Janvier 2014 Par Anne LE PENNEC Portrait

Chargé de mission santé à la Mutualité française, président de l’Association française des hémophiles, président de la conférence régionale de la santé et de l’autonomie d’Île-de-France, membre du conseil de surveillance de l’Assistance publique-hôpitaux de Paris au nom du Collectif interassociatif sur la santé… Porté par un engagement dévorant, Thomas Sannié rêve de délier la parole des malades et de la rendre audible aux oreilles des soignants et des décideurs. Et si en plus il parvenait à arrêter de fumer…

L’homme est de ceux qui militent avec une emphase et un naturel déconcertants. De ceux qui, installés en costume-cravate à la terrasse d’un café parisien à l’heure des premières cacahuètes de la soirée, n’hésitent pas à prendre à parti l’assemblée, la désignant d’un grand geste.

«Ici comme ailleurs, près d’une personne sur six est atteinte de maladie chronique. Ces gens prennent des traitements. Ce qui ne les empêche pas de boire un verre après leur journée de travail. Vous savez pourquoi? Parce que malades ou pas, nous sommes des humains d’abord, guidés avant tout par le principe de plaisir. Cette recherche du plaisir immédiat est un levier pour la promotion de la santé.» Lui commande une bière sans alcool. En attendant d’être servi, il réfléchit tout haut : «Les protocoles de soins de l’hémophilie sont connus et les médicaments sont accessibles, en France en tout cas. Pourtant, les dégâts articulaires subsistent chez beaucoup de patients. C’est le signe manifeste qu’il y a autre chose en jeu, une composante qui dépasse le médicament et qu’il faut prendre en compte. Lorsque votre traitement préventif consiste en une piqûre deux à trois fois par semaine, il arrive qu’on en saute une pour un tas de raisons toutes aussi valables les unes que les autres. Cette surdité-là des malades n’est pas neutre et doit être entendue.»

Subjectif et de mauvaise foi

Juriste de formation, Thomas Sannié a rejoint l’Association française des hémophiles (AFH) en 2003 d’abord en qualité de militant de base. «Le monde associatif manque cruellement de militants», plaide-t-il comme pour s’excuser d’avoir rapidement gravi les échelons qui l’ont mené à son actuel poste de président. L’hémophilie, «cette maladie familiale du sang et de l’enfance qui fait porter à la famille le poids de la culpabilité», il vit avec depuis toujours, comme 6000 personnes en France et un millier en Belgique. Deuxième coup du sort à l’âge de 13 ans lorsqu’il contracte le VIH et le virus de l’hépatite C. Le drame du sang contaminé en France éclate quelques années plus tard.

Thomas Sannié aurait ainsi pu investir pleinement sa place et son statut de malade, s’en contenter. D’autres le font. Pas lui, qui a préféré opter pour l’engagement associatif au sein de l’AFH mais également du Collectif interassociatif sur la santé (Ciss). «La maladie peut rendre triste et aigri. Il faut donner aux gens les moyens de la dissoudre pour qu’elle ne prenne pas trop de place, pas toute la place dans leur existence. Ils doivent pouvoir avancer non pas en citoyens de seconde zone mais en hommes et en femmes libres, debout, capables de faire des choix éclairés. Cela me paraît être un beau programme associatif et d’éducation pour la santé, non ?»

Dit avec la verve et la diction irréprochable de l’avocat qu’il fut pendant dix ans, le propos fait son petit effet. Thomas Sannié s’en amuse. «J’ai toujours eu besoin de plaider ma cause en tant que fils, cousin, patient, homme. La joie comme l’abattement, c’est moi. Les effets de manche, c’est moi aussi. J’assume ma subjectivité et ma mauvaise foi. À part ça, je suis un garçon adorable !»

De son propre aveu, Thomas Sannié a aussi appris l’art du compromis. Une nécessité pour un hémophile qui, un jour, a voulu jouer au foot. «Ma recette ? Courir un peu, être gardien et m’arrêter le plus souvent possible.» Convaincu des vertus du sport et de l’activité physique sur la santé, il les verrait bien occuper une place plus importante dans les stratégies et politiques nationales de promotion de la santé. «À l’AFH par exemple, nous aurions une vraie légitimité à parler de ce sujet, du lien avec la prévention de l’obésité qui a des conséquences sur les articulations

C’est aussi au corps et aux mouvements qu’il ferait appel s’il devait parler de santé à des élèves de 8 ans. Simple projection mentale, à la manière d’un jeu de rôle. «L’éducation pour la santé mérite un discours positif alors je valoriserai le beau geste, celui qui fait du bien. Je leur demanderai de s’étirer et de sentir leur corps», mime-t-il. «Parce que si je leur demande ce qu’est la santé, j’entends d’ici la réponse: ‘je n’en sais rien, je ne vais jamais chez le médecin’, diraient les bien-portants. Et ils auraient raison. On commence à savoir ce qu’est la santé quand on ne l’a plus

Les patients ne bégaient pas la parole des soignants, ils disent autre chose

Aux yeux de qui cherche à développer une éducation thérapeutique partagée entre soignants et patient, ce que sait ce dernier sur sa maladie constitue une expertise précieuse, véritable ressource pour lui-même, l’équipe soignante, les autres malades et leurs proches.

Thomas Sannié en est intimement persuadé. «Les soignants connaissent sur le bout des doigts la pathologie, ses signes cliniques, les traitements. C’est indéniable. Mais le patient, qui vit la maladie dans sa chair, en a une autre grille de lecture. Il ne bégaie pas ce que disent les soignants, non, il sait autre chose de tout aussi important. Sans compter que ses demandes, ses attentes ne sont pas les mêmes à 15, 25 ou 50 ans. Comment apporter les bonnes réponses en terme de traitement et de prise en charge si on ne prête pas attention à ce ressenti de la personne ?» Thomas Sannié se rappelle, amusé, la levée de boucliers consécutive à la proposition pionnière de l’AFH de former des ‘patients-tuteurs’. «C’est vrai, cela a pu être ressenti comme une provocation à l’époque, qui a engendré l’hostilité de bon nombre de médecins et infirmières persuadés qu’on était en train de leur voler leur boulot.» Avoir contribué et assisté aux premiers travaux de collaboration entre professionnels de santé et associations de patients (hémophiles, diabétiques ou personnes atteintes de maladies inflammatoires chroniques de l’intestin) lui laisse un goût de victoire. «Nous avions notamment invité Aides, l’association française de lutte contre le VIH et le sida. Le drame du sang contaminé était évidemment dans les esprits. Imaginez un peu les gens de Aides parlant avec des professionnels de l’hémophilie! C’est pour moi une grande fierté.» Depuis, un peu d’eau a coulé sous les ponts. Pas encore assez, probablement car des résistances demeurent. «Un patient concerné sait transmettre. Hélas, le pouvoir médical est tellement fort… La position qui consiste à inclure le patient dans la boucle reste parfois à la limite de l’audible pour certains professionnels de santé

En hémophilie, beaucoup de progrès ont été accomplis. Pour développer des programmes d’éducation thérapeutique à destination des patients et de leurs parents, l’AFH et ses partenaires professionnels de santé se sont adjoints les compétences du Laboratoire de pédagogie des sciences de la santé sis à l’université Paris XIII. Ils ont commencé à former des patients et parents-ressources qui animent avec des soignants des séances individuelles ou collectives. «Ils soulèvent des questions, partagent leur expérience, créent de la proximité avec les malades et leurs parents. Et traduisent concrètement le discours médical et soignant.» L’objectif à terme est de former une cinquantaine de ces patients-ressources pour intervenir dans tous les centres de traitements de France.

Plaidoyer pour des soins gentils et bienveillants

Silence soudain. Beaucoup choses ont été dites en peu de temps. Thomas Sannié jette un coup d’oeil sur son scooter garé sans antivol à quelques mètres. Évocation d’un entretien accordé au quotidien Libération un an auparavant à propos du malaise de l’hôpital français. «La pratique du soin gentil et bienveillant n’est pas enseignée (…) C’est impressionnant combien ces valeurs élémentaires du soin sont ignorées», déplorait alors le représentant des usagers de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP).

Le même précise à présent sa pensée : «Un soin est gentil lorsqu’il est bientraitant. La bienveillance, elle, s’exprime dès lors que la demande du malade n’est pas considérée comme outrecuidante. Mais entendons-nous bien: je suis hyper pro-soignants. On ne peut pas nier leur disponibilité 24h sur 24, notamment en hémophilie.» L’article en question n’est que le début d’une réflexion chère à Thomas Sannié sur le traitement, insuffisamment humain à son goût, des personnes à l’hôpital. Si chère qu’il en a fait un livre co-signé avec Claire Compagnon qui comme lui pose sur l’institution hospitalière un regard doublement aiguisé par l’engagement associatif et l’expérience personnelle. À quelques jours de la sortie de l’ouvrage (1), l’excitation de son auteur est palpable. «Comment sera-t-il accueilli ? Le titre est un choix de l’éditeur, pas le nôtre. Mais j’assume parce que vendre des livres, c’est leur boulot. Le mien, le nôtre a été de l’écrire et de formaliser notre pensée.» Au-delà des témoignages et récits des usagers recueillis par les auteurs et qui nourrissent l’analyse sur la place qui leur est faite dans les hôpitaux, l’ouvrage est un appel à prendre la parole, lancé à pleins poumons à tous et à toutes: «Dites ce que vous pensez de l’hôpital !»

Thomas Sannié formule quantité de voeux complémentaires pour les années à venir. Et pas question de choisir, il veut tout : modifier l’enseignement de la médecine pour y inclure le savoir profane du patient, développer les actions conjointes avec des patients-ressources formés en nombre suffisant, voir les associations de patients et la représentation des usagers mieux reconnues et financées… Réaliste ? «C’est un combat de longue haleine», admet-il. «Il faut que nous soyons convaincants et apportions sur un plateau des arguments scientifiques de poids aux décideurs.» À titre personnel, il voudrait bien trouver un moyen pour arrêter de fumer, «pour de bon cette fois-ci.» Il allume une nouvelle cigarette. Le scooter n’a pas bougé. Lorsqu’il démarre, on se dit que cet homme-là ira loin.

L’hôpital, un monde sans pitié, Claire Compagnon, Thomas Sannié, l’Éditeur

(1) Cette interview a été réalisée en octobre 2012