Cette femme au pull vert choux est transie d’amour. «Je suis amoureuse de la cuisine asiatique!» Á voir le large sourire qui illumine le visage d’Isabelle Godin au moment où elle prononce cette phrase, on la croit sur parole. «Ceci étant, précise-t-elle, quand je vivais aux Philippines, je me serais coupée une jambe pour un morceau de fromage et un verre de vin.»Elle n’en a rien fait, préférant finalement revenir en Belgique, sa terre natale, au terme de plusieurs années passées en Asie. C’était au cours de ses études universitaires. «Nous sommes partis en famille, raconte-t-elle, le sourire aux lèvres. Mes trois enfants ont grandi sous les manguiers. Être soi-même habitant d’un autre pays que le sien donne une perspective différente sur le monde. C’est une richesse de se mettre au diapason d’autres cultures. La façon de vivre ensemble en Asie me convient parfaitement», explique-t-elle d’une traite.Dans sa bouche les mots vont vite mais ne se bousculent pas. Aucun doute : ses pensées sont claires, bien ordonnées, faciles à suivre. Elle égrène en toute simplicité les étapes de son parcours universitaire : «J’ai grandi à Bruxelles et fait toutes mes études ici. D’abord une licence en travail social puis un master en épidémiologie et en santé publique. Mes travaux m’ont conduite aux Philippines pendant deux ans pour étudier la planification familiale. Je suis partie en Haïti pour évaluer les travaux de coopération haïtianno-néerlandaise sur des projets de santé. Et au Cambodge et au Laos pour mener des études épidémiologiques à la fois sur la santé maternelle et infantile et sur la mortalité maternelle. J’ai travaillé ma thèse au Laos et terminé à Bruxelles. J’y explique le rôle des représentations sociales de la santé dans la genèse des inégalités sociales de santé autour de la naissance.» Depuis, la socioépidémiologie est restée sa discipline de prédilection et la promotion de la santé, un but. Le but ultime, qui consiste à «donner aux gens l’envie de préserver leur capital santé».
L’éloge de la danse et de la complexité
La pétillante Isabelle Godin n’est pas née de la dernière pluie. Elle sait que le paysage institutionnel actuel est défavorable à la promotion de la santé. «Les acteurs sont plus souvent en compétition qu’en coopération. Le secteur est en train de se détricoter», observe-t-elle. Pourtant, elle n’a ni l’intention de céder à la morosité, ni celle de rester les bras croisés à regarder le bateau couler. «Il y a beaucoup de choses à faire et ça, c’est vraiment motivant.» De toute façon, l’immobilisme ne ressemble pas à cette danseuse dans l’âme, qui à 56 ans pratique encore la danse classique. «J’ai un peu réduit la voilure récemment, corrige-t-elle. Mais je danse depuis toujours. Allier une musique qui nous parle au plaisir de bouger est un vrai bonheur. On ressent une ivresse collective à faire ensemble. Et puis, il faut tenir compte de l’espace de l’autre.»Á son retour de l’étranger, la jeune docteur en santé publique a dirigé pendant trois ans le service d’épidémiologie et d’information sanitaire de l’Observatoire de la santé de la province du Hainaut. Là, elle s’est efforcée de lier plus et mieux la recherche et l’action en promotion de la santé. «Il y a un chaînon manquant entre ce que l’on décide de faire et ce qu’on fait réellement sur le terrain. Sans doute est-ce en partie dû au fait que les acteurs ne parviennent pas encore vraiment à travailler ensemble au niveau des populations, même en santé communautaire», analyse-t-elle.Et de déplorer l’absence de politique de promotion de la santé, qui à son goût «devrait être réclamée comme une politique de santé publique car elle est un préalable indispensable à tous les choix favorables à la santé. C’est une question de justice sociale autant qu’un refus du fatalisme. Chacun doit pouvoir faire des choix qui lui correspondent et être en capacité de les assumer.»Seulement voilà, nous n’en sommes pas encore là. Isabelle Godin a bien quelques idées pour faire bouger les lignes. «Les messages et les recommandations sur la santé forment un discours encore moralisateur et par trop enfantin. Nous aurions tout intérêt à réintroduire de la complexité dans ce champ.»Edgar Morin. Une source d’inspiration pour Isabelle, une de ces voix qui lui parlent. Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir aussi l’ont beaucoup influencée. «Cela ne nous rajeunit pas», ironise-t-elle. Les noms de Rudolf Wirshow, qui fut le premier à faire le lien entre les conditions de travail et la santé, et d’Ignace Philippe Semmelweis, qui démontra l’importance de l’hygiène, surgissent dans la conversation. «Ces gens étaient des visionnaires, qui croyaient à ce qu’ils faisaient. Semmelsweis a tenté d’imposer dans la communauté médicale le lavage des mains auprès des femmes récemment accouchées. Considéré comme fou, il a été interné. Il est mort sous les coups de ses geôliers.»
D’une vie à l’autre
Partout dans la capitale belge, Isabelle se déplace en vélo. Elle en a fait un principe. «Avant, je prenais ma voiture mais c’est aberrant.» Elle pédalerait volontiers pour rejoindre le campus de l’Université Libre de Bruxelles si ce n’était pas si loin de chez elle. C’est qu’elle y mène trois vies professionnelles parallèles et complémentaires à l’École de Santé Publique.Dans la première, elle est enseignante en promotion de la santé, en histoire de la médecine et de la santé publique et en méthodologie. Au contact des étudiants, elle perçoit leur difficulté à appréhender la complexité du champ de la santé. «On traîne une vision sclérosée et dogmatique de la santé. Une vision édulcorée, pétrie de bons sentiments, de paternalisme et top-down. On aurait pourtant tellement intérêt à ne pas prendre les gens pour des immatures.»Quand elle se faufile dans sa deuxième vie, celle de chercheuse, c’est notamment pour interroger l’impact des conditions de travail sur la santé des travailleurs. «Lutter pour de bonnes conditions de travail contribue à la promotion de la santé, souligne-t-elle. Du même ordre d’idées que développer une épicerie pour que les gens aient accès à une nourriture saine ou installer des espaces de jeux sécurisés pour les enfants.»Elle est par ailleurs co-promotrice d’un projet interdisciplinaire monté en collaboration avec une université vietnamienne pour lutter contre la pollution domestique au Vietnam et réduire le nombre des affections pulmonaires qui lui sont liées. La socioépidémiologiste se rend sur place deux fois par an pour travailler avec ses collègues pneumologues, architecte et biologiste. «Le pays est en pleine effervescence, constate-t-elle. Le développement économique est au premier plan mais il y a des laissés pour compte du développement et beaucoup à faire pour promouvoir la santé au travers des conditions de travail, de la lutte contre les pollutions, de la protection de l’environnement. Car cette situation génère d’énormes inégalités sociales de santé.»Isabelle a une troisième casquette universitaire, celle de directrice du Service d’information promotion éducation de la santé (SIPES). Résultat : elle jongle plus qu’à son tour avec les données de santé et scrute notamment les informations concernant la santé des moins de 18 ans récoltées dans le cadre de l’étude européenne HBSC (Health Behaviour in School-aged Children).
Sans baguette magique
«Je suis une hédoniste profonde». C’est elle qui le dit. «J’aime travailler dans le plaisir et prends plaisir à travailler.» Outre la danse, compagne de toujours, Isabelle affectionne le piano qui le lui rend bien. «Je joue depuis l’adolescence mais continue à prendre des cours pour le plaisir de me motiver.» Hédoniste, vous dis-je. Le jeu à quatre mains a sa préférence pour le travail de mise en commun qu’il exige. «Nous proposons des concerts le samedi après-midi, ça fait très XIXe siècle!»Entre activités professionnelles et de loisirs, la vie d’Isabelle est réglée comme du papier à musique. Elle y ferait bien encore rentrer quelques mesures, pour le plaisir d’apprendre, de pratiquer, de manipuler. «Je voudrais apprendre les métiers de l’artisanat. Pour être ancrée dans la matière et dans la technique. Tout m’intéresse : la couture, la sculpture…» Ah et puis, si elle pouvait apprendre une langue aussi. Le russe ou le portugais par exemple. Du lao, appris au Laos, il ne lui reste presque plus rien mais elle parle encore un peu scebuano, un dialecte philippin. «C’est à chaque fois l’occasion d’apprendre une autre façon de penser et de mettre des nuances dans les interactions. Ceci dit, j’adore le français, son vocabulaire riche, son orthographe, sa poésie aussi.»Sensible à tant d’exhaltation, on lui offre une baguette magique et la possibilité d’exaucer un souhait ou deux. «Je vais vous faire une confidence, répond-elle. Son ton soudain est grave : Les baguettes magiques n’existent pas. Du reste, je trouve que disposer des choses sans avoir travaillé pour y parvenir gâche un peu le plaisir.»Certes. On remballe donc la baguette magique.Reste l’imagination et le jeu de l’esprit qui consiste à se projeter dans cinq ans. Bingo! «Je me vois bien vivre des journées qui laissent de la place à la vacuité. Le temps serait plus élastique et les choses désagréables passeraient vite pour laisser plus de place aux activités plaisantes. J’enseignerai encore je crois. Faire émerger du savoir est un exercice très enthousiasmant et un défi permanent car il s’agit de ne jamais décevoir ces gens qui vous écoutent. Ils sont là coincés avec vous dans une salle, sans fenêtre souvent, alors qu’il fait si beau dehors. Qu’ils apprennent quelque chose au moins.»Avec la femme pétillante à la chevelure poivre et sel vêtue d’un manteau qui camoufle son pull vert choux, nul doute qu’ils ne perdent pas leur temps.