Sociologue du risque, Patrick Peretti-Watel (Inserm, Marseille), a réalisé une série d’entretiens avec des gros fumeurs issus de populations défavorisées. Il souligne l’échec relatif de la prévention du tabagisme chez ces fumeurs, qui n’ont pas les mêmes représentations du risque et pour lesquels une démarche de prévention spécifique est nécessaire. Il formule des recommandations pour éviter la stigmatisation de ces fumeurs. Nous reproduisons ci-dessous son interview publiée dans la Santé de l’Homme.
La Santé de l’homme: Dans vos dernières enquêtes concernant le tabagisme, vous indiquez que les inégalités sociales ne facilitent pas la prévention. Est-ce dû à la nature des messages?
Patrick Peretti – Watel : Je ne souhaite pas jouer sur les mots mais votre question me permet d’aborder un point que beaucoup d’acteurs de prévention occultent. Quand nous faisons de la prévention, nous ne sommes pas dans une salle de classe où nous donnerions de l’information à des gens qui sont soit de bons, soit de mauvais élèves. De plus, les informations que nous donnons ne sont pas culturellement neutres; nous nous adressons à des personnes qui occupent d’autres positions sociales.
Dans les milieux populaires ou défavorisés — j’opère une distinction entre ces deux milieux —, le message préventif est plutôt assimilé à un produit qui vient de l’autorité, d’ailleurs, et qui aurait tendance à les montrer du doigt. Quand nous interrogeons sur d’autres sujets les gens en situation de précarité, par exemple, nous nous apercevons qu’ils sont très distants par rapport aux discours en général et à l’autorité en particulier. Face aux messages de santé publique, ils affichent une franche méfiance. Ils ne sont pas vraiment persuadés qu’ils peuvent avoir besoin de nous.
S. H.: Vous soulignez que, chez les personnes en grande précarité, la pauvreté induit une «myopie» peu propice à la bonne réception des messages préventifs. Qu’entendez-vous par là?
P . P . W .: Le message préventif, en particulier sur le tabac, informe qu’en fumant vous réduisez votre espérance de vie future et vous risquez d’avoir une maladie très grave dans vingt, trente ou quarante ans. Pour que ce discours soit efficace, il faut qu’il s’adresse à des gens qui sont capables de se projeter dans vingt, trente ou quarante ans. Les personnes qui vivent dans une situation de précarité, au jour le jour, ceux qui ne savent pas comment ils vont boucler la fin du mois ne sont pas concernés par ce type de message. Voilà ce que veut dire le mot « myopie».
Plus globalement, s’intéresser aux conduites à risque, et notamment devant des personnes en situation défavorisée, c’est se plonger dans l’interprétation particulière suivante: parce que ces gens sont moins diplômés, moins éduqués, ils seraient moins capables de comprendre des messages préventifs qui sont un petit peu complexes. Ils seraient moins incités à avoir des bonnes conduites parce qu’ils ont moins d’argent. Nous sommes dans une interprétation que je qualifie «de manque». Et les messages de prévention sont construits sur cette base. Or, les travaux scientifiques démontrent depuis longtemps qu’en termes de message nous ne mettons pas suffisamment l’accent sur les spécificités culturelles positives.
Par exemple, l’une des caractéristiques de la culture populaire représente un hédonisme inscrit dans le présent. Il vaut mieux en profiter tout de suite. Donc, en matière de prévention, et c’est le sens de nos travaux, nous devons prendre en compte les spécificités culturelles positives par rapport aux fumeurs pauvres, aux fumeurs de milieu défavorisé, aux fumeurs de milieu populaire. Tous ces termes-là ne sont pas, forcément, équivalents. Un milieu populaire, selon moi, n’est pas un milieu défavorisé. Dans l’idée de populaire, il y a l’idée de gens qui ont une spécificité culturelle.
S. H.: En quoi un «fumeur pauvre» serait-il plus vulnérable?
P . P . W .: Tout simplement parce que les personnes qui sont dans une situation très précaire sont moins incitées à avoir des bons comportements de santé. Car elles ont un horizon temporel plus court. Et puis elles sont peut-être plus vulnérables car elles ont des motivations un peu différentes de la population générale dans leurs conduites. Nous nous sommes aperçus, dans nos enquêtes et observations, que les gens des milieux populaires utilisent la cigarette comme moyen de lutte contre le stress et l’anxiété. Nous connaissons la notion de stress socio-économique, c’est-à-dire l’idée que de mauvaises conditions de travail, de logement, d’environnement provoquent du stress. Oui, la précarité est anxiogène. La cigarette peut, donc, être considérée comme un anxiolytique sans ordonnance.
S. H.: Que vous disent, dans vos entretiens, ces fumeurs pour illustrer leur parcours de vie?
P . P . W .: Quand un fumeur raconte sa première cigarette, il indique souvent qu’elle lui a été offerte par un proche à l’occasion d’un événement douloureux. En réalité, il apprend de fait à gérer ce moment avec cette cigarette. Mais j’ai dans l’esprit le cas de cette dame, d’une soixantaine d’années, qui vit avec à peine trois cents euros par mois, isolée de tous. La cigarette est vécue comme une compagnie. Quand elle raconte son parcours, la cigarette est le fil conducteur. « C’est tout ce qu ‘il me reste » dit-elle. Et c’est aussi ce qui lui rappelle le passé. À 10 ans, elle regardait avec envie son père fumer, elle se souvient de l’odeur de miel du tabac. C’est son père qui lui a offert sa première cigarette, à 15 ans, qu’elle n’a pas aimée d’ailleurs. Jusqu’à son premier amour, qui fumait le même tabac que son père… Vous imaginez ce message fort…
S. H.: Comment faites-vous de la prévention dans ce cas?
P . P . W .: La question est complexe. Quand on explique aux jeunes garçons que fumer donne une mauvaise haleine et que ce n’est pas terrible pour embrasser une fille ou quand on dit aux femmes que fumer n’est pas bon pour la peau, ces deux messages de prévention pointent les effets néfastes du tabagisme. Peut-être faudrait-il trouver, pour les personnes les plus isolées ou en situation difficile, des ressorts différents de l’impact sur la santé.
Il faut être modeste et pour ma part je n’ai pas trouvé de démarche modèle de prévention à recommander. Si je reprends le cas de notre dame, elle fume car elle s’ennuie. Même chose pour les chômeurs. La meilleure prévention serait sans doute de faire en sorte qu’il y ait moins de pauvreté.
S. H.: Faisant référence aux fumeurs en situation de grande précarité et à l’échec de la prévention, vous dites aussi que «celle-ci peut contribuer à creuser les inégalités sociales de santé». Pourquoi?
P . P . W .: Les fumeurs les plus diplômés ont une propension plus forte à arrêter que les fumeurs pauvres. C’est un fait. Autre constat: nous observons que les messages de prévention ne fonctionnent pas auprès des fumeurs en grande précarité. Il y a, mécaniquement, un écart qui se creuse. Regardez la hausse des prix. Nous avons pensé que celle-ci aurait automatiquement un effet bénéfique sur la consommation des fumeurs. Oui, mais pas en direction des fumeurs en grande précarité. Des recherches ont été menées, notamment aux États-Unis. Quand le prix augmente, les fumeurs qui, au départ, ne sont pas capables de réduire leur consommation, vont donc voir leur budget tabac en hausse. Des études qualitatives menées en Angleterre indiquent que des fumeurs très précaires ou issus de milieu populaire préfèrent renoncer à d’autres achats de consommation courante que ceux de tabac. Comme si la cigarette n’était pas un poste budgétaire.
S. H.: Face aux addictions en général, y a-t-il des différences sur la manière dont les représentations sociales influent sur la prise de risque?
P . P . W .: La difficulté pour moi est dans le terme addiction. Il recouvre beaucoup d’éléments disparates. Et là, les sociologues ont un regard assez critique. De plus en plus, la tendance est à la médicalisation des conduites déviantes. Quand des personnes ont des conduites considérées comme non appropriées ou mauvaises, ils sont traités comme porteurs d’une pathologie et, en général, cette pathologie est renvoyée à un problème de compulsion ou de dépendance.
Les fumeurs fument car ils sont dépendants au tabac. D’autres à l’alcool, aux jeux, etc. On assiste aujourd’hui à une explosion des addictions. Je ne suis pas d’accord avec l’idée qui consiste à dire que tous ces comportements sont l’expression d’un même problème qui va être traité de la même façon. Ce n’est pas rendre service à la diversité des pratiques et des motivations.
Propos recueillis par Denis Dangaix , journaliste
Article publié précédemment dans ‘La Santé de l’homme’ n° 403, septembre-octobre 2009, et reproduit avec son aimable autorisation. Site: [L]www.inpes.sante.fr[/L].