À Etterbeek, le restaurant participatif et solidaire Kom à la maison réunit autour de sa table deux valeurs qui peinent encore trop souvent à se rencontrer : durabilité et solidarité. Sans oublier la santé. Entretien avec Christina Lescot, cofondatrice aux côtés d’Alix Rijckaert, de ce concept encore unique en Belgique.
Une jeune femme concentrée au-dessus d’une pâte à gâteau, un jeune homme qui épluche en face d’elle des carottes, et plus loin des marmites qui frétillent déjà sous l’œil avisé d’Alix… Il est onze heures ce mardi et dans une heure, ce sera le coup de feu dans ce restaurant aux allures de salle à manger de famille, banquettes de bois, coussins et petites loupiotes. Bienvenue au Kom à la maison, le concept solidaire qui décloisonne la cuisine…
D’où est né le projet Kom à la maison ?
Kom à la maison est né en 2018 de l’envie de plusieurs citoyens d’avoir un lieu où se retrouver autour de la cuisine. Tout a commencé quand j’ai lu un article dans un magazine de cuisine sur les « petites cantines » en France (voir encadré), qui fonctionnent quasi sur le même modèle. J’ai téléphoné pour avoir des renseignements et ils m’ont mis en lien avec Alix qui avait déjà, avec un groupe de citoyens, émis l’idée d’un restaurant participatif. On a commencé avec des banquets de quartier, c’est-à-dire des lunchs ponctuels, qu’on organisait par exemple au cercle paroissial d’Etterbeek. On s’est rendu compte que ça marchait super bien. Une quinzaine de personnes venait cuisiner à chaque fois pour une quarantaine de mangeurs environ : on s’est dit qu’il y avait vraiment un sens à ouvrir un restaurant. À partir de là, on s’est mises en quête d’un local. Puis il y a eu le covid… Mais on s’est quand même lancées ! On a commencé par du take-away solidaire : les gens faisaient la file avec leur tupperwares et on faisait des portions à emporter.
Un restaurant n’est pas seulement un lieu où l’on mange. C’est aussi un lieu de rencontre, de plaisir, de conversation… Que diriez-vous de l’objectif principal de Kom à la maison ?
Je dirais que l’objectif principal est de créer du lien entre des gens qui ne se seraient peut-être pas rencontrés autrement, autour de ce prétexte de la cuisine qui rassemble et rapproche… En général, tout le monde aime bien manger ! Créer de la mixité, de la différence, voilà ce que je voulais… On vient ici pour se faire du bien, lutter contre l’isolement. J’ai fait des études de gestion hôtelière et je me suis toujours intéressée à la cuisine… J’ai toujours travaillé en lien avec l’alimentation, que ce soit dans le commerce, la restauration, etc. Mais je trouvais qu’il y avait un manque de lien social. À travers mes boulots et certaines rencontres, j’ai aussi été très sensibilisée au problème du gaspillage alimentaire. Cela me posait beaucoup question… Réduire ce gaspillage mais aussi utiliser davantage de produits locaux, c’étaient des choses qui me semblaient importantes. Mais ce que j’aime plus que tout, c’est cuisiner avec d’autres, c’est l’entraide. Il y a aussi l’accessibilité car bien manger est encore trop souvent réservé à des gens qui en ont les moyens. Et il y a beaucoup de gens qui n’ont tout simplement jamais l’occasion d’aller au restaurant…
Ici, tout le monde met la main à la pâte. Pas besoin d’être un cordon-bleu pour participer ?
Chacun participe selon ses compétences. On est un collectif et beaucoup de gens donnent de leur temps sans compter. On a clairement plus de femmes et plus de personnes âgées, même s’il y aussi des jeunes, qui font leur service civique par exemple. Il y a une équipe qui s’occupe des invendus alimentaires, une autre équipe qui s’occupe de tout ce qui est communication, un groupe qui s’occupe de la compta. Le côté participatif qu’on veut transmettre ici, on l’applique à notre collectif avec une gouvernance assez horizontale et des décisions prises en commun. Tout le monde peut nous rejoindre à tout moment.
Comment se déroule une journée type ?
Une journée type, c’est arriver vers 9 heures, se poser, prendre un café, manger le dessert de la veille s’il y en a… Ensuite, on désigne quelqu’un comme « cuistot du jour » et on décide ensemble du repas. On sort les légumes qu’il faut faire en priorité. Le maraîcher nous livre le mardi. Une autre partie de ce que nous cuisinons provient des invendus d’un supermarché bio qui se trouve à proximité. On achète aussi certains aliments en vrac à un supermarché collaboratif non loin d’ici. De 9h30 à 12h30, le but est de préparer un repas qui sera servi à 25 personnes environ. On fait un plat, une entrée, un dessert. Tout est végétarien par facilité, écologie, pour des raisons culturelles aussi. L’objectif, c’est un service unique, de grandes tablées : on met la soupière sur la table et on se sert soi-même, on sert son voisin. On n’est pas obligés de venir cuisiner pour venir manger. Si les gens ont le temps, ils peuvent aussi faire la vaisselle à la fin mais là encore, ce n’est pas obligatoire. Au moment de l’addition, chaque personne paie en fonction de ses moyens : il s’agit d’un prix libre et solidaire. Chacun met ce qu’il peut mettre et ça permet parfois de payer pour le voisin. On se contente de donner des indications : 10 euros, c’est plus ou moins ce qui permet de couvrir nos frais mais avec l’augmentation des prix, ce n’est peut-être même plus tout à fait juste… Car nous avons le statut d’un vrai resto : on est assujetti à la TVA, on a une boîte noire etc.
Comment décidez-vous du menu ?
On est là pour encadrer, mais on demande aussi aux gens ce qu’ils ont envie de faire. Chacun apprend. Ce côté « faire ensemble » – convivial, bienveillant – est vraiment important. Parfois, les gens viennent avec des idées, des idées de plats qu’ils affectionnent. Dans ce cas, on prévoit à l’avance. On peut même faire des menus à thème. Aujourd’hui, le menu c’est une soupe de pois cassés, des tomates à la provençale, des carottes entières rôties au four, des céleris raves poêlés, un couscous aux tomates cerises et des gâteaux à l’orange en dessert.
Qui sont vos clients ?
On a un noyau d’habitués qui vient régulièrement, des gens du quartier mais ça ne leur est pas réservé. Il y a des travailleurs qui prennent leur pause de midi mais aussi beaucoup de gens qui ne travaillent pas, des retraités, des gens au chômage ou en situation de burn-out… Beaucoup de gens viennent seuls mais les grandes tables aident pas mal à entrer en contact, à papoter. On accueille souvent des groupes aussi, des personnes qui viennent des associations implantées aux alentours… Pendant les périodes scolaires, on a aussi des groupes d’enfants.
Pendant longtemps, concernant l’alimentation, « durable » et « solidaire » semblaient deux qualificatifs en tension… Car manger sainement, éthiquement, a un coût.
On sait que les personnes qui ont besoin d’une aide alimentaire reçoivent souvent des produits transformés… Mais ce n’est pas correct : ce n’est pas parce qu’on n’a pas les moyens qu’on doit manger mal. Les gens ne devraient pas choisir entre payer leurs factures d’électricité et manger… C’est pourquoi nous voulons proposer des repas hyper abordables, en espérant avoir assez de moyens pour continuer. Ici, nous essayons aussi de mettre en lien les producteurs et les consommateurs. Notre maraîcher passe ici lui-même, il peut parler de ses produits, etc. Les gens n’ont plus toujours conscience aujourd’hui de combien ça coûte de bien manger… Et puis on composte, on jette le moins possible, on essaie d’être au maximum dans le local, le circuit-court, davantage que dans le bio. Après, le riz ne vient pas nécessairement d’ici ni les bananes… Et le beurre, c’est tellement cher qu’on va l’acheter en grande surface, même si ce n’est pas top. L’idée c’est aussi de découvrir, de pouvoir refaire à la maison, de partager des savoirs, des pratiques. Ici, on peut ressortir avec deux trois recettes et en se disant j’ai bien mangé ET c’était de la qualité.
Pensez-vous que votre projet pourrait faire des émules ?
Oui : l’objectif, c’est de mettre en place des fiches-outils accessibles à tous pour expliquer comment on a monté le projet et permettre l’émergence d’autres collectifs citoyens et de restaurants comme le nôtre. Le but, c’est vraiment de mettre à disposition toutes nos données, pour participer au développement d’autres modèles économiques…
Certaines personnes viennent-elles pour des raisons de santé, pour essayer de « manger mieux » ?
Je sais que certaines personnes sont venues sur conseil de leur médecin, mais surtout pour des raisons de santé mentale. Leur médecin leur a dit : « ça va te faire du bien ». Des logopèdes, des kinés ont aussi relayé vers nous des personnes qui avaient besoin de s’investir dans une activité concrète. Beaucoup de personnes nous ont dit que cela avait pas mal changé leur quotidien de venir ici… On le voit nous-mêmes : avec le temps, des personnes qui au début n’osaient pas faire grand-chose prennent des initiatives, deviennent beaucoup plus autonomes.
À votre avis, pourquoi les personnes reviennent-elles chez Kom à la maison ?
Pour le lien social, le désir d’être avec d’autres, l’aspect solidaire. Ici, il n’y a pas de bénévoles qui viennent « pour aider les autres ». C’est un travail qu’on fait d’abord pour s’aider soi : on ne vient pas pour cuisiner pour d’autres mais avec d’autres et aussi pour soi-même. Certaines personnes n’osent pas pousser la porte parce qu’elles pensent que le lieu est réservé à des personnes qui n’ont pas les moyens, mais ce n’est pas le cas. C’est ouvert à tout le monde. Bien sûr, les gens qui viennent de manière régulière ont souvent moins de moyens mais beaucoup viennent aussi parce qu’ils vivent seuls et qu’ils n’ont pas envie de manger seuls. Ici, il y a un aspect « on joue au restaurant » qui est vraiment agréable : chacun peut expliquer aux autres comment a été confectionné le plat, etc. Il y a un côté valorisant à être le chef du jour.
Êtes-vous inquiète par rapport à l’actuelle flambée des prix ?
Un peu. Après, on a de la chance par rapport à d’autres parce qu’on n’a pas de chambre froide mais des frigos. Mais on voit que dans le prix des denrées, ça augmente aussi beaucoup…
Les « petites cantines » et la solitude des grandes villes
En 2013, à la suite du décès de son mari, Diane Dupré la Tour, une Lyonnaise trentenaire, découvre la solitude des habitants des grandes villes… Rapidement, elle se rend aussi compte que dans les moments difficiles, le soutien social est primordial. Elle quitte alors son emploi de journaliste dans la presse économique pour créer, en 2016, une première « petite cantine » dans un quartier populaire du 9e arrondissement de Lyon. Manger bien et bon pour un prix libre et en faisant connaissance avec son voisin : la formule séduit, le succès est immédiat. Suivront l’ouverture de trois autres « petites cantines » à Lyon, puis à Lille, Strasbourg, Paris… Aujourd’hui, le projet qui associe convivialité, solidarité et durabilité, est présent dans de nombreuses villes de France… et passe même les frontières.