref, dire « bien-être, qualité de vie », ce serait une manière simple d’induire une vision plurielle, d’inviter un large panel d’acteurs à partager leurs expertises, sur un pied d’égalité: un pas en avant vers l’intersectorialité.
Vivre ensemble pour changer le monde
Et vers l’habitant: il suffit de lui donner la parole – et de l’écouter – pour comprendre que ce qui l’anime, c’est un besoin d’équilibre de vie global, multidimensionnel, et qu’il est impossible d’isoler la « santé médicale » de tout le reste. Belle anecdote à ce propos, un intervenant raconte: jamais personne aux séances de cinéma que l’association organisait autour de la santé, jusqu’au jour où l’on décide de passer un film sur la guerre d’Algérie: plus de 100 spectateurs, dans ce quartier à dominante maghrébine! Ce soir-là, l’association a découvert que ce qui fait santé, c’est aussi la mémoire, l’Histoire, le fait de pouvoir la partager avec d’autres, et qu’elle soit reconnue.
Un autre terme très en vogue dans ces rencontres, c’est le « vivre ensemble ». L’expression n’est pas anodine: si chacun la décline en fonction de son contexte particulier, elle traduit aussi une certaine lecture du monde, largement partagée par les participants. Une lecture engagée, soulignant que les problèmes politiques, sociaux, économiques, écologiques, qui secouent la planète, augmentent dramatiquement les inégalités et menacent la capacité des humains à se relier, à vivre en société.
Et beaucoup de participants s’accordent sur leur désir de changer le monde – vraiment changer: « nous ne sommes pas là pour mieux gérer ».
Changer le monde: cela veut dire susciter des lieux, des mécanismes de contre-pouvoir, à partir de ce qui mobilise, de ce qui anime les gens. Pour enclencher, soutenir une dynamique locale, il faut être inventif et à l’écoute – « aller à la pêche , créer une mosaïque , bricoler , lâcher prise … ». Et laisser place à toutes les formes d’engagement: certains habitants n’iront jamais aux réunions du conseil de quartier, mais ils participeront à un réseau d’échange des savoirs, à un projet d’économie solidaire, à une fête… Au gré des exposés, des ateliers, des mini-forums, du « marché des expériences », on croise une multiplicité de lieux où les gens s’ouvrent, se mobilisent, tissent des liens, créent du contre-pouvoir – « pas la peine de prendre le pouvoir , une fois qu’on y est c’est foutu ».
On refait le monde, parce qu’on est nombreux ici, tous ensemble, avec les mêmes idées, le même rêve, celui de multiplier les réseaux, de gonfler les vagues de résistance. Il y a même des élus qui le disent, qu’ils ont envie de changer le monde et qu’ils ont bien besoin de sentir des vagues de résistance citoyenne pour ouvrir des brèches dans la forteresse des institutions. Revisiter les stratégies d’action, inventer, sortir des groupes de concertation habituels qui ronronnent, « refuser parfois d’entrer par la porte pour passer par la fenêtre »; faire de la « démocratie hors les murs ».
Plaidoyer en faveur d’une vraie démocratie participative
On est bien ici dans l’innovation sociale, « on est en train de redéfinir l’intérêt général ou plutôt , les moyens de le définir : des pans entiers de la société ne se sentent plus représentés via les mécanismes démocratiques , ils ne se sentent pas en pouvoir d’agir via ces mécanismes ». C’est la démocratie participative qui semble ici incontournable pour redéployer une citoyenneté active.
Restons vigilants! soulignent les plus avertis: il faut éviter la manipulation, la « participation-thérapie », la « coopération symbolique » – quand les professionnels demandent conseil à la population sur ce qu’ils savent déjà, ou lui font valider des décisions déjà prises.
Un des ateliers évoque différentes manières de garantir un pouvoir effectif aux citoyens: le partenariat avec délégation de pouvoir – où les citoyens ont une place majoritaire et doivent donc aussi rendre des comptes; ou, ce qui a été mis en place à la mairie de Bobigny, un « Observatoire des engagements » (pris par la mairie) qui permet le contrôle citoyen. Ou encore la procédure de «contrôle social» existant au Brésil, qui permet aux habitants d’exiger la mise en œuvre des lois.
Ces réflexions sur la démocratie participative se font d’autant plus vives que de nouveaux dispositifs sont en train de se mettre en place en France. Ils suscitent des débats et des inquiétudes, qui ont été exprimées lors de la table ronde – c’est aussi un des buts, essentiel, de ces rencontres: interpeller les décideurs politiques.
Nous n’entrerons pas ici dans la complexité de ces dispositifs (1). Évoquons seulement une des craintes exprimées: que l’État se défausse sur les collectivités (qui sont asséchées), sous couvert de construire la santé au niveau local. Des interpellations surgissent aussi quant aux moyens: certaines dispositions légales obligent les acteurs à travailler ensemble, mais il y aurait parallèlement diminution des budgets de coordination… Tandis que des incertitudes de financement, voire des réductions drastiques ont récemment mis en difficulté nombre d’associations locales. Cela se passe en France, bien sûr, rien à voir avec notre petite Belgique…
Plaider pour la démocratie participative au niveau local, cela n’empêche pas d’analyser les mécanismes globaux, et, à certains moments, il y a des passerelles évidentes avec l’altermondialisme – qui s’inscrit lui aussi, presque par définition, dans une perspective intersectorielle.
C’est ainsi que la question alimentaire amène inéluctablement vers une réflexion sur les politiques agricoles, et la mise en accusation du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) hier, de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) aujourd’hui – la résistance contre le tout-économique, contre le caractère néo-libéral de la mondialisation.
Tout naturellement, le regard intersectoriel amène aussi à faire le lien entre la promotion de la santé et le développement durable, thème d’un des ateliers. Lorsqu’on rapproche différents textes, les convergences sont évidentes: « La promotion de la santé est le processus qui confère aux populations les moyens d’assurer un plus grand contrôle sur leur propre santé et d’améliorer celle-ci » – tout le monde connaît la Charte d’Ottawa (l986); « Les êtres humains sont au centre des préoccupations relatives au développement durable. Ils ont droit à une vie saine et productive en harmonie avec la nature »: c’est la déclaration de Rio, en l992, et ça résonne assez bien.
Plus concrètement, les deux approches poursuivent l’équité, l’action intersectorielle, la participation de la population, le développement d’environnements favorables, etc.; elles mettent en œuvre, notamment, la consultation publique sur les priorités, des structures de coopération intersectorielle… cela ça résonne vraiment bien.
Est-ce l’air de Toulouse, l’accent de là-bas, la voix de Nougaro qu’on a tous dans la tête en foulant les pavés de la ville rose ? Ces Rencontres m’ont paru encore plus vivifiantes, plus stimulantes que celles auxquelles j’avais participé les années précédentes. J’ai l’impression qu’elles pointaient encore plus nettement le fait qu’agir en promotion de la santé-bien-être, c’est un engagement politique, une résistance. Peut-être parce que, avec le fil rouge de l’intersectorialité, on passait encore plus entre les murs, et que ça permettait de voir plein de petites taches d’huile qui pourraient un jour se rejoindre…
Lecture partielle, partiale ? Sans doute… Le lecteur pourra le vérifier en consultant les actes de ces Rencontres, qui paraissent généralement assez vite et reflètent bien chaque fois l’essentiel des débats. Le lecteur impatient peut d’ores et déjà – et on le lui conseille ! – lire les différentes contributions disponibles sur le site de l’Institut Renaudot, http://www.institut-renaudot.fr/ .
Marianne Prévost
L’Institut Renaudot en bref
Des valeurs partagées, des intentions et des objectifs
Les membres de l’Institut Renaudot et de la branche française du Secrétariat européen des pratiques de santé communautaire sont engagés par leurs situations diverses, leurs travaux de recherche ou leurs choix dans des pratiques partenariales, pluridisciplinaires, mêlant ou croisant des activités de soin et des approches sociales ou d’environnement. Ils souhaitent poursuivre et développer leurs réflexions et propositions d’actions avec ceux qui, dans leurs divers secteurs d’activités, pratiquent le concept de la santé communautaire ou s’y intéressent.
Ils partagent des valeurs qui fondent leur démarche autour de la promotion de la santé communautaire:
– une conception globale de la santé qui implique différents secteurs d’activités et justifie de la pluridisciplinarité;
– l’exigence du droit à un accès aux soins de qualité égal pour tous;
– une conception démocratique des pratiques qui vise à associer toute personne au maintien, à la préservation ou à l’amélioration de la santé;
– la solidarité qui repose pour partie importante sur un système de protection sociale et de distribution des soins accessibles à tous;
– l’exigence de qualité des réponses curatives et préventives et leur évaluation.
Son objectif est la reconnaissance pour chaque citoyen de sa place d’acteur de la vie sociale, et la prise en compte des facteurs qui conditionnent son mieux-être, notamment l’habitat, le cadre de vie, l’environnement socio-économique… La modification d’un certain nombre de pratiques est nécessaire pour permettre de nouvelles relations entre les citoyens et les professionnels des secteurs du social et de la santé:
– une approche collective qui remette en cause une approche individuelle dominante en France;
– l’appropriation par la communauté de projets, de moyens, et d’équipements devant répondre à ses besoins,
– le changement de la relation de domination soignant-soigné par une relation ‘d’échange-négociation-information’.
(1) Voir la Lettre de l’Institut Renaudot, n°63 (décembre 2009)