Alors que l’insécurité alimentaire s’accentue en Belgique, Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des Services Sociaux (FDSS) fait part de ses réflexions sur les relations entre social, environnement et démocratie. Elle revient sur l’exemple concret du dispositif des BRI-Co. qui tente de réparer les liens entre les habitant.e.s et leurs quartiers autour d’un repas gratuit.
Les Belges les plus précaires ont des difficultés à accéder à une alimentation de qualité. Certains partis, associations et mouvements défendent la mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation. Cela vous semble utopique, pourquoi ?
Céline Nieuwenhuys : Avant même d’envisager la création d’une huitième branche de la sécurité sociale, on pourrait mener plein d’actions intermédiaires intéressantes et réalistes à court et moyen terme pour mettre en œuvre de manière effective le droit fondamental à l’alimentation.
Des acteurs associatifs construisent des projets d’accès à l’alimentation sous forme de cuisines de quartier, de potagers collectifs, de groupements de maraîchers. Ce sont des projets très enthousiasmants et essentiels.
Avec la concertation des acteurs de l’alimentation (CAA), nous pensons que des décisions politiques courageuses pourraient avoir des effets structurels pérennes. Par exemple si les autorités décidaient de rendre les cantines scolaires gratuites et d’y servir des repas issus de filières locales. Côté fourche, cela permettrait aux agriculteurs d’avoir des débouchés sûrs qui les sortiraient de la dépendance à l’agro-industrie. Côté fourchette, cela réduirait les inégalités sociales de santé. Et progressivement on pourrait ainsi structurer des filières alimentaires de qualité et locales.
Vous proposez de créer un modèle de lutte contre la précarité alimentaire à partir des besoins des familles monoparentales. Pour quelle raison ?
Je pense que toute politique devrait prendre pour référence une mère de trois enfants, monoparentale, précaire, qui est contrainte d’aller chercher un colis dans un service d’aide alimentaire. Quand elle en est là, c’est qu’elle a épuisé toutes les solidarités de quartier, familiales, et peut être même qu’elle a des dettes et fuit ses créanciers.
Ensuite, l’alimentation, ce n’est pas qu’une question de moyens, c’est aussi une question de temps et d’espace. Je me mets à la place d’une maman solo. Si je vivais dans un espace minuscule, avec une toute petite cuisine, de l’humidité sur les murs, je pense que le soir, avant de rentrer chez moi, je me précipiterais au supermarché du coin, parce qu’à l’arrêt de bus, j’ai vu la promotion des lasagnes à moitié prix à 1,25 € au lieu de 2,50 €. Et je remplirais mon congélateur.
L’insécurité alimentaire augmente, l’accès à la nourriture de qualité se dégrade, et la santé des populations les plus précaires aussi. 20% des Belges, 30% des Bruxellois·e·s et 18% des Wallon·e·s vivent dans une situation difficile, avec un revenu inférieur au seuil de risque de pauvreté. Cette situation constitue le terreau des petites et grandes précarités et est étroitement liée aux problématiques de santé. Pour nous cela pose à la fois une question sociale, démocratique et environnementale. Et la santé est dans les trois volets.
L’insécurité alimentaire correspond au fait de ne pas avoir accès de manière régulière à des aliments sains et nutritifs en quantité suffisante. Une alimentation normale permet au corps de se développer normalement et de mener une vie active.
Sur la question environnementale, vous utilisez souvent l’expression « fin du monde, fin du mois, même combat ». Comment la crise climatique aggrave-t-elle cette insécurité alimentaire ?
L’insécurité alimentaire est indissociable de la crise environnementale et agricole. Toutes les semaines, une coopérative ou un agriculteur rend les gants. Si on n’agit pas là-dessus, on peut danser sur notre tête, on sera de plus en plus dépendants de l’agro-industrie polluante.
Les personnes comme moi pensent limiter la crise écologique en utilisant un vélo électrique, et en faisant leurs courses au marché bio… Et pourtant, je consomme malgré tout beaucoup plus que mon voisin d’en face, qui roule avec une vieille voiture polluante et qui fait ses courses en grande surface, achète des bouteilles d’eau en plastique, parce que son fournisseur lui a coupé l’eau. Une personne issue de la classe moyenne, qui ne roule pas sur l’or, consommera toujours plus qu’une personne précaire.
Ce qui est terrible, c’est que ces personnes précaires sont d’une certaine façon assignées à une dépendance à l’agro-industrie. Elles n’ont pas d’autre choix que de faire des courses dans une enseigne de hard discount, voire d’y travailler. Pire, quand elles doivent aller chercher un colis alimentaire, elles y trouvent à nouveau des aliments ultra-transformés.
C’est d’une grande violence – surtout à l’heure où dans les écoles, on fait beaucoup de sensibilisation à l’environnement et où les modes de vie qui ne sont pas “écolo” sont stigmatisés.
Depuis 2010, vous tentez de mettre l’aide alimentaire au cœur du débat public. La concertation des acteurs de l’alimentation (CAA), que vous pilotez au sein de la FDSS, a publié un mémorandum en février 2024, pourquoi est-ce essentiel ?
Déjà avant le Covid, près de 500 000 personnes dépendaient en partie des services d’aide alimentaire pour leur accès à l’alimentation. Le problème, c’est que l’aide alimentaire est devenue structurelle, alors qu’elle devrait rester ponctuelle de l’ordre de l’humanitaire. Cela devient un sous-secteur économique, organisé avec des bouts de ficelles ou par des professionnels non issus du secteur de l’alimentation sur base d’invendus de la grande distribution – ce qui dédouane l’agro-industrie de la culpabilité de la surproduction. Un problème environnemental en soi.
Sur la question de la démocratie, la FDSS a mené des expérimentations autour de cantines éphémères à l’échelle de micro-quartiers en Wallonie et à Bruxelles. Pouvez-vous nous les décrire ?
Nous avons déployé un outil d’intervention dans des micro-quartiers pour créer des cantines de quartier, chaleureuses et éphémères, qui favorisent la rencontre entre et avec les habitants. Ces dispositifs baptisés BRI-Co (Bureaux de Recherches et d’Investigation sur les Communs) visent à réparer la relation entre l’habitant·e et son quartier (voisin·e·s, collectifs citoyens, associations, institutions locales…).
Le tout premier BRI-Co a eu lieu avant la crise Covid à Bois-du-Luc dans le Hainaut. Le principe consiste à aller sur le territoire précaire – inviter les forces vives pour qu’elles nous racontent leur territoire. On choisit un lieu neutre : idéalement un vieux bistrot. A l’entrée du lieu, on affiche sur un grand panneau : « ici vous pouvez manger gratuitement, ici vous pouvez réparer » . On entend la réparation au sens large : réparer les liens sociaux.
On invite les habitants de façon artisanale d’abord avec des invitations papier, puis un crieur harangue les passants dans la rue. Le premier jour, les personnes les plus téméraires, viennent seules, puis elles reviennent le lendemain, – on essaie toujours d’avoir un mercredi pour qu’elles puissent venir avec leurs enfants. Deux restaurateurs préparent un menu de haute qualité. Un repas gratuit, c’est une accroche très forte. Vient qui veut, libre à chacun.e de se présenter ou de rester anonyme.
On entame la discussion. « Si vous deviez réparer quelque chose dans votre vie, qu’est-ce que vous feriez ? » Ce qui ressort en priorité concerne : l’accès à l’alimentation, l’emploi et l’amélioration du lieu de vie (la dératisation, la végétalisation des espaces, la pollution).
On est dans de la démocratie primaire pour résoudre des problèmes quotidiens. Par exemple, à Bois-du Luc, la plaine de jeu était systématiquement démontée parce que les personnes se chauffaient au bois. En redonnant la parole, on redonne du pouvoir d’agir – surtout dans les quartiers où la communication est rompue.
Est-ce que ces BRI-Co préfigurent des actions pour l’avenir ?
Lors du Forum de la Transition Juste (organisé par l’institut fédéral pour le développement durable (IFDD), il est ressorti qu’il était important de construire une véritable démocratie territoriale. Les thématiques pointées dans le rapport final du comité scientifique du Forum recoupaient ce qui avaient émergé lors des BRI-Co (40 en région bruxelloise, 5 en Wallonie).
Maintenant, il faut aller vers les gens et construire avec eux. Il n’existe pas de solution clé sur porte, il faut faire en fonction du territoire. Ce rapport est un bon outil pour aborder les questions environnementales à partir de ce qui préoccupe les gens. Il faut le faire de la manière la plus démocratique possible, consulter et entendre les habitants sur la manière d’affronter ces questions.
Le BRI-Co est un outil, il en existe beaucoup d’autres. Ce qui nous semble important, c’est de sortir la question environnementale des débats techno-solutionnistes et d’embarquer la population, particulièrement celle qui est la plus touchée, sur les pistes à construire, collectivement à l’échelle des lieux de vie.
Plus d’info :