«Bien que ces vaches de bourgeois
les appellent des filles de joie
C’est pas tous les jours qu’elles rigolent
Parole parole
C’est pas tous les jours qu’elles rigolent»
(Georges Brassens , La complainte des filles de joie)
Dans nos deux articles précédents, nous avons traité l’aspect historique et juridique du phénomène, et cherché à démonter les idées reçues les plus répandues à son sujet. Nous avons aussi évoqué le débat toujours très vif entre partisans de l’abolition de la prostitution (en pénalisant notamment les clients) et ceux qui plaident plutôt pour une approche inspirée de la réduction des risques. Nous terminons ce tour d’horizon liégeois par une présentation des projets d’Eros Center dans la Cité ardente et à Seraing.
Quand a été prise la décision de fermer au 1er avril 2009 les deux rues de salons de prostitution situées près de l’ancienne ‘grand-poste’, la Ville de Liège a mis en place une réflexion de fond sur la gestion de la prostitution visible sur son territoire.
Un groupe technique s’est réuni régulièrement qui regroupait des membres du Conseil de Prévention Sécurité, des représentants de la zone de police locale, des représentants de l’autorité politique, et l’asbl Icar, déjà présente sur le terrain, notamment avec ses éducateurs de rue.
Ces personnes ont rédigé un argumentaire écrit de 35 pages, distribué dans les cercles intéressés début 2009, soit plus d’un mois avant la date de fermeture des salons (1).
C’est dire que la réflexion n’était pas improvisée. Ce groupe de travail est animé par la conviction qu’il est important de parvenir à assurer une gestion responsable d’un phénomène qu’il n’est pas possible d’éradiquer, qu’on le veuille ou non. Il a donc voulu clarifier les raisons qui le portent à considérer que le projet d’un centre de prostitution encadré constitue la réponse la plus appropriée, à différents égards, à une partie des problématiques rencontrées dans ce secteur à Liège.
L’enjeu consiste à faire en sorte que les mentalités évoluent et que le «travail du sexe» sorte autant que possible de la clandestinité, de façon à faciliter tant l’accès aux informations (de type policières) qu’à l’aide socio-sanitaire aux personnes, et ainsi tenter d’éradiquer la traite des êtres humains.
Au-delà, la finalité du projet est de favoriser l’insertion juridique, sociale et humaine des personnes prostituées, et de leur donner la possibilité de travailler dans de bonnes conditions de sécurité et de salubrité. Cette insertion sociale rendra plus facile une éventuelle reconversion professionnelle, luttant ainsi contre l’exclusion sociale très présente dans cette population.Ce groupe de travail est arrivé à la conclusion qu’un tel centre de prostitution ne pouvait pas être géré par la Ville de Liège, même si celle-ci souhaitait sa réalisation. Le «bordel municipal» de la Ville de Liège, ce n’est pas une image tolérable. Il est apparu que faire appel à des promoteurs privés risquait de voir l’entreprise infiltrée puis confisquée par des milieux mafieux déjà avides d’influence dans ce secteur.
La réflexion a débouché sur le projet de confier la gestion de ce centre à une asbl (depuis lors créée), constituée d’associations d’aide aux prostitué(e)s et de promotion de la santé, et de représentants de chacun des quatre partis politiques. La subtilité veut que ces derniers, tous mandataires communaux liégeois, siègent à titre personnel, et non comme délégués de leur parti. Autrement dit, ils n’engagent qu’eux-mêmes, et font rapport à leur parti. La présidente actuelle est Michèle Villain , permanente responsable de l’asbl Icar, association totalement subventionnée par les pouvoirs publics à tous les niveaux, qui vient en aide tant au niveau social que médical ou autres aux personnes prostituées de Liège et de Seraing. Le projet est développé en étroite concertation avec les services du Procureur du Roi et les instances judiciaires compétentes.
L’idée est que la Ville mette à disposition un terrain lui appartenant afin que l’asbl Isatis y construise le bâtiment ad hoc. La Ville se porterait caution de l’emprunt nécessaire à la construction, en se réservant le droit d’approuver les plans afin de pouvoir envisager une possible reconversion des lieux en cas d’échec du projet.
Revenons à la législation belge. Elle interdit trois choses: le proxénétisme, la tenue d’une maison de débauche et le proxénétisme hôtelier.
Le proxénétisme . Le proxénète est celui qui tire profit de la prostitution d’autrui. Autrement dit celui qui, sous prétexte de protection ou par contrainte, empoche tout ou partie du chiffre d’affaires de la prostituée. En l’occurrence tout sera mis en œuvre pour que la prostituée profite seule de son argent.
La tenue d’une maison de débauche . La jurisprudence précise que c’est la recherche du profit qui est constitutive de l’infraction. L’asbl Isatis ne compte pas tirer profit de l’activité. Il est même clairement précisé que les bénéfices probables de l’entreprise seront totalement investis dans l’aide sociale, la prévention, l’information, dans le but d’humanisation du métier ou dans la réorientation professionnelle.
Le proxénétisme hôtelier . «Quiconque aura vendu, loué ou mis à disposition aux fins de la prostitution des chambres ou tout autre local dans le but de réaliser un profit anormal» . Cette pratique est courante. Certaines maisons des rues du Champion ou de l’Agneau appartenaient à des personnes généralement considérées comme honorables, qui louaient leurs taudis à des prix astronomiques pour la seule raison que la zone était envahie par la prostitution. Ce sont des proxénètes aux mains propres. Ce commerce douteux continue rue Marnix à Seraing, et bien sûr ailleurs. L’asbl Isatis, en accord avec les services de police et l’aval du ministère public, sera à l’abri de ce genre d’accusation.
En conclusion, les conditions nécessaires pour que la prostitution s’exerce dans la légalité dans le cadre qui nous occupe sont les suivantes:
la personne prostituée est consentante et majeure;
le client est majeur;
la personne prostituée ne sollicite pas le client sur la voie publique;
la prestation ne s’effectue pas dans un lieu public;
la personne prostituée possède un lieu de travail ou loue un lieu de travail à une personne qui n’en retire pas un bénéfice excessif;
seule la personne prostituée elle-même tire profit de ses propres gains;
le client trouve la personne prostituée sans avoir recours à l’aide d’un tiers ou à la publicité (pas d’agence de prostitution ou de call-girls).
Pourquoi est-il nécessaire de garder des aspects visibles à la prostitution?
Au niveau policier, les difficultés d’enquête rencontrées sont toujours les mêmes: affluence de prostituées en situation illégale, faux documents, victimes peu coopérantes, structures criminelles puissantes… La suppression des aspects visibles de la prostitution mènerait à un renforcement de ses aspects clandestins, surtout si la législation devenait plus répressive envers les prostitué(e)s et/ou les clients.
Bien sûr les contacts par Internet existent et la difficulté d’estimation du phénomène tient notamment à la multiplicité des lieux virtuels de rencontre et au fait que chaque personne prostituée se fait souvent connaître sur plusieurs sites, et pas toujours sous le même pseudonyme. Le déploiement de la prostitution clandestine par Internet est un phénomène que les services publics cherchent à éviter autant que possible.
Mais Internet se superpose aux salons, et ne les remplace pas. De nombreux clients ne manipulent pas l’outil Internet. Le contact visuel est préféré aux photos, souvent trompeuses. Les personnes prostituées en salon soulignent le fait qu’elles s’y sentent plus en sécurité, du fait de la présence de collègues à proximité. Elles apprécient aussi de pouvoir effectuer une sélection visuelle en fonction de leurs critères personnels.
La zone de police locale, section mœurs, connaît bien ses habitué(e)s. Cette proximité permet de déceler rapidement tout indice de traite des êtres humains. La dispersion et l’isolement des victimes seraient préjudiciables à la recherche de filières.
Les travailleurs du sexe et leurs clients présentent un risque d’être confrontés à la violence sur le lieu de travail: agression, racket, insultes, menaces, viols… L’isolement aggrave ces risques.
Le fait de travailler dans un milieu dont l’aménagement est adéquat constitue un gage de sécurité et de protection. La prostitution clandestine comporte un risque de traquenards. En cas d’incident, il y aura des réticences à faire appel aux services de police dues au sentiment de se trouver en situation illégale, clandestine, ou simplement honteuse, que l’on soit prostitué ou client.
La prostitution «groupée» permet aussi aux services d’aide sociale et aux associations diverses de déceler les indices d’exclusion sociale, et d’ainsi aider les personnes concernées et leurs proches à retrouver une dignité mise à mal par leur activité marginalisée et les préjugés négatifs qui les accompagnent.
De même un suivi médical et l’accès aux services de prévention des risques liés à l’activité sera facilité: distribution de préservatifs, échanges de seringues, etc. La dispersion de la prostitution empêche cet accès aux personnes.
Enfin une structure encadrée permettrait la réduction du travail au noir et une insertion dans un statut juridique certes un peu coûteux mais protecteur: avec un régime de travailleur indépendant en ordre, la personne s’assure une couverture de sécurité sociale utile en cas de coup dur. Elle éviterait des situations illégales de cumul d’une activité prostituée avec des indemnités de chômage ou de CPAS, avec les risques d’exclusion et de redressements fiscaux qui pourraient accroître leur vulnérabilité économique.
Ne sommes-nous pas ici dans une stratégie de réduction des risques s’inscrivant dans une démarche de promotion de la santé physique, mentale et sociale? Cette stratégie a en effet pour objet de réduire les risques et de prévenir les dommages que la prostitution peut occasionner chez les personnes qui ne veulent pas arrêter de se prostituer. Elle a pour ambition de promouvoir la santé, le bien-être, la dignité et la citoyenneté des personnes prostituées. Elle s’attache à ne pas inciter et à ne pas banaliser la prostitution (2).
Quid du projet de centre de prostitution?
Notre but n’est pas de développer les aspects architecturaux ou financiers du centre de prostitution envisagé. En résumé, il s’agirait d’un bâtiment créé en forme de ruelle avec une petite place centrale, accessible par deux accès, comme un petit centre commercial. Des salons, au nombre d’une cinquantaine dans l’état actuel du projet, seraient face à face, et sans doute à l’étage. Chaque salon aurait une vitrine, et serait aménagé de façon adéquate pour l’usage. Des sanitaires, du chauffage et une sonnette de secours complèteraient l’installation.
Il faut insister sur le fait qu’un tel confort sanitaire est incomparable avec les conditions de travail qui existaient rue du Champion et de l’Agneau. Et que dire de la rue Marnix à Seraing!
Le site comporterait des bureaux de gestion administrative, des locaux d’entretien ménager et de buanderie, un local pour des entretiens médicaux, juridique ou sociaux, une conciergerie, et peut-être un terminal bancaire accessible aux clients pour des retraits et aux prostitué(e)s pour des dépôts.
Un commissariat de police serait installé à proximité. Le site présenterait peu de visibilité extérieure et serait fermé par des portes automatiques pour que n’y entrent que les personnes qui ont décidé, en connaissance de cause, d’y entrer.
Les salons seraient loués par tranches de 8 heures, avec possibilité d’occupation 24h/24 par pauses (ce qui est déjà pratiqué dans les anciens salons). Un secrétariat gérerait le calendrier d’occupation. Un dossier administratif serait tenu pour chaque locataire. Une aide serait proposée personnellement pour toutes les difficultés de vie de cette population généralement marginale ou précarisée.
L’asbl favorisera l’émergence de mécanismes de solidarité et la mise en place d’espaces de paroles pour tous les locataires de salons.
Un début de plan comptable prévisionnel a été établi: le projet semble financièrement viable de façon autonome. C’est évidemment un secteur naturellement lucratif, raison pour laquelle il est si convoité par les milieux criminels et mafieux. Les bénéfices générés serviront à toutes sortes de mesures sociales d’aide aux personnes prostituées (ou ex-prostituées) et à la prévention des risques liés au travail du sexe.
En 2009, de nombreuses prostituées liégeoises installées jadis dans les deux rues du quartier Cathédrale-nord ont été consultées sur leur intérêt pour l’idée d’un tel centre. À cette époque, elles se sont montrées fort intéressées et attendaient sa réalisation avec impatience.
À nos yeux, la principale faiblesse du centre Isatis est qu’il ne s’occupe que d’un seul type de prostitution, la prostitution de salon. On peut toutefois espérer que, par le sentiment de sécurité et de salubrité qu’il dégagera, il attirera des personnes qui pratiquent dans un environnement moins sécurisé ou sont l’objet de pressions.
Ce projet, en cas d’accord de soutien de l’autorité politique, sera affiné en fonction de la réalité et des demandes du secteur. Il continuera à se modeler à l’usage pour trouver sa vitesse de croisière. Un projet expérimental ne peut être parfait dès l’écriture du dossier. Il sera ajusté selon les besoins.
Il est porté par le bourgmestre de Liège, soutenu par les services de police, par le Parquet et les instances judiciaires. Il doit être soumis incessamment à l’approbation du Conseil communal de Liège. Le 21 décembre 2011, celui-ci a voté 1 € symbolique afin de montrer qu’il reste attentif au dossier.
Un projet similaire à Seraing?
Embrayant sur le projet liégeois, la ville de Seraing a aussi mis en préparation un centre de prostitution. Il faut savoir que, suite à la fermeture des deux fameuses ruelles de Liège, un grand nombre de filles ont émigré vers Seraing où s’est développé un spectaculaire quartier chaud. Il faut voir la rue Marnix, qui est une rue en cul-de-sac située non loin du centre de Seraing bas, en direction d’Ougrée. D’anciens corons minables ont été envahis par des néons illuminant des corps presque nus, dans des vitrines agrandies jusqu’au sol, sur deux niveaux.
Selon le bourgmestre de Seraing, plus de 200 filles en activité y sont recensées. Si on ajoute les clandestines, les occasionnelles et celles qui sont là par hasard, on peut évaluer à environ plus de 300 les filles ou femmes prostituées en activité (dont quelques travestis).
Les conditions sont glauques. Certaines maisons n’ont pas l’eau courante. Ne rêvons pas d’eau chaude. La situation est pire que dans les salons liégeois fermés il y a trois ans pour cause d’insalubrité. La section mœurs de la police de Seraing compte cinq agents, dont deux seraient en congé de maladie à long terme. Bien sûr le quartier fonctionne 24h/24 et 7 jours sur 7. C’est dire si l’endroit est quasiment devenu une zone de non-droit. Il faut le voir pour mesurer l’horreur de la situation. On y va en voiture, et sans descendre on peut se rendre compte de l’état des lieux.
Le bourgmestre de Seraing a donc désiré s’inspirer du projet Isatis pour mettre en chantier un centre de prostitution dans sa commune. Il a déterminé un endroit, non loin de là, a fait les expropriations, et a fait établir des plans en se basant sur le cahier des charges du groupe de réflexion liégeois. Il a ensuite convoqué une délégation de l’asbl liégeoise en leur annonçant que l’affaire était lancée, que le bâtiment sera réalisé et financé par la régie des bâtiments de la ville, et que le conseil d’administration chargé de la gestion de la structure sera composé majoritairement de délégués politiques.
Deux dossiers à suivre attentivement dans les prochains mois…Lire le premier et le second article de cette série.Chantal Leva , Directrice du Centre liégeois de promotion de la santé, membre du Conseil d’administration d’Isatis (3) et Michèle Villain , Coordinatrice d’Icar (4), Présidente d’Isatis
(1) Ville de Liège. Conseil communal consultatif de prévention et de sécurité. Argumentaire relatif au projet d’Eros Center. 2009. 39p.
(2) Charte de réduction des risques. Cette charte a été élaborée à l’initiative de Modus Vivendi asbl, dont l’objet social est la prévention du sida et la réduction des autres risques liés à l’usage de drogues en Fédération Wallonie-Bruxelles. Elle a fait l’objet d’une concertation avec l’ensemble des acteurs du secteur socio-sanitaire concernés par la problématique.
(3) Initiative sociale d’aide aux travailleurs indépendants du sexe.
(4) Association liégeoise de prévention, de suivi médical et de travail de rue auprès des personnes en lien avec la prostitution. Internet: http://www.icar-wallonie.be