Mars 2013 Par Pascale DUPUIS Initiatives

Les interventions visant à réduire les inégalités sociales de santé se multiplient. Pour que les succès deviennent sources d’inspiration, il devient nécessaire d’améliorer l’évaluation et la mesure de ces actions. La québécoise Marie-France Raynault et le français Thierry Lang affirment conjointement que ce développement constitue une étape incontournable de la lutte contre les inégalités sociales de santé. En novembre 2008, la Rencontre francophone internationale sur les inégalités sociales de santé qui se tenait à Québec dans le cadre des Journées annuelles de santé publique (JASP) accueillait 845 acteurs de santé provenant de vingt et un pays pour débattre des inégalités sociales de santé, des manifestations de leurs impacts et des meilleures approches pour les réduire. Afin d’en partager les constats et de préserver la mémoire de l’événement, un numéro spécial d’ Éducation Santé avait vu le jour quelques mois plus tard (1). Quatre ans après, les organisateurs des JASP ont remis le couvert en programmant le 27 novembre dernier une nouvelle journée sur cette thématique plus que jamais d’actualité. De 2008 à 2012, au Québec et ailleurs, les interventions visant à combattre ce fléau social se sont multipliées (2). Pas à pas, acteurs et décideurs de santé publique passent des constats aux actes. Mais l’entreprise n’est pas simple, le terrain est encore incertain, la volonté n’est pas toujours présente ou pas toujours suffisante et des défis se présentent au détour de chaque nouvelle action.

Comme un sommelier québécois

Pour donner à ce sujet crucial toute l’ampleur qu’il requiert, le comité scientifique de la 16e édition des JASP n’avait pas laissé au hasard le choix des invités. Deux spécialistes de la question, l’un en France, l’autre au Québec se sont succédé sur l’estrade d’un grand hôtel montréalais pour livrer à une assistance de près de 800 personnes une conférence plénière passionnante.

Bien qu’il soit expert en son domaine, Thierry Lang s’est présenté avec une certaine humilité «comme un sommelier québécois en Bourgogne». Tirant le titre de son exposé d’une citation d’André Gide, Il est extrêmement rare que la montagne soit abrupte de tous côtés, l’épidémiologiste au parcours impressionnant (3) a invité l’assistance à explorer avec lui les passages existant dans les montagnes des inégalités sociales de santé. Il est parvenu à exposer avec clarté les données du problème lorsqu’il est question d’interventions visant à les réduire ainsi que quelques précieuses pistes d’action.

Six constats majeurs

Thierry Lang rappela d’abord six constats dont les conséquences sont majeures sur les interventions de réduction des inégalités sociales de santé.

Les innovations et actions de prévention qui ne prennent pas en compte les inégalités sociales de santé contribuent souvent à les aggraver. Marie-France Raynault dressa plus tard dans la matinée une liste d’interventions qui augmentent les inégalités sociales de santé : par exemple les campagnes médiatiques grand public, les interdictions de fumer sur les lieux de travail, le matériel écrit sur l’acide folique et même certaines initiatives multi-composantes dans les écoles. À l’opposé, les mesures fiscales contre le tabac ou les distributions gratuites de suppléments d’acide folique, par exemple, ont un impact positif sur la réduction du problème.

Dans cette conception de la santé, le modèle biomédical s’élargit aux déterminants sociaux. On s’intéresse à la «santé dans toutes les politiques» et tous les niveaux et domaines de pouvoir sont concernés.

Le gradient social de santé est continu. Les inégalités sociales de santé, ce n’est pas un «problème de pauvres» comme on le pense souvent. Par définition, elles touchent toutes les strates de la société, ce qui rend le ciblage des publics difficile.

Les déterminants de la santé sont multiples, ils agissent tout au long de la vie et concernent l’ensemble de la population. Chacun de ceux-ci a un effet partiel sur la santé.

Les déterminants de la santé suivent des temporalités multiples et sont liés les uns aux autres. Agissant dès la naissance, ils suivent des enchainements de causalité.

Enfin, la place de la responsabilité individuelle fait l’objet d’un débat fondamental. Le choix et la responsabilité de chaque individu sont étroitement liés à son environnement social.

Approfondir la recherche pour augmenter l’efficacité

Forts de ces constats, les intervenants de santé tentent depuis plusieurs années maintenant de gravir la montagne des inégalités sociales de santé. Mais certains de leurs outils gagneraient à être plus affûtés. En particulier, la pauvreté de la littérature internationale dans le domaine des interventions visant la réduction des inégalités sociales de santé freine le partage des expériences efficaces. On agit mais on évalue peu et les expériences sont rarement relatées. La tradition orale compense légèrement mais ne suffit pas. Ensuite, il est souvent difficile de distinguer la logique de l’intervention et son contexte d’implantation. Quand ça ne marche pas, à quoi attribuer l’échec ? L’intervention est-elle mauvaise ou les circonstances ont-elles mené à une mise en œuvre inadéquate ? Par ailleurs, il n’existe pas de typologie ou de classification des interventions visant la réduction des inégalités sociales de santé, pas plus qu’il n’y a encore de critères d’efficacité bien définis. La recherche en ce domaine a encore un joli potentiel de développement…

L’urgence d’agir

Pour le président du groupe de travail français sur les inégalités sociales de santé du Haut Conseil de la santé publique, «le manque de données ne devrait pas reporter l’intervention». La situation est trop grave pour souffrir un délai supplémentaire. À cet effet, il partage quelques recommandations (4). La première est la mise en place de politiques d’ ‘universalisme proportionné’. Si l’on veut véritablement agir sur l’ensemble du gradient social, il ne faut pas s’adresser uniquement aux moins bien nantis, mais concevoir des interventions qui touchent tous les groupes tout en étant proportionnelles au désavantage social et aux besoins.

Ensuite, il faut agir sur les facteurs fondamentaux dès l’enfance en favorisant l’accès aux ressources que sont le revenu, l’éducation et le pouvoir. Troisièmement, il faut réduire l’exposition des groupes de faible niveau socio-économique aux risques auxquels ils sont surexposés, par exemple à travers leurs conditions de travail ou leur habitat. En quatrième lieu, il convient de favoriser l’accès à un système de soins qui réduise les inégalités sociales de santé qui sont déjà présentes. Cinquièmement, il est important de travailler à réduire les conséquences d’une maladie ou d’un handicap sur la situation sociale (par exemple, faire en sorte que la maladie n’ait pas pour conséquence une perte d’emploi). Enfin, il faut développer l’évaluation d’impact sur la santé et l’équité. Thierry Lang défend aussi le fait que la mise en œuvre des interventions nécessite un support méthodologique, soit des méta-programmes et des équipes de soutien.

L’impact des interventions sur le gradient social

Dans certains domaines, comme la santé au travail, l’habitat ou la petite enfance, les études concordent pour mettre en évidence une multitude de liens entre situation socio-économique et (problèmes de) santé ainsi qu’un véritable impact des interventions visant à réduire les inégalités sociales de santé.

Dans d’autres champs, les inégalités ont été moins prises en compte. «On en sait notamment peu sur les effets sur le gradient social des interventions contre le tabagisme», regrette le professeur toulousain. «Or, le comportement tabagique et la tentative d’arrêt sont influencés par une multitude de déterminants sociaux tels que le contexte macrosocial, les dispositifs d’aide, le support de l’entourage, les normes sociales ou encore le sentiment d’auto-efficacité développé au cours de la petite enfance».

Ailleurs encore, il persiste ce que Thierry Lang appelle des ‘taches aveugles’, des questions évitées ou non posées. Dans le domaine des soins de santé, l’objectif de favoriser l’accès à un système de soins qui réduise les inégalités sociales de santé est loin d’être atteint. Par exemple, une étude menée sur un groupe de personnes diabétiques indique qu’en France, près de deux fois plus de fond d’œil sont prescrits aux patients qui ont fait des études supérieures qu’à ceux qui ont un niveau d’études élémentaires. Cette différence est peut-être due à la surestimation de l’état de santé par les médecins, qui est d’autant plus importante qu’ils se sentent socialement éloignés de leurs patients. D’un champ à l’autre, les recherches font donc une place variable à l’impact des interventions sur le gradient social.

Regard terne sur les politiques canadiennes

La parole fut ensuite donnée au docteur Marie-France Raynault, dont la biographie n’est pas moins riche (5), pour retracer le chemin parcouru au Québec depuis quatre ans dans le domaine de la lutte contre les inégalités sociales de santé. L’année 2008 ne vit pas seulement la tenue de la Rencontre francophone internationale sur les inégalités sociales de santé, ce fut aussi celle de la publication de Combler le fossé en une génération, le rapport final de la Commission sur les déterminants sociaux de la santé de l’OMS présidée par Michael Marmot. «Un rapport qui appelle les choses par leur nom», affirme Marie-France Raynault : «Pour abolir les inégalités sociales de santé, il faut s’attaquer à la répartition du pouvoir, de l’argent et des ressources».

Pourtant, depuis cette époque, les inégalités sociales ne cessent d’augmenter au Canada, amenant le pays de la Charte d’Ottawa à s’éloigner de la moyenne des pays de l’OCDE pour rejoindre les résultats déplorables des États-Unis !

«Aujourd’hui, les politiques fiscales et les redistributions ne parviennent plus à compenser les inégalités, comme c’était le cas avant le milieu des années nonante. En même temps, la part des revenus des plus riches a augmenté et le taux d’imposition a chuté» regrette la chercheuse. Commentant une loi récemment adoptée sous l’égide du Premier Ministre Stephen Harper, elle prévoit que les prochaines modifications au régime de retraite, au système de chômage et au principe d’équité salariale auront des répercussions négatives importantes sur les inégalités sociales dans les années à venir. Ainsi s’efface l’image internationale d’un Canada pionnier de l’équité…

Que fait-on demain matin ?

Marie-France Raynault pose la question et tente à son tour d’y apporter les meilleures réponses. Le Québec étant une province canadienne, il est forcément marqué par les législations fédérales. Mais en marge de ces décisions politiques, les citoyens et les organisations se mobilisent.

«Des mouvements récents comme celui des indignés ou le Printemps érable montrent que la population québécoise est sensible aux conséquences des nouvelles législations sur le sort des plus fragiles» partage Marie-France Raynault avec espoir. Des rapports régionaux prônant la nécessité d’une action intersectorielle concertée, des plans d’action locaux, des travaux de surveillance, des tables de concertation voient le jour à travers le Québec, donnant la priorité à la réduction des inégalités sociales de santé.

L’évaluation d’impact sur la santé est aussi en plein développement. Pour cette chercheuse engagée, «il faut que nous, les acteurs de santé, soyons les vecteurs de cette vérité : les conditions de vie sont le facteur principal de santé.» Rejoignant Thierry Lang, elle prône également une veille scientifique de l’impact des interventions et programmes sur les inégalités sociales de santé. Selon la fondatrice de l’Observatoire montréalais des inégalités sociales et de la santé, les fruits de ces différentes actions sont déjà visibles : «Malgré leur augmentation au Canada, les inégalités sociales de santé ne se sont pas accrues à Montréal. Elles ont même diminué, notamment grâce aux actions de la santé publique.»

Le rôle de l’État et des intervenants de santé

Après la conférence plénière, les participants se répartirent dans les journées thématiques proposées autour du thème transversal de «la connaissance, levier d’influence». Plus de 200 d’entre eux avaient choisi la journée traitant des inégalités sociales de santé, au cours de laquelle plusieurs intervenants se succédèrent pour explorer le rôle de l’État en matière de réduction des inégalités sociales et le cadre d’action des professionnels de la santé publique sur les déterminants sociaux de la santé (6).

Parmi les conférenciers du jour, la syndicaliste Claudette Carbonneau a parcouru l’histoire des fonctions assumées par l’État, dépeignant les acquis et les perspectives dans trois domaines influençant les inégalités : le statut des femmes, l’éducation et les lois du travail.

Le philosophe Jean Bédard a quant à lui partagé ses considérations sur les concepts de valeur humaine, de dignité et d’inclusion, dans un monde où la valeur économique détermine trop souvent la valeur ontologique ou sociale.
Plus tard, les participants purent assister à la présentation de plusieurs initiatives régionales et d’une série de défis que doivent relever ceux qui s’investissent dans la lutte contre ce que Thierry Lang qualifie de «fait social extrêmement têtu».

Une nouvelle plate-forme francophone sur les inégalités sociales de santé

Lors de la journée thématique des JASP consacrée aux inégalités sociales de santé, la section des Amériques du Réseau francophone international pour la promotion de la santé (RÉFIPS) a procédé au lancement de son tout nouveau site www.tribuneiss.com. Une quarantaine de participants étaient présents. Sur le site de la Tribune sur les Inégalités Sociales de Santé, les fréquentes mises à jour permettent aux utilisateurs de rester informés des événements, publications, initiatives et ressources liés à la question des inégalités sociales de santé dans le monde francophone.

Mais ce n’est pas tout : outre cette veille informationnelle, la Tribune héberge une base de connaissances plutôt fournie sur les inégalités sociales de santé. Celle-ci comprend actuellement quatre thématiques : les inégalités sociales de santé, les déterminants sociaux de la santé, les stratégies pour réduire les inégalités sociales de santé et les politiques publiques favorables à l’équité.

D’autres thématiques devraient être disponibles dans les prochains mois : les problèmes de santé en lien avec les inégalités sociales de santé, l’évaluation des interventions de réduction des inégalités sociales de santé, les données chiffrées et les données de surveillance.

Présentée sous forme de documents Powerpoint téléchargeables, la base de connaissances permet des usages multiples, adaptés aux publics qu’elle vise, soit les professionnels de la santé, les intervenants, les enseignants et les étudiants notamment.

À partir des Powerpoint, il est possible de concevoir son propre outil en sélectionnant et en adaptant les diapositives choisies à des fins de sensibilisation, d’information ou de formation, de se servir de quelques dias sans adaptation pour animer une présentation sur un concept précis ou encore de s’inspirer d’exemples recensés à travers le monde. La Tribune et la base de connaissances découlent de travaux réalisés au lendemain de la Rencontre francophone internationale sur les inégalités sociales de santé de 2008 et sont les fruits des efforts conjoints de très nombreux collaborateurs, au Québec et dans le monde francophone. Certains lecteurs d’ Éducation Santé s’y reconnaîtront probablement…

(1) Éducation Santé, numéro 245, mai 2009, http://www.educationsante.be/es/sommaire.php?dem=245
(2) Nous vous présenterons prochainement une initiative belge impliquant à la fois le niveau fédéral et les entités fédérées.
(3) Thierry Lang est professeur d’épidémiologie à l’Université Toulouse III et au CHU Toulouse. Il est également président du groupe de travail sur les inégalités sociales de santé du Haut Conseil de la santé publique en France. Il est aussi responsable de l’équipe «Inégalités Sociales de Santé, cancer et maladies chroniques» de l’Unité mixte 1027 INSERM – Université et directeur de l’Institut Fédératif d’Études et de Recherches Interdisciplinaires Santé Société (IFERISS).
(4) Inspirées de J. Kemm et al., Health Impact Assessment, Oxford UP, 2004
(5) Chercheuse, médecin, professeur au Département de médecine sociale et préventive de l’Université de Montréal, chef du département de santé publique du Centre hospitalier de l’Université de Montréal, Marie-France Raynault est aussi la fondatrice de l’Observatoire montréalais des inégalités sociales et de la santé et la directrice du Centre de recherche Léa-Roback sur les inégalités sociales de santé de Montréal.
(6) Les présentations des conférenciers peuvent être téléchargées sur http://jasp.inspq.qc.ca/2012-reduire-les-inegalites-sociales-de-sante.aspx