Dans le cadre de la lutte contre le harcèlement scolaire, la sanction entraîne souvent des représailles contre la victime et aggrave la situation. Une nouvelle méthode d’intervention propose de privilégier le dialogue dans le but de soutenir la cible et de mettre les intimidateurs présumés en situation de réparation. Des intervenants éducatifs s’y forment. Reportage
Au collège Saint-André d’Auvelais, lové dans un méandre de la Sambre, des applaudissements et des éclats de rire s’échappent d’une salle de réunion. Treize enseignants, trois psychologues du centre psycho-médico-social (PMS) et une éducatrice découvrent la méthode de la préoccupation partagée (MPPfr). Elle vise à renforcer leur pouvoir d’agir pour intervenir en cas de harcèlement scolaire.
Cette méthode permet aux adultes d’agir en systémie pour démanteler le système d’intimidation. Basée sur les travaux d’Anatol Pika, un psychologue estonien qui a œuvré dans les années 70, elle a été adaptée en version francophone par le Centre de Ressources et d’Etudes Systémiques contre les Intimidations Scolaires (RéSIS France), qui a ouvert une antenne en Belgique en 2020. L’intervention consiste à agir sur deux plans : offrir un soutien sans faille de la cible du harcèlement, et mobiliser une partie de la classe, y compris les élèves qui prennent part à l’intimidation- et c’est là que se niche l’originalité – pour qu’ils changent de comportement. La méthode permet d’améliorer l’accompagnement des élèves, notamment ceux qui souffrent d’intimidations, de générer de l’empathie et de redonner du pouvoir d’agir au corps enseignant.
Soutenir la victime
L’heure est aux jeux de rôles entre les participants pour acquérir ces nouveaux réflexes d’intervention. Les deux formatrices Véronique Livet et Isabelle Willot rappellent le scénario : Jules a demandé à voir un membre de la cellule bien-être de l’établissement, car il dit qu’il se sent mal. Ses anciens amis se sont retournés contre lui. Depuis plusieurs semaines, il est devenu la cible de moqueries et des brimades quotidiennes. L’échange avec Jules a été aussi long que nécessaire. “Je te crois, je suis là” sont les mots à prononcer. Ne surtout pas minimiser ou sous-entendre qu’il a une part de responsabilité dans ce qui lui arrive. Après ce moment d’écoute, l’intervenant lui explique comment les choses vont se passer si l’élève accepte sa proposition. L’équipe de la cellule va évaluer la situation, rencontrer ses parents, si nécessaire, et faire en sorte que les intimidateurs cessent les brimades grâce à la méthode de la préoccupation partagée. « Nous t’invitons à observer les changements d’attitude de tes camarades. Je te propose que l’on se revoie dans une semaine, tu es très courageux et je reste joignable”.
En fonction de la situation, les parents de Jules sont reçus. S’ils exigent une sanction disciplinaire, ce qui est souvent un premier réflexe compréhensible, il faut leur expliquer avec tact que, loin de mettre fin à l’intimidation, les sanctions ont tendance à fédérer le groupe d’intimidateurs et à mettre en danger l’élève-cible qui pourrait être victime de représailles. S’il devait y avoir une sanction, celle-ci est mise en suspens le temps de l’intervention de la cellule qui prend 3 à 4 semaines.
Placer les intimidateurs en situation de réparation
Après ce rappel des faits, trois participants se portent volontaire pour jouer la seconde étape : un enseignant va recevoir des élèves – certains ont pris part à l’intimidation, d’autres peuvent devenir des aidants. Pour cette impro, Vanessa, professeure de sciences endosse le rôle de l’enseignante impliquée dans la cellule bien-être. Elle doit accorder trois minutes maximum par élève. Guillaume, psychologue au centre PMS campe “Thomas”, un garçon un peu craintif. Sa professeure de chimie accueille “Thomas” à la porte et lui propose de s’assoir en face d’elle.
“Bonjour Thomas, merci d’avoir répondu à mon invitation, je voulais parler avec toi, parce que je me préoccupe de Jules, il n’a pas l’air très bien pour le moment à l’école, et je voulais savoir si tu l’avais remarqué toi aussi”. Thomas confirme “ben avec ce qu’il se prend tous les jours, moi non plus j’irais pas bien”. La préoccupation étant partagée, vient la proposition d’engagement : “ j’aimerais mettre des choses en place pour l’aider. J’ai vu plusieurs personnes de ta classe déjà. Est-ce que tu crois que toi aussi tu pourrais faire quelque chose pour m’aider à ce que la situation s’améliore ?”
Thomas rechigne, mais semble soulagé par le fait qu’il ne soit pas question de sanction et qu’il ne soit accusé de rien. “Ben, j’veux pas trop me mouiller, ils ont dit quoi les autres ?” L’interlocutrice explique que leur échange est confidentiel, ce qui semble réduire à néant les réticences du jeune homme. Thomas propose de “dire bonjour à Jules”. Cela semble tout à coup si simple : “mais discrètement pour pas que Kylian me voie”. L’interlocutrice le remercie : “Ok, super, je compte sur toi alors. Je te remercie, ça m’aide beaucoup. Je te propose qu’on se revoie dans une semaine, même lieu, même heure pour faire le point. D’ici là, tu es attentif à l’état de Jules, et tu fais ce que tu as dit. Tu peux aller me chercher Kylian s’il te plait ?”.
Natacha, professeure de français en filière professionnelle se porte volontaire pour jouer le rôle de “Kylian”, l’intimidateur en chef. Cet écorché vif doit donner du fil à retordre à Vanessa. “Bonjour Kylian, merci d’avoir…”, Kylian l’interrompt aussi sec : “Eh madame, pourquoi Thomas, il dit que j’ai déconné ?”. Elle le recadre. “On n’est pas là pour parler de toi, on est là pour parler de Jules, aujourd’hui je suis préoccupée parce qu’il me semble qu’il ne va pas bien.” Kylian joue la provocation : “mais non, Jules y va très bien, il y en a que pour lui, il fait sa star, mais moi, je le connais depuis le primaire, c’est une fouine ce gars-là…” La prof garde son sang-froid : “ok, c’est ton avis, mais ce n’est pas le sujet”. Son rôle est d’amener l’intimidateur à apaiser la situation même s’il le fait avec des pieds de plomb, et donc d’insister : “je t’ai demandé de venir parce que Jules ne va pas bien, comme tu l’as constaté, j’ai vu plusieurs personnes de ta classe, pour leur demander de m’aider car je suis vraiment préoccupée par sa situation et certains se sont engagés à me donner un coup de main.” Kylian la coupe et lève le ton : “j’m’en fous moi de Jules, j’le calcule pas, je vais le ghoster, il verra ce que ça fait. Moi tout le monde s’en fout de moi !”
Sang froid et coup de chaud
Malgré la tension, l’intervenante garde son calme, tandis que l’assemblée retient son souffle. Au cours de l’échange Véronique Livet brandit une ardoise avec des suggestions de jeu. Vanessa formule une hypothèse : “Au contraire, je crois que les autres t’écoutent beaucoup et que tu peux m’aider, je te propose d’y réfléchir, tu peux retourner en classe”. Kylian s’insurge : “eh, mais moi j’ai pas fini, j’ai encore envie de parler là”. Elle met fin à l’entretien, car elle n’a pas obtenu le “point de rupture” de l’intimidateur, c’est-à-dire la préoccupation, qui pourrait indiquer qu’il est prêt à basculer dans un rôle de réparation. Kylian semble tout de même s’engager à ignorer Jules, ce qui pourrait signifier que les brimades vont s’arrêter – la première urgence. Elle prend aussi note que Kylian a peut-être besoin de confier des choses aussi, elle lui proposera plus tard de l’orienter vers le centre PMS.
Chaque jeu de rôle fait l’objet d’un debriefing. Le dernier échange a fait forte impression. Vanessa qui jouait la professeure confie qu’elle a eu beaucoup de mal à garder son calme face à “Kylian”. Contenir sa colère l’a rendue fébrile et elle retourne toute tremblante à sa place. Les formatrices la rassurent. Même si l’intimidateur ne veut pas bouger, le groupe bouge, ce qui redéfinit la place de chacun, y compris celle de l’intimidateur en chef, selon le principe de la systémie.
Natacha qui jouait le rôle de Kylian explique que le calme olympien de Vanessa l’a vraiment décontenancée. “C’est déstabilisant d’avoir en face de toi quelqu’un qui t’écoute vraiment et d’avoir l’impression que tu comptes. C’est difficile de rester en mode “taureau”! » s’exclame-t-elle enthousiaste, alors qu’elle était arrivée très sceptique sur la méthode. “Si nous en tant qu’adulte, on se fait happer dans cette spirale de bienveillance en cinq minutes, pour un gamin de 12 ans, qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez, ça en prendra deux”.
“Je te fais confiance pour que cela change”
Véronique Livet, l’une des deux formatrices, rompue à l’exercice, confirme : “les élèves, quand on leur tend une perche, en général, ils la saisissent”. Avec sa collègue, elles travaillaient auparavant en prévention dans un service de la Province de Liège, et utilisaient déjà la MPP sur des interventions de crise. “Dire à un enfant : “je te fais confiance pour que cela change”, ça marque, ce sont parfois des mots qu’il entend pour la première fois” précise-t-elle.
Comme le groupe construit et déconstruit la dynamique de harcèlement, la méthode consiste à mener ce type d’entretiens stratégiques très codifiés à J+1, J+7 et J+14, voire J+21. “Le fait de voir 6 ou 7 élèves, un tiers d’une classe ou du groupe de vie permet d’avoir une “masse critique” pour inverser la vapeur. Ce qui compte c’est l’addition des engagements, tout acte, même celui qui paraît minime” précise Isabelle Willot.
Etonnamment ces conversations ne reviennent pas sur les faits ou sur les responsabilités de l’un ou de l’autre, mais elles permettent d’agir dans l’urgence pour mettre fin aux brimades, tout en offrant une porte de sortie honorable aux intimidateurs présumés qui en viennent à partager la préoccupation de l’adulte pour celui qui va mal. “Avec la MPP, l’élève-cible n’est plus tout seul, on répare, ça aura un impact majeur sur sa santé mentale et physique et sur toute la dynamique de groupe au passage” ajoute Véronique Livet.
“Des Kylian j’en ai rencontré. Et puis il y a tellement d’élèves qui vivent des choses terribles à la maison, qui n’ont pas de sas, ni de répit, alors ça s’exprime dans l’agression contre eux-mêmes, ou contre les autres”, constate Audrey, une des participantes qui enseigne le français.
“Clairement, cette méthode fonctionnerait avec nos élèves”, ajoute Céline. Cette professeure de néerlandais en filière professionnelle concède qu’elle a souvent eu tendance à être frontale avec les élèves intimidateurs. “J’usais de mon pouvoir de sanction, jamais il ne me serait venu à l’esprit de leur dire : “vas-y, je t’écoute, j’ai besoin de toi pour améliorer la situation””.
Une mise en place progressive et éprouvée
Les concepteurs de la méthode (voir ci-dessous) insistent sur un point : les conditions de réussite de la méthode reposent sur la constitution d’une équipe stable dans le temps, le soutien du chef d’établissement et la politique de vie scolaire. Ici, c’est un choix de l’établissement. Chaque participant pourra se porter volontaire pour animer la future cellule bien-être qui se créera sur son implantation – l’établissement en compte trois.
En 2020, le service AMO avait demandé à la direction de créer une première cellule sur l’implantation de Fosses-la-ville, qui accueille 170 élèves de la 1ère à la 7ème. Baptisée “la Bulle d’air”, celle-ci a fait ses preuves. “Elle a été mobilisée deux fois pour des cas de harcèlement et plus souvent pour améliorer l’ambiance de classe, quand on percevait des signaux faibles de dégradation, explique Angélique Thérère, éducatrice. On n’attend pas qu’il y ait une hécatombe avant de soigner. Les élèves savent que la cellule existe, parfois les grands viennent nous voir car ils remarquent qu’un plus jeune ne va pas très bien. L’empathie émerge doucement”.
En septembre dernier, la direction a donc proposé une deuxième vague de formation pour les volontaires. “C’est comme si la direction avait affrété un train et qu’on n’avait qu’à monter et s’assoir dans le wagon”, dit Audrey Gilson, professeure de sciences.
Le dernier jeu de rôle, met en scène Thomas, qui faisait partie des élèves intimidateurs à J+14. Thomas n’a pas réussi à dire bonjour à Jules, de peur de provoquer la colère de Kylian. Il raconte que Kylian ignore Jules. La situation semble plus sereine, mais les adultes devront s’assurer qu’elle se stabilise dans le temps. Jules semble moins seul, “d’ailleurs hier, je crois bien qu’il a souri”. Une petite victoire pour l’équipe. Empowerment 1 : Harcèlement 0.
Le harcèlement scolaire en Belgique : une obligation légale pour les établissements
Depuis septembre 2023, un décret définit le cadre de l’amélioration du climat scolaire et de la prévention du harcèlement et du cyberharcèlement scolaires. Il incombe en particulier à la direction de l’établissement et à l’équipe éducative d’établir “une procédure de signalement interne à l’école et de prise en charge des situations de harcèlement et de cyberharcèlement scolaires”. Celle-ci vise à détecter les situations, de harcèlement et de cyberharcèlement scolaires, à orienter les élèves concernés et à traiter les situations détectées, en fonction des compétences disponibles et/ou de la gravité de la situation, au sein de l’école ou avec des intervenants externes.
La MPPfr : une méthode systémique et non-blâmante
En France, plus de 80 000 fonctionnaires de l’Education Nationale ont été formés à la méthode de la préoccupation partagée. Mise au point en 2012 par Jean-Pierre Bellon et Marie Quartier, la méthode a été intégrée dans le plan français de lutte contre le harcèlement scolaire (pHARe) lancé en 2019 par le Ministère de l’Education Nationale. Selon une évaluation menée cette année-là auprès de 487 fonctionnaires formés dans l’Académie de Versailles, elle a permis de résoudre 82% des situations d’intimidation.
Découvrir la méthode sur le site du Centre de ressources et d’études systémiques contre les intimidations scolaires (RéSIS)
Contacter le centre RéSIS Belgique : centreresis.belgique@gmail.com
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Références :
- Les blessures de l’école : harcèlement, chahut, sexting, prévenir et traiter les situations – éditions ESF – Marie Quartier et Jean-Pierre Bellon
- Harcèlement scolaire : le vaincre c’est possible. La méthode de la préoccupation partagée. Marie Quartier, Bertrand Gardette, Jean-Pierre Bellon