Nouvelle venue dans le paysage éducatif en santé, l’éducation à la santé familiale (ESF) se propose de conférer aux familles les connaissances et les compétences élémentaires leur permettant de résoudre par elles-mêmes des problèmes de santé courants et de gérer des situations à domicile sans recourir au système de soin. Rémi Gagnayre dirige le Laboratoire Éducations et Pratiques de Santé EA3412-Université Paris 13 où est né l’ESF sous l’impulsion de Jean-François d’Ivernois. Nous lui avons de nous en présenter les fondements et les enjeux.
Education Santé : Votre laboratoire a inventé le concept d’éducation à la santé familiale. De quoi s’agit-il?
Rémi Gagnayre : C’est une formation qui s’adresse aux familles volontaires et vise à leur redonner des compétences de gestion des problèmes de santé courants et des situations d’urgence familiale à domicile. Elle couvre à la fois le domaine de la prévention, celui des soins et celui du secourisme appliqués l’espace familial et de voisinage. Elle a le souci de l’opératoire et s’attache à ce que chacun sache quoi faire, par exemple pour un proche âgé en cas de canicule ou vis-à-vis d’un enfant lors d’un baby-sitting. Surtout, la formation à l’ESF va au-devant des gens là où ils vivent dans le but de leur redonner confiance et d’augmenter leur sentiment de compétence tout en développant le lien social. Des expériences ont été menées dans les zones rurales et semi-rurales avec la Mutualité sociale Agricole (MSA) et l’Union Nationale des associations familiales (UNAF). Comprenons-nous bien : l’éducation à la santé familiale ne déclare pas une nouvelle approche de développement des compétences psychosociales : elle comble des besoins non satisfaits dans l’accès et le recours aux soins.
ES : Pourquoi investir le terrain de la famille?
RG : c’est la réponse logique à plusieurs observations. Premièrement, de nombreuses personnes, notamment des parents de jeunes enfants mais pas seulement, se trouvent démunies devant des situations de santé de la vie quotidienne comme de la fièvre, des douleurs, des éruptions de boutons, des cris qui durent, etc. Ils se tournent alors vers les soins de premiers recours, ce qui a pour effet de surcharger les consultations pour des troubles mineurs et d’engorger les services d’urgence. Le fait est que dans la société moderne qui est la nôtre, la médecine devenue hyperspécialisée a confisqué des pratiques profanes courantes au profit de pratiques soignantes plus pointues. Ensuite, il se trouve que la famille au sens large, c’est-à-dire les proches et les voisins, a jusqu’à présent été très peu sollicitée en matière d’éducation à la santé. L’école, les environnements de travail ou de loisirs, oui, mais pas, ou peu, la maison, l’immeuble, le quartier qui pourtant peuvent eux aussi, bien évidemment, produire de la santé. Enfin, nous nous sommes dit qu’il manquait peut-être, dans le spectre des éducations à la santé, des apprentissages à visée de résolution de problèmes quotidiens, avec un caractère préventif positif. Auprès des adolescents par exemple, cette forme d’éducation consiste à les préparer à savoir quoi faire devant un « bad trip » d’un copain et de discuter la place de la drogue dans leur quotidien. Autrement dit, il s’agit d’une approche qui ne pose pas des interdits mais fournit les compétences permettant d’agir devant telle ou telle situation courante. De toute évidence, il y a une place à côté d’une éducation pour la santé trop organisée en silos, qui se déploie sous la forme d’actions de prévention thématiques, ici sur l’alimentation, là sur le sommeil, et qui dit ce qu’il faut faire ou ne pas faire. L’ESF entend occuper cette place.
ES : Concrètement, comment se déroule un programme d’éducation à la santé familiale? A qui s’adresse-t-il? Qui sont les intervenants?
RG : L’éducation à la santé familiale s’adresse à toutes les familles, notamment celles avec de jeunes enfants et/ou des personnes âgées. Elle privilégie toutefois certains publics en situation de précarité, éloignés de l’offre de soin. Elle fait appel aux professionnels qui travaillent auprès des familles et les accueillent, qui endossent le rôle d’éducateurs. Pour les parents de jeunes enfants, ce peut être un.e assistant.e maternel.le ou les personnels de crèche. Le programme tel que nous l’avons conçu dure entre 9 et 12 heures réparties sur 4 à 5 séances collectives à raison d’un tronc commun et d’un module spécifique au choix. Les interventions commencent systématiquement par une analyse des besoins du groupe, indispensable pour ajuster les modules à la réalité du terrain et aux besoins pratiques des participants. Le tronc commun aborde quatre grands thèmes : les petits maux fréquents et leur résolution, les traumatismes et agressions extérieurs, les crises dans le milieu de vie et les situations d’exception (canicule, grands froids, épidémies…). Le module spécifique se concentre soit le nouveau-né et le jeune enfant, soit sur les personnes âgées, soit sur les solutions pour agir en tant que jeune. Ce dernier module est spécialement dédié aux adolescents pour leur permettre de se positionner en tant qu’acteur de santé auprès de leur famille et de leurs amis. Les contenus ont été formalisés à partir de données épidémiologiques, d’avis d’experts, de deux enquêtes nationales et de deux focus groupes. La formation est dispensée par un binôme de professionnels de santé (médecin, infirmier, secouriste, puéricultrice), qui inclue toujours un soignant. C’est important pour, le cas échéant, pouvoir combler les attentes des participants en terme de références médicales. L’autre éducateur peut aussi être un pair de la population concernée. Les éducateurs sont eux-mêmes formés pendant trois jours auprès de l’IPCEM à la pédagogie de l’éducation à la santé familiale, qui vise l’émancipation et s’appuie sur les savoirs et les expériences des familles.
ES : En quoi ces formations se distinguent-elles d’autres programmes d’éducation à la santé, par exemple ceux consistent à apprendre à porter secours?
RG : D’abord, elles vont au-delà du secourisme. Ensuite, elles se déploient ailleurs que dans des espaces captifs comme l’école, les entreprises. L’ESF a été pensée pour l’itinérance, pour aller dans un village au pied de la montagne, dans une salle communale ou dans la grange du voisin, c’est-à-dire au coeur des bassins de vie. Cette dynamique communautaire peut produire des besoins sanitaires et sociaux, qui ne s’exprimeraient pas dans d’autres circonstances. Ces rencontres constituent l’une des rares occasions où les gens peuvent s’emparer des questions concernant le système de santé et son organisation, imaginer collectivement des solutions adaptées à leur réalité. Ce qui est singulier dans cette éducation, ce ne sont pas tant les contenus que la philosophie à travers la rencontre et ce qu’elle produit en terme de santé globale. Du reste, les discussions ne se limitent pas aux techniques de soin et de prévention des risques mais permettent aussi d’aborder la santé sous l’angle de ses déterminants psychosociaux.
ES : Parlez-nous de l’expérience menée en Lorraine, qui a récemment fait l’objet d’une évaluation. Quels enseignements en tirez-vous?
RG : Les premières expérimentations d’éducation à la santé familiale remontent aux années 2009 et 2010 et se sont déroulées dans le Jura, en Dordogne et en Picardie, en collaboration avec l’Union nationale des associations familiales (Unaf), la Mutualité sociale agricole (MSA) et le mouvement des maisons Familiales et Rurales (MFR). Cette étape a permis de vérifier qu’à l’issue de la formation, les familles et les adolescents formés se sentaient capables de s’occuper de la santé quotidienne de leurs proches et que le programme augmente bien leur sentiment de compétence vis-à-vis des situations d’urgence. Suite à cela, l’Agence régionale de santé de Lorraine et la Mutualité sociale agricole ont souhaité déployer le programme sur leur territoire. A cet effet, 22 professionnels de santé et issus du secteur social ont été formés à Nancy en janvier 2015, puis ces derniers ont dispensé une trentaine de formation dans la région. Nous avons recueilli par questionnaires l’opinion et la perception des intervenants éducateurs d’une part, celles des participants d’autre part. Les formateurs ont particulièrement apprécié l’interprofessionnalité. Ils souhaiteraient néanmoins plus de soutien, notamment sur la pédagogie et l’adaptation des contenus à la population. Quant aux participants, ils disent se sentir mieux armés pour faire face à des problèmes de santé quotidien, sur le moment mais aussi neuf mois après la formation. Reste qu’il est difficile de mesurer les changements qui s’opèrent dans les comportements. Pour cela, il faudrait mener des études longitudinales, qui exigent de gros moyens et n’ont pas encore été faites. Si les fondements de l’éducation à la santé familiales sont confortés, nous sommes conscients que certains éléments restent perfectibles. Cette évaluation nous aide à les identifier. Nous pourrions par exemple retravailler le module 1 ‘santé et famille au quotidien’ pour mieux l’adapter au public adolescent.
ES : Quelles sont les conditions nécessaires au déploiement de ces programmes ?
RG : Il faut absolument un promoteur. Dans notre cas, ce fût la MSA qui a vu dans l’éducation à la santé familiale le moyen d’aider ses adhérents souvent très éloignés géographiquement des lieux de soins. Des partenaires comme l’Unaf contribuent à faire connaître cette pratique éducative complémentaire de ce qui existe déjà. La condition numéro deux est de trouver sur le terrain la personne qui invite les familles, ce qui suppose une analyse sociologique fine des acteurs présents. En Lorraine, ce sont les conseillers en éducation sociale et familiale (CESF) qui, forts de leurs interventions au domicile des habitants, ont tenu ce rôle. Les crèches, qui voient passer des parents et du personnel, pourraient aussi être des endroits favorables pour inviter des participants. Sans ces éléments, pas de déploiement possible. Il nous faut maintenant réussir à attirer l’attention des partenaires comme les mutuelles et des acteurs locaux sur la complémentarité de ces programmes avec les actions classiques de prévention et d’éducation à la santé. Or beaucoup ne voient pas bien la différence avec ce qu’ils font déjà. A nous de faire un effort de marketing pour la leur montrer mieux.
structure spécialisée de formation des soignants à l’éducation thérapeutique des patients atteints de maladies chroniques – www.ipcem.org