Le Professeur Alexandre Mauron, biologiste et éthicien suisse, pense qu’il est illusoire de vouloir supprimer totalement le dopage. Selon lui, la solution ne réside pas dans une répression tous azimuts, mais dans un contrôle ciblé sur les pratiques dont la dangerosité est la plus certaine.
Invité par le Comité consultatif belge de bioéthique lors de la conférence «Tous dopés? Ethique de la médecine d’amélioration», Alexandre Mauron, professeur à l’Université de Genève, a tenu un discours qui en aura étonné plus d’un. Le bioéthicien suisse se démarque clairement des fédérations et des grandes organisations sportives comme le Comité international olympique qui préconisent la «tolérance zéro» à l’égard du dopage. Certes, il ne va pas jusqu’à prôner une libéralisation complète mais, dans l’interview qu’il nous a accordée, il propose une stratégie de «réduction des risques», analogue à la politique adoptée par son pays à l’égard des drogues illicites.
Equilibre: De nos jours, en matière de lutte antidopage, on se dirige vers une radicalisation croissante. Mais vous fustigez cette lutte que vous considérez comme totale hypocrisie?
Alexandre Mauron : Je considère en effet que la lutte antidopage repose sur des bases éthiques fragiles et qu’elle empiète de plus en plus sur les libertés individuelles. Dans quelle autre situation peut-on contraindre une personne non détenue à rendre compte à chaque instant de ses allées et venues, voire à uriner sous le regard d’autrui pour que le contrôle puisse s’assurer d’un échantillon authentique? Au nom de la croisade symbolique que représente cette lutte antidopage, tous les coups semblent permis au sein de l’establishment sportif: surveillance invasive, mépris de la présomption d’innocence, tribunaux d’exception, procédure bâclées, etc. C’est le contrôle total de l’athlète qui est en quelque sorte visé. Un fantasme…
E: L’objectif d’un sport «clean» comme l’évoque le discours public est-il donc irréaliste?
A.M .: Ouvrez la page sportive de votre quotidien favori et vous verrez la réponse… De plus, c’est la définition même de «clean» qui pose problème, car la frontière entre les usages de la médecine à visée thérapeutique et à des fins d’amélioration des performances (finalité ergogénique) devient de plus en plus floue.
E.: Est-il vraiment illusoire de définir une «normalité» de l’athlète de haut niveau qui permettrait d’établir une sorte de frontière entre des pratiques qui seraient acceptables et d’autres qui ne le seraient pas?
A.M .: L’athlète de compétition a un rapport à son propre corps qui est hors normes par définition; il accepte des sollicitations physiologiques et des stress qui seraient clairement hors de la norme de santé applicable à vous et à moi. Ceci dit, l’athlète de haut niveau n’est pas un «trans-humain».
Il peut tomber malade, il peut subir des dommages graves à sa santé, que ce soit du fait d’un entraînement excessif ou mal conçu, de pratiques dopantes nocives, ou de la pratique excessive du sport lui-même.
La mission du médecin du sport est de protéger l’athlète contre ces atteintes à la santé. En ce sens, il a sa propre responsabilité éthique et ne doit pas être réduit au statut de simple exécutant des désirs ou des fantasmes de l’athlète et de son entraîneur.
E.: Qu’il s’agisse de sports ou d’autres types d’activités, certaines pratiques (usage de médicaments, psychotropes, produits dopants, drogues, etc.) ne mettent-elles pas en péril la santé humaine? Notre société peut-elle tolérer que de tels risques soient encourus?
A.M .: Notre société accepte très largement que les individus mettent en danger leur santé, dès lors que la valeur prépondérante est la productivité économique. Du point de vue épidémiologique, le simple fait d’être dans un emploi subalterne, stressant et peu rémunéré induit des dommages à la santé qui se traduisent par des années de vie perdues comparables à celles que perd un gros fumeur ou un obèse avec de multiples facteurs de risque cardiovasculaire. Ironiquement, le spectacle sportif ne réclame probablement pas autant de victimes que l’Horreur économique. Certes, on a le droit de remettre en question cet état de choses, mais la solution ne réside pas dans la lutte antidopage tous azimuts, mais dans un contrôle ciblé sur les pratiques dont la dangerosité est la plus certaine.
E.: Le dopage est également considéré comme contraire à l’éthique du sport, à l’«esprit sportif» et à ce titre condamnable. Est-ce aussi votre avis?
A.M .: La notion d’esprit du sport est un cache-misère qui démontre, en dernière analyse, la vacuité du «théâtre moral» que nous joue l’establishment sportif. L’esprit du sport semble exprimer l’idée que dans le sport (sous-entendu, ailleurs ce n’est pas le cas), la victoire est vraiment méritée, ce qui exclut des aides «artificielles» à la performance.
Or la notion de mérite sportif inclut d’ores et déjà toutes sortes de composantes imméritées, depuis les prédispositions génétiques favorables jusqu’aux techniques diététiques sophistiquées de préparation à l’effort. Seule la pharmacologie à usage explicitement amélioratif est condamnée.
En définitive, l’esprit du sport est essentiellement défini par une certaine conception du dopage et de la lutte antidopage, si bien qu’affirmer que le dopage est contre l’esprit du sport est un raisonnement circulaire.
E.: Y a-t-il donc lieu d’accorder une place aux substances ou techniques visant à améliorer nos aptitudes physiques ou mentales?
A.M .: Oui, à mon sens, l’augmentation des performances par des méthodes scientifiques, qu’elles relèvent de la pharmacologie ou non, est légitime. Mais contrairement aux libertaires qui pensent que tout devrait être permis, j’estime que la dangerosité avérée d’une technique d’amélioration (pharmacologique ou non) est un motif d’interdiction. Je ne suis donc pas favorable à l’abolition pure et simple de la lutte antidopage.
E.: La «tolérance zéro» en matière de dopage fait songer à la politique du «tout répressif» pour lutter contre l’usage des drogues illicites. Que vous inspire cette politique?
A.M .: Le «tout répressif» en matière de drogues illicites est porté par des intuitions morales très similaires: rêve d’une jeunesse «clean», gesticulation héroïque envers la criminalité liée aux drogues (elle-même en partie engendrée par ce «tout répressif»), politiques interventionnistes des Etats-Unis en Amérique latine et en Asie centrale.
A l’opposé, la politique de «réduction des risques» accepte de voir la multiplicité des valeurs en jeu. C’est ainsi qu’au nom de la survie et de l’intégration sociale de certains toxicodépendants chroniques, la Suisse et quelques autres pays acceptent la prescription d’héroïne sous contrôle médical.
E.: Actuellement, les milieux dirigeants du sport redoutent de plus en plus l’arrivée d’un «dopage génétique»? Leurs craintes vous paraissent-elles fondées?
A.M .: Le dopage génétique est le détournement aux fins de dopage de la thérapie génique. Or aucun protocole de thérapie génique n’a à ce jour dépassé le stade des essais cliniques. A fortiori, on n’est pas près de voir aboutir des tentatives scientifiquement valides d’une technologie qui est encore complètement expérimentale dans ses applications purement thérapeutiques. Les laboratoires antidopage qui suscitent la grande peur du dopage génétique y ont un intérêt évident.
E.: Si ce n’est le «tout répressif», quelle attitude préconisez-vous? Quelles seraient vos propositions?
A.M .: Il conviendrait d’abord d’accepter le principe de pratiques d’amélioration dans le sport. Ensuite, je propose de réduire les ambitions du contrôle antidopage et de le redéployer sur les seules pratiques hautement dangereuses. Enfin, il s’agirait de mettre en place une éducation à l’usage prudent de pratiques ergogéniques non seulement dans le sport de compétition mais aussi dans le sport amateur et populaire.
Propos recueillis par Luc Ruidant
Article paru dans le mensuel Equilibre d’août 2007 et reproduit avec son aimable autorisation
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