Cet article propose un tour d’horizon sur les tenants de l’évaluation Seneval. Celle-ci a porté sur trois projets pilotes qui ont ciblé en Région bruxelloise la promotion de l’autonomie et du bien-être des personnes âgées vivant à domicile. Pour une compréhension plus complète des spécificités de chacun des trois projets ainsi que les étapes de l’analyse qui a permis d’extraire deux modèles intégrés d’aide et de soins, nous renvoyons le lecteur au rapport d’évaluation [1].
Les autrices
Gaëlle AMERIJCKX: Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale.
Céline MAHIEU: Ecole de santé publique, Centre de recherche interdisciplinaire en Approches sociales de la santé, Université libre de Bruxelles.
Cadre des projets pilotes et de l’évaluation scientifique
Entre 2018 et 2022, la Commission communautaire commune (Cocom) a financé en Région bruxelloise trois projets pilotesvisant à élaborer et tester un modèle intégré d’aide et de soins pour des personnes âgées vivant à domicile, en s’appuyant sur les capacités de la communauté locale. CitiSen (quartier Brabant à Schaerbeek) porté par l’asbl Maison Biloba, Zoom Seniors (quartiers Anneessens, Marolles et Stalingrad à Bruxelles-Ville et quartiers Porte de Hal et Bosnie à Saint-Gilles) porté par l’asbl Gammes et Senior Solidarité (quartiers Chasse-Jourdan à Etterbeek) porté par le service communal Contact Plus ont ainsi travaillé à promouvoir l’amélioration de la qualité de vie et le bien‐être des personnes âgées en perte d’autonomie dans leur environnement de vie.
Les projets, sélectionnés sur base d’un appel, ont déployé leurs stratégies au travers de quatre volets de travail, tels que définis dans le cahier des charges de la Cocom : (1) faciliter la prise en charge précoce, globale, intégrée et multidisciplinaire centrée sur les besoins des personnes âgées, en perte d’autonomie ou en besoin de soins complexes; (2) développer le réseau d’aide et de soins et social de quartier ; (3) visibiliser l’offre d’aide et de soins du quartier; et (4) créer un cadre de vie favorable.
En vue d’appréhender les apports et les acquis de l’expérience de ces projets pilotes, l’Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale s’est adjoint l’expertise de chercheur-e-s universitaires issus de l’ULB et de la VUB. Sous la coordination de Céline Mahieu, l’équipe d’évaluation était également composée de Dominique Verté, Gaëlle Amerijckx, Emily Verté, Ruth-Janet Koumba et Manon Steurs [2] et a porté son attention sur trois niveaux de questionnement : (1) quelles stratégies ont été mises en œuvre au sein des trois projets pilotes en vue de favoriser le maintien à domicile des personnes âgées dans de bonnes conditions ? ; (2) quels sont les impacts des projets pilotes sur le bien‐être des personnes âgées et sur l’organisation du système local d’aide et de soins ? ; (3) quels sont les éléments de transférabilité issus de l’expérience de ces trois projets pilotes pour un élargissement en Région bruxelloise ?
Eléments de méthodologie de l’évaluation réaliste
Selon l’approche dite réaliste, mobilisée dans ce travail (voir l’encadré), l’évaluation s’est attelée à répondre aux questions suivantes : pourquoi un modèle d’aide et de soins intégrés visant le maintien à domicile des personnes âgées fonctionne ou non ? Comment ? Pour qui et dans quel(s) contexte(s) ?
L’évaluation de type réaliste est une orientation conceptuelle qui reconnait dans l’évaluation la centralité des éléments de contexte [C]. Ceux-ci viennent façonner les interventions [I] déployées par les acteurs [A] impliqués sur le terrain et expliquer ce qui est à l’œuvre en termes de résultats [O] (pour « Outcomes ») opérés. A l’intersection entre ces ressources [C – A – I] et les résultats [O] opèrent des mécanismes [M], comme autant de rouages dans le modèle causal. Les cinq éléments ICAMO sont nommés « composantes » dans l’approche réaliste. Au travers d’un travail en étapes, un ensemble d’hypothèses (ou configurations) vont être identifiées, affinées et validées auprès des acteurs sur la manière dont s’agencent les composantes ICAMO en vue d’élaborer un modèle, dont l’étape d’affinement ultime constitue une « théorie de programme » (Pawson et Tilley, 1997).
L’équipe d’évaluation s’est, à cette fin, basée sur une méthodologie mixte combinant des données produites par les projets eux-mêmes et des données spécifiquement collectées par l’équipe d’évaluation, à savoir des entretiens avec les projets et leurs bénéficiaires, une consultation des partenaires locaux des projets ainsi qu’un entretien de groupe auprès d’acteurs régionaux.
Le rapport d’évaluation se compose d’une première section de résultats qui présente chaque projet sous la forme d’une monographie, comprenant notamment la présentation des interventions [I] menées. La section suivante est consacrée à l’analyse inter-cas qui présente les configurations ICAMO élaborées pour chacun des trois objectifs des modèles intégrés d’aide et soins de proximité pour les seniors [3]. L’affinement de ces configurations débouche sur deux modèles d’aide et de soins intégrés. Le dernier chapitre met quant à lui en discussion ces résultats autour de cinq questions-clé pour la transférabilité des modèles en Région bruxelloise.
Aboutissement de l’analyse réaliste : deux modèles identifiés
Les deux modèles d’aide et de soins intégrés que nous présentons ici constituent l’aboutissement de l’analyse réaliste. Il faut d’emblée noter qu’ils se présentent dans les trois projets parfois de manière hybride ou composite, parfois de façon plus dominante. Ainsi il faut considérer leurs composantes essentielles davantage comme une grille de lecture distinguant les grandes orientations prises par les projets que comme le révélateur d’entités monolithiques.
Le premier modèle est centré sur la Distribution dans la communauté. Il se caractérise par la flexibilité des partenariats qu’il développe, notamment dans le travail de détection des seniors fragiles, et qui intègrent largement la communauté locale dans l’élaboration et la réalisation d’actions. On parle ainsi d’une « communauté d’action » où les rôles de chacun-e sont construits au départ et selon le projet qui se développe. L’accent est également mis sur la formation et l’information des seniors eux-mêmes et de leurs aidants proches (dans une logique d’autonomisation), notamment au service de l’objectif de création d’un cadre de vie favorable dans le quartier.
Le second modèle est, lui, centré sur l’Institutionnalisation. Il procède d’une démarche structurée et systématique afin d’assurer le travail de détection des seniors fragiles, notamment grâce à une procédure élaborée et mise en œuvre avec des partenaires institutionnels du projet. L’accompagnement global des seniors s’opère ici au travers d’une « segmentation institutionnalisée », où les rôles de chacun-e sont déterminés en fonction de la place occupée par chaque partenaire – pourrait-on dire préexistante – dans le système local. Et s’agissant de la création d’un cadre de vie favorable, les actions menées dans ce modèle promeuvent ou s’intègrent aux activités pré-existantes.
De façon transversale, revenons maintenant sur la présentation des composantes – au sens de l’évaluation réaliste – de ces deux modèles. L’analyse des contextes [C] et des acteurs [A] impliqués dans les projets CitiSen, Zoom Seniors et Senior Solidarité permet de comprendre les éléments qui ont contribué à l’émergence de chaque modèle. Ainsi les modalités d’implication des pouvoirs publics locaux (Communes et CPAS) semblent être déterminantes en ce qu’elles impriment aux projets un certain mode de régulation des décisions et du fonctionnement : flexible ou systématique, ancré dans la communauté ou dans les institutions. L’échelle territoriale est un autre élément contextuel important ayant guidé la concrétisation des projets : le niveau « quartier » semble plus propice au développement de la première configuration, alors que dans les autres projets le groupement de quartiers voire le territoire communal a été couvert. Les caractéristiques du public visé sont également importantes : la présence d’une grande diversité (versus l’homogénéité) sociale et culturelle des seniors de la zone territoriale concernée et le niveau d’intégration de ceux-ci aux communautés présentes dans le quartier (versus leur isolement) ont conduit les projets pilotes à privilégier respectivement le premier ou le second modèle.
Quant aux mécanismes [M] identifiés, qui activent les possibilités de réalisation des missions au sein des projets, se dégagent clairement : l’investissement des différents lieux-clés de vie de la personne âgée, la reconnaissance de l’apport de chaque partenaire (notamment les acteurs informels et aidants proches et les personnes âgées elles-mêmes), la capacitation des acteurs (via des formations, des outils mis à disposition, etc.), le conventionnement du cadre des interventions (via notamment une formalisation écrite), la décentration par rapport au métier et aux cadres de travail habituel (dans le cadre du temps consacré hors de son organisme au bénéfice du projet pilote), l’absence d’arbitraire dans la sélection des acteurs faisant partie de l’éventail de l’offre, l’enrôlement des hiérarchies qui composent le partenariat (pour assurer l’engagement durable des travailleurs ‘détachés’), le développement d’une éthique relationnelle, l’organisation de la réciprocité des compétences et attitudes échangées entre partenaires ou acteurs du projet, l’utilisation des éléments du diagnostic initial (besoins et ressources du territoire), l’articulation entre le projet (au niveau de l’échelle d’intervention et du public visé) et d’autres initiatives locales social-santé visant des publics vulnérables.
Enfin en termes de résultats [O] et de contribution au réseau d’acteurs et à l’accompagnement des seniors, le premier modèle se caractérise par une participation plus diversifiée et distribuée entre les différentes catégories d’acteurs (social et santé, formel et informel). Dans le second, les services proposés vont davantage s’inscrire dans les rapports de confiance privilégiée qu’entretiennent les acteurs institutionnels avec certains de leurs partenaires. Enfin, les équipes de coordination impliquées dans le second modèle ont davantage tendance à s’impliquer dans l’accompagnement direct des seniors, incarnant celui-ci, tandis que dans le premier, le relais vers et avec les partenaires reste l’activité maîtresse : la continuité du lien entre les personnes âgées et le projet s’organise autour des lieux décentralisés d’accueil des publics (guichets).
Réflexions sur la transférabilité de ces modèles : qu’en retenir ?
Au départ de l’expérience des trois projets, cinq constats ont été identifiés dans l’analyse comme « nœuds » intervenant dans la question de la transférabilité vers un futur modèle intégré d’aide et de soins de proximité visant le maintien à domicile des personnes en Région bruxelloise. Loin de chercher à trancher en faveur de l’un ou l’autre des deux modèles identifiés dans l’analyse réaliste, ces cinq questions-clé contribuent surtout à baliser la réflexion lors de l’implémentation d’un tel projet : 1) Comment favoriser l’acceptabilité sociale et culturelle des différents points d’information et atteindre les publics les plus éloignés ? 2) Comment intégrer les acteurs sanitaires et sociaux aux modèles ? 3) Quelle articulation entre la fonction de relais et la fonction d’accompagnement ? 4) Quelles modalités d’implication des pouvoirs publics locaux sont pertinentes ? 5) Quels éléments permettent de déterminer l’échelle territoriale pertinente ?
Ces questions ont été traitées dans le rapport d’évaluation grâce à une revue ciblée de la littérature internationale et à la tenue d’un entretien de groupe avec des acteurs régionaux des sphères sociale et santé. En synthèse, l’exploration de ces questions-clé nous ramène à l’enjeu central du travail relationnel dans ce type de projet, et particulièrement en vue de favoriser son acceptabilité sociale et culturelle. Ce travail relationnel s’opère au travers d’une ou de plusieurs fonctions (coordination, relais, accompagnement…), sur le temps long et dans une nécessaire continuité d’actions. Il nécessite un contexte de réalisation stable, afin que la connaissance du territoire et l’expertise métier puissent se développer. Pour pallier les problématiques structurelles de turn-over des professionnels et favoriser le relais entre intervenants au bénéfice des seniors, l’ancrage de l’orientation et de l’accompagnement des personnes dans un espace délocalisé tel qu’observé dans la première configuration (Distribution dans la communauté), plutôt qu’une logique incarnée dans une personne spécifique (zorgcoach ou facilitatrice seniors) est préféré.
L’élaboration de partenariats avec les pouvoirs locaux est déterminante dans le développement de tels projets. Il importe de négocier au plus tôt leur inclusion dans la dynamique et d’articuler au mieux leur degré d’implication en tenant compte de celle du secteur associatif, eu égard, entre autres, à son potentiel d’innovation.
Sur le plan de l’intégration du social et de la santé, qui plus est à l’échelle locale, trois lignes de force se dessinent dans la logique d’articulation optimale au sein du modèle. La première touche aux dynamiques territoriales : le niveau optimum de mise en contact des seniors avec les services s’opérerait à l’échelle de quartier(s), à la différence du renforcement des réseaux qui s’opérerait plus avantageusement à l’échelon supérieur (communal). La seconde ligne de force porte sur les fonctions distinctes de relais et d’accompagnement des personnes : l’intégration de la santé et du social ne peut éviter les concurrences et redondances entre acteurs que grâce à la reconnaissance de la complémentarité et à la séparation des fonctions de relais et d’accompagnement entre acteurs. La troisième ligne de force revoie au rapport entre secteurs et (types de) besoins : la prédominance des besoins en termes d’aide à la vie quotidienne et d’aide sociale parmi les seniors semble plaider pour un modèle intégratif qui ne soit pas médico-centré. L’intégration s’articulerait plutôt au départ de l’accompagnement social qui s’adjoindrait la collaboration des acteurs de la première ligne de soins et de santé les plus à même de repérer une dégradation de la situation de la personne dans une perspective de détection précoce.
Loin d’épuiser le débat sur les défis que pose la matérialisation d’un modèle intégré d’aide et de soins à l’échelon local, le travail d’évaluation réalisé ambitionne de couvrir certains des éléments-clés des dynamiques et enjeux locaux préfigurant à la structuration régionale bruxelloise de l’offre socio-sanitaire. Au travers de ce rapide tour d’horizon, nous espérons vous avoir ainsi donné le sens de ce qui constitue le rapport d’évaluation Seneval.
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[1] Le rapport d’évaluation ainsi que son résumé – dont ce texte est extrait – et une présentation powerpoint du travail d’évaluation sont disponibles en français et en néerlandais, sur le site de l’Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale: https://www.ccc-ggc.brussels/fr/observatbru/accueil
[2] Gaëlle AMERIJCKX: Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale.
Céline MAHIEU et Ruth-Janet KOUMBA: Ecole de santé publique, Centre de recherche interdisciplinaire en Approches sociales de la santé, Université libre de Bruxelles.
Dominique VERTE: Belgian Ageing Studies, Vrije Universiteit Brussel.
Emily VERTE et Manon STEURS: Vakgroep Huisartsgeneeskunde en chronische zorg, Vrije Universiteit Brussel.
[3] Il s’agit des quatre volets de travail mentionnés plus haut et restructurés sous la forme d’objectifs : i) Entrer en contact et détecter les seniors en situation de fragilité pour visibiliser l’offre auprès d’eux ; ii) Favoriser un accompagnement global, intégré et multidisciplinaire ; iii) Contribuer à la création d’un cadre de vie favorable aux personnes âgées.