Juillet 2015 Par Anne LE PENNEC Portrait

Marjolaine Lonfils et Denis Mannaerts, le yin et le yang de Cultures & Santé

Elle termine ses phrases et admire son immense culture artistique. Il la taquine à l’envi mais reconnaît qu’en matière de promotion de la santé, elle lui a tout appris. Entre ces deux-là, la complicité saute aux yeux. Depuis quatre ans, ils dirigent ensemble l’asbl Cultures & Santé. Pour le meilleur et pour l’avenir.

«Denis et moi avons deux points communs: nous sommes perfectionnistes et psychorigides», lance Marjolaine. Elle scrute sa réaction d’un air amusé. Comme si elle venait de révéler un grand secret et s’attendait à un retour de bâton. Lui, visage doux et sourire silencieux, se contente de s’appuyer sur le dossier de sa chaise en signe d’approbation, devinant qu’elle va poursuivre. Ce qu’elle fait évidemment : «On m’a déjà appelé Rigide Marjo ici. J’aime bien. Mais côté perfection, je n’atteins que 80% de celle de Denis.»

Ils sont comme ça : habiles à manier l’ironie et sur la même longueur d’ondes. Leur complicité est un atout précieux dans l’exercice de leurs fonctions au sein de l’asbl Cultures & Santé. Ils y sont arrivés la même année voilà 7 ans et en assurent la direction conjointe depuis 2010. Sur le papier, il est le directeur et elle son adjointe. Dans les faits, les liens de subordination entre eux ont disparu au profit d’un jeu en duo dans lequel ils se sentent bien.

L’esperluette dans le nom de l’association est à leur image : porteuse de complémentarité et de solidarité. «Nous ne sommes pas systématiquement d’accord sur tout, loin de là. Mais on communique énormément. Cette organisation à deux têtes impose un rééquilibrage permanent et une prise de recul très profitables», observent-ils.

Marjolaine coordonne également le programme promotion de la santé de l’asbl, qui en compte deux autres, l’éducation permanente et la cohésion sociale. Dans la matinée, elle a réuni les trois responsables de projets de son pôle comme elle le fait régulièrement pour discuter des nouvelles demandes faites à l’asbl et suivre les actions en cours. «Nous avons la culture de la réunion. Pour se poser, parler de ce que fait chacun même si nos métiers et nos activités sont différents. Faire le point avec les autres est essentiel pour donner du sens à nos actions et bâtir ensemble», juge Marjolaine.

Ce n’est pas Denis qui la contredira, lui qui met un point d’honneur à ce que chacun perçoive le sens de son travail. Et elle de renchérir : «Notre mission de direction consiste à garantir le bon fonctionnement de l’association, c’est-à-dire avant tout des membres de l’équipe. À nous de soutenir leurs initiatives, de mettre de la cohérence dans tout cela… et de contribuer à leur bien-être, non pas pour être plus rentables mais comme un but en soi», conclut Denis. «Je ne suis pas certain que je pourrais être directeur ailleurs. Le milieu gestionnaire est en train de contaminer le monde associatif», déplore Denis. «Bien sûr que tu pourrais. Arrête d’être négatif !» le coupe-t-elle.

De part et d’autre du bocal

Marjo («On l’appelle toujours comme ça», précise Denis) a une longueur d’avance sur son binôme en matière de promotion de la santé. Héritage paternel, culture familiale. Petite fille, elle a vu défiler dans le salon de ses parents les ténors du secteur. Des personnalités engagées comme son médecin généraliste de père, le Dr Roger Lonfils, et qui ont contribué à traduire en actes les mots de la charte d’Ottawa.

La jeune fille opte pour des études en langues et littératures romanes et se spécialise en ingénierie de formation. Enseignement, humanitaire, santé publique, elle hésite. En France où elle enchaîne les expériences professionnelles dans le monde associatif, elle travaille pour et avec des personnes en situation de handicap et des usagers de la santé mentale. Avant de renouer brièvement avec l’enseignement en Belgique, de rejoindre quelques mois l’asbl bruxelloise Les Pissenlits qui mène des actions en santé communautaire et finalement, de poser ses valises chez Cultures & Santé en 2007.

Denis a été embauché quelques mois auparavant comme documentaliste, un poste dans la droite ligne de sa formation universitaire. À l’époque, Cultures & Santé occupe à Bruxelles d’autres bâtiments et la documentation jouit d’un espace vitré. «On se fréquentait peu car j’étais à l’intérieur du bocal et Marjo à l’extérieur», ironise le jeune homme.

L’association a déménagé depuis pour s’installer rue d’Anderlecht, à deux pas de la gare du Midi. Passé la porte vert anis, ralliez la cour, tournez à droite et prenez l’escalier.

Au 1er étage, le centre de ressources documentaires et pédagogiques a pris des couleurs. Plus grand, il a aussi gagné en luminosité. «Denis a participé à sa conception et à son aménagement, explique son adjointe. Aujourd’hui encore, il garde un pied dedans».

La rencontre

2010. Cette année-là, Cultures & Santé est à un tournant. La direction est vacante et il faut écrire le programme de promotion de la santé pour le transmettre à la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui le finance. Denis aime rédiger et c’est naturellement vers lui qu’on se tourne. Marjolaine vient d’avoir un enfant, son deuxième. Elle prend sur son congé maternité pour mettre la main à la pâte. «On a fait des réunions avec le maxi-cosy de ma fille au milieu de la table. Nous nous sommes trouvés comme duo à ce moment-là».

Leur tâche accomplie, chacun reprend sa place, à ceci près que Denis n’est plus documentaliste mais coordonne le programme d’éducation permanente. C’est alors que le conseil d’administration décide de désigner en interne une nouvelle direction. Portés par l’enthousiasme, ils se lancent en doublon. Depuis, Cultures & Santé n’a pas cessé de produire : des outils pédagogiques (affiches, publications, jeux de société, etc.), des formations à destination des relais auprès des adultes en situation de précarité, des ateliers d’écriture, des animations sur des thématiques de citoyenneté (emploi, système politique)… Objectif: améliorer la qualité de vie des populations dans une perspective d’émancipation individuelle et collective.

Hors les murs, chacun vit sa vie. Denis a joué au foot pendant des années. Aujourd’hui il court. «Des marathons !», précise Marjolaine. Sourire de connivence du sportif. Il fut un temps où la musique électronique tendance ‘atmosphérique’ et le monde de la nuit avaient aussi ses faveurs. «C’était avant de travailler…».

À 33 ans, sa passion pour les stades côté spectateur – le hasard fait bien les choses, ce supporter du Sporting d’Anderlecht travaille dans la rue d’Anderlecht, cela ne s’invente pas – et celle de la musique classique en général et du piano en particulier perdurent. Marjolaine : «Denis a une culture artistique impressionnante. Il est intarissable sur le cinéma italien d’après-guerre».

Il rebondit et confirme : «C’est la grande époque du néo-réalisme où on s’intéressait à la vie des gens avec la volonté de mettre en avant certaines réalités sociales. Un nouveau langage cinématographique émerge et porte un discours d’éducation populaire. Les thèmes abordés – la place des personnes âgées dans la société, le déclassement, la lutte des places – sont encore très actuels. Tout comme la nécessité de fournir aux gens les éléments pour agir sur la société et la transformer.»

Elle l’écoute, consciente de ses lacunes dans le domaine. Assez parlé de lui. «Toi tu es clarinettiste…», hasarde-t-il. Erreur : elle joue de la flûte. «J’entame ma 3e année de pratique. C’est ma zone de non-maîtrise et d’apprentissage, ce que je réussis à m’octroyer entre mes deux vies professionnelle et familiale. Je fais encore beaucoup de technique. Il faut avoir conscience de tout, c’est épuisant. Et ma professeur parle un langage que j’ai du mal à comprendre. Un peu comme nous le faisons en promotion de la santé, avec nos termes et nos référentiels difficiles à s’approprier au début…»

L’importance du langage

Au fil des années, Cultures & Santé s’est construit une expertise dans la communication adaptée envers des publics multiculturels et/ou peu scolarisés. Son directeur et sa directrice s’intéressent à la place de l’information dans la promotion de la santé. La question du langage et de son accessibilité les préoccupent. Ils ne sont pas les seuls. Au Québec, le concept de littératie en santé se développe depuis les années 90. Denis traduit : «Il s’agit d’un double mouvement qui consiste à augmenter la capacité de ceux qui maîtrisent moins la langue et à concevoir des informations qui les prennent en compte en travaillant sur un langage clair et la communication visuelle»Note bas de page.

Cultures & Santé voudrait apporter sa pierre à l’édifice en définissant des critères de littératie en santé. Le projet a démarré au printemps dernier par un travail exploratoire : chercher ce qui existe comme bonnes pratiques en matière de langage clair, référencer les thématiques surinvesties ou au contraire peu abordées.

«Nous nous trouvons tous dans un contexte d’informations pléthoriques mais qui souvent ne se suffisent pas à elles-mêmes. Il faut des relais, des médiateurs pour les interpréter», constate Marjolaine. Une deuxième phase consiste à aller au devant des usagers, dans les salles d’attente de maisons médicales par exemple, pour évoquer avec eux l’information en santé, le sens des mots et leur perception. Avec le souci de «rester au plus près de la parole authentique des gens», relève la jeune femme. Alors seulement des groupes de travail pourront être constitués pour réfléchir à la construction des messages, leur formulation et leur efficacité visuelle. La direction table sur la création du document méthodologique pour fin 2015. «Vraiment ? Je te trouve bien optimiste», se permet Marjolaine. Ses yeux bleu clair doutent.

Elle entretient de longue date une relation d’affection avec les mots. «À l’université, j’adorais l’étymologie. On découvre beaucoup de choses en ouvrant les mots pour voir ce qu’ils cachent. Questionner à plusieurs le sens des termes ‘santé’, ‘éducation’ ou ‘précarité’, entre autres, cela permet de trouver des clés communes et d’en construire ensemble une signification.»

Pour elle comme pour Denis, la promotion de la santé ne saurait se concevoir sans soutenir les initiatives locales permettant de réfléchir collectivement à ‘ce qui fait santé’. «Cela suppose d’infléchir les politiques et de renforcer les liens entre les secteurs. Or rares sont les acteurs politiques qui connaissent la promotion de la santé. Notre rôle est aussi de réactiver ces relais en allant à leur rencontre», souligne Denis. D’où l’idée de parfaire les compétences de l’équipe francophone en néerlandais. «S’approprier cette langue est important pour évoluer dans le nouveau paysage institutionnel qui se dessine en promotion de la santé», considère Denis. Des groupes de niveaux ont été constitués. Denis, qui a grandi dans une commune située sur la frontière linguistique, fait partie des forts. Marjolaine s’accroche.

Consensus

L’heure tourne. Sur la table, Denis dépose une image. Une zone pavillonnaire en forme d’escargot. Au verso, un alignement d’arbres tous identiques taillés en boules parfaites fait de l’ombre à autant de maisons parfaites le long d’une allée de bitume lisse. «L’endroit s’appelle Sun City. Il s’agit d’une de ces villes américaines créées spécialement pour les aînés qui ont les moyens de se payer ce genre de prestations», décrypte Denis. «On nous fait croire que c’est ça la santé : un environnement aseptisé, sorti ex nihilo, réservé à des privilégiés et où tout est à portée de main. Une belle illusion…»

«Il s’en dégage quand même une certaine harmonie», rétorque Marjolaine. «Et puisqu’il n’y a que quelques axes, ils sont obligés de se rencontrer».

Denis : «Il manque plein de choses et surtout l’essentiel : la diversité, l’inclusion, la créativité, les aspérités».

Ils finissent par tomber d’accord: «La qualité de vie que l’on défend est celle qui touche tout le monde, qui inclut les personnes et qui s’intéresse autant aux comportements individuels qu’à l’environnement qui les sous-tend».

Et de résumer leur conviction par cette métaphore aussi printanière que la teinte de la porte cochère de Cultures & Santé : «La promotion de la santé ne s’adresse pas à des fleurs coupées dans un vase mais à toute la plante, racines incluses !»

Lire à ce sujet ‘La littératie en santé: comprendre l’incompréhension’, par Pascale Dupuis, Education Santé n° 309, mars 2015.