Novembre 2002 Lu pour vous

Récits de vies traversées par les drogues et les conduites à risque

Pendant plusieurs années, Pascale Jamoulle, ethnologue au Service de Santé mentale du CPAS de Charleroi, a recueilli le vécu intime et collectif de familles touchées par des conduites à risques (addictions, violences, micro-trafics, tentatives de suicide, automutilations…). Elle a cherché à recomposer leurs réalités quotidiennes, leurs parcours et le sens des gestuelles de risques qui traversent les foyers.
Son nouvel ouvrage1, La débrouille des familles , est le fruit d’une enquête de terrain de deux années dans deux quartiers de milieu populaire.2 Par des sources variées (observations, entretiens, récits biographiques…), l’ethnologue fait émerger le vécu de ces familles, leur parole, leur condition et leur regard sur leur histoire. Tranches de vie, anecdotes, graffitis, tags, extraits de récits ou d’entretiens informels construisent l’ouvrage, le rendent vivant et accessible. Ils sont autant de petites lucarnes sur les dynamiques familiales, les codes de conduites et les systèmes de valeurs en vigueur dans les socialités locales.
Parents, fratries, proches racontent la vie ordinaire dans des quartiers aux marges de la mondialisation, où la vie est marquée par la précarité et l’incertitude. Les récits des familles se croisent sur des perturbations des relations sociales, familiales et judiciaires. Violences, addictions, ‘ fièvre du business ‘ et autres comportements ‘décalés’ et (auto)destructeurs de la jeunesse sont des conduites d’adaptation aux transformations récentes des lieux de vie et d’apprentissage des jeunes (vie domestique, sociabilités de quartier, écoles). Ils surgissent à la croisée d’un processus de socialisation particulier et d’histoires individuelles et familiales évolutives. Aux contraintes de l’espace social, s’ajoutent souvent des événements traumatiques et des scénarios relationnels qui ancrent les prises de risques dans les relations familiales depuis parfois plusieurs générations.

L’absence des pères

Toxicomanies et micro-trafics traversent la plupart des récits des familles. Ils sont analysés à travers le prisme plus large des ‘conduites à risque’, les trajectoires familiales faisant largement apparaître, simultanément ou en déplacement successif, un ensemble de comportements ‘décalés’, destructeurs ou auto-destructeurs, qui fragilisent les individus, traversent les univers domestiques et procèdent des mêmes substrats et styles de vie.
Les anciens quartiers miniers du Hainaut belge, où l’ethnologue a principalement enquêté, sont des points d’observation privilégiés de ces parcours familiaux. Adossés aux friches industrielles, de vastes complexes de logements sociaux rassemblent les populations les plus précarisées. Les familles monoparentales sont prioritaires pour l’octroi des logements. Beaucoup de pères ont disparu du décor ou sont très discrédités. Tout au long de l’étude de terrain, les femmes (grands-mères, mères, sœurs) semblaient les seules à nommer ce qui se passait dans les familles, Les mères doivent être ‘le père et la mère à la fois ‘ mais, parfois, elles n’y arrivent pas et l’un des enfants occupe dans la famille une place qui ne lui revient pas.
Au côté de mères parfois très envahissantes grandissent de ‘ petits hommes de la maison’ (ou des adolescentes) qui veulent soumettre leur famille à leur loi. Lorsque des liens trop serrés unissent ces jeunes à leur mère, les relations sont violentes. Pris dans ‘un trop plein’ d’amour maternel, ils se sentent impuissants à s’émanciper et leurs colères sont sans limites. Le sentiment d’injustice et de révolte des fratries, qui se vivent comme les laissées pour compte de l’amour parental, crée des états de guerre familiaux et multiplie les conduites d’appel des jeunes.
Les huis clos domestiques sont d’autant plus oppressants qu’il y a peu de régulations externes. Enfermées par leurs problèmes de santé et leurs conditions de vie précaires, beaucoup d’interlocutrices se tiennent à distance ou sont en conflit avec leur famille élargie et la communauté.
Dehors, dans les sociabilités de quartier, l’économie souterraine est très implantée. Les réseaux du ‘ business ‘ 3 et les conduites liées aux drogues offrent aux jeunes un espace ludique où s’associer, une liberté, une émancipation, un accès à la société de consommation. Ils peuvent y prouver leur valeur et y bénéficier de protections. Les circuits d’échanges économiques clandestins tendent à devenir leur lieu de structuration principal. A ‘ l’école de la rue ‘, ils intègrent un système de normes, de valeurs et de conduites (sociales, économiques et symboliques).
La ‘culture de la rue’ 4 subit des transformations rapides. ‘ Les mentalités de maintenant ‘ poussent à l’extrême la compétition entrepreneuriale, ‘ la fièvre de l’argent ‘, le jeu des réputations et du paraître. Les relations souterraines sont duelles, les positions sont incertaines et les arbitres manquants. La vie quotidienne des quartiers est tissée de défis, d’insécurité et d’affrontements. Dans ces contextes, les conduites à risques de la jeunesse sont souvent des tentatives d’adaptation au fonctionnement de leurs relais de socialisation. Elles ont des fonctions multiples dans les scénarios familiaux. Elles construisent les réputations de ‘ petits caïds ‘ dans les quartiers et les écoles. A long terme, ces styles de vie inscrivent trop de jeunes et de familles dans des parcours de souffrance et de précarisation. Les tensions incarnées dans la population pré-adulte sont un signal d’alarme. Cette enquête montre à quel point il devient difficile pour notre structure sociale d’inscrire la jeunesse des quartiers populaires dans un système de références et d’échanges capable de l’inclure et de construire la paix familiale et sociale.

Des raisons d’y croire

Pourtant, malgré le poids du passé et l’état de délabrement de la structure sociale, sous la pression des conduites à risques qui les traversent, des familles sortent du mutisme et de l’isolement. Beaucoup ont pu ‘ remettre de l’ordre ‘ dans leurs relations familiales en faisant appel aux représentants institutionnels (le monde scolaire, l’aide, les soins, la justice…) ou parce que des professionnels se sont rapprochés d’elles. Des familles ont trouvé certaines ‘ solutions ‘ dans leur réseau social de proximité. De nombreuses personnes sont intervenues dans les parcours des familles rencontrées et se sont montrées adéquates (pharmacien, médecin généraliste, enseignante, assistante sociale de l’école, patron d’entreprise, responsable communal…). Leur savoir-faire relationnel a eu une action déterminante. Ces gens ont opéré un déplacement vers les familles, leur montrant une attention, une compréhension de leur condition et de leurs contextes de vie. Ils ont été des points d’écoute, de prévention et d’aide. Ils ont souvent été la première marche de l’accès à la diversité des ressources des dispositifs d’aide et de soins. Certains ont même occupé, sur le long terme, des places structurantes dans la vie des jeunes et des familles pris dans des itinéraires de risques (rôle de tiers…).
Beaucoup de familles sont entrées dans un processus de changement ‘ en se mélangeant ‘, parce qu’elles ont fait partie de cercles locaux. Pour faire face aux difficultés qui la traversent, la communauté est inventive, elle s’organise, crée ou utilise des supports adaptés aux traditions et aux évolutions des conditions de vie. Des groupes de formation, d’auto-support, d’épargne collective, ethniques ou spirituels ont souvent joué un rôle de tiers dans les relations familiales. S’insérer dans de nouveaux échanges sociaux a permis à de nombreuses interlocutrices de trouver des lieux d’écoute et d’expression, des protections et des substitutions qui ont fait évoluer leurs scénarios de vie. Elles ont développé leurs centres d’intérêt et leurs compétences symboliques, intellectuelles, techniques et sociales. Elles ont alors pu ‘desserrer’ leurs liens familiaux et se construire une insertion sociale différente.
La densité de l’expérience des familles éclaire les pratiques et les politiques d’aide adaptées. Pour prévenir les itinéraires de risques et de marginalisation, il faut s’attaquer aux facteurs qui alimentent la précarisation, l’enclavement et les violences structurelles dans les zones ghettos. Des régulations économiques, politiques et sociales sont indispensables pour restaurer une économie licite et des emplois acceptables dans les quartiers qui regroupent les travailleurs ‘surnuméraires’ de l’économie de marché. Pour gagner du terrain sur l’économie souterraine, l’Etat devrait également prendre certaines responsabilités et ouvrir les yeux sur les conséquences concrètes de la prohibition des drogues.

Flora
Un pharmacien m’a présenté Flora. ‘ On va commencer notre collaboration avec quelqu’un qui va bien. Je pense à une maman dont le fils s’en est sorti, il suit un traitement de substitution à la méthadone. Là on a vraiment pu faire quelque chose pour elle. Elle est arrivée à la pharmacie en état de détresse. On a réussi à la convaincre de participer à un groupe de parents. Elle a vécu là-bas quelque chose qui l’a transformée. Probablement elle était prête à cela mais, quand même, c’était assez surprenant. Elle est partie comme une victime et elle est revenue comme une lionne. Elle a repris la famille en main et on a l’impression que les choses se sont bien mises en place .’
Flora habite un clos ‘bien noté’ de Fortier. ‘ C’est dans la cité, mais ici, on peut compter sur les voisins en cas de problème. C’est des gens qui travaillent ‘. Sa maison est fraîchement repeinte avec, sur l’avant, un jardinet entretenu. Toujours habillée et maquillée avec soin, elle a une quarantaine d’années. Elle me fait entrer dans un petit couloir, tapissé d’un papier peint à l’éponge sur une gamme rouge-orange. Un rideau bordeaux, à volant sur le faîte, ouvre une entrée d’escalier. Le décor est très théâtral, surprenant pour une maison de cité. La salle à manger et le salon sont si encombrés de meubles et de bibelots qu’on peut à peine s’y déplacer. Deux divans massifs encadrent une table basse et une télévision grand écran. Les murs sont couverts de tableaux, certains assez monumentaux. Il n’y a aucun espace libre, tous les supports sont occupés par des objets de décoration d’une propreté méticuleuse.
A l’arrière, une table vernie, où j’écris le récit de Flora, entre un Bambi, un Père Noël et toutes sortes d’objets posés sur la nappe en dentelle.
Flora s’est séparée de son mari il y a une dizaine d’années dans un contexte de violence familiale grave. Elle a deux fils. Le plus jeune, Ahmet, a treize ans et vit avec elle. L’aîné, Murad, a vingt-six ans et un long passé dans la drogue. Ahmet et Murad ne voient plus leur père. Dès le second entretien, ils assistent au récit, s’asseyant toujours à la même place, sur le divan, devant la télévision allumée.
L’aîné intervient ça et là dans la conversation, généralement sans détourner son regard de l’écran. C’est un garçon très aimable, réservé, discret. C’est lui qui s’occupe de la décoration intérieure, il a de l’or dans les mains. Il a fait un palace de l’intérieur maternel et s’occupe avec sa mère de l’éducation de son petit frère. ‘ Il fait le père pour lui ‘, me dit Flora. Murad habite au centre ville mais il vient tous les jours, avec le bus de onze heures, passer la journée dans la maison familiale.
Même si elle n’a jamais souhaité les modifier, Flora prenait soin des textes de nos entretiens. Ils représentaient pour elle une forme de reconnaissance de la valeur de son expérience. Murad et Ahmet les lisaient. Ils en parlaient en famille.
Extrait, p. 32 et 33

Remise en question des intervenants

Outre des interventions pragmatiques sur ces différents plans, les secteurs de l’éducation, de l’aide, des soins et de la prévention peuvent offrir de modestes régulations en se rapprochant davantage des familles éprouvées. Il s’agit d’aller vers elles en occupant les espaces où on peut les rencontrer (les relations de quartier, les « cercles locaux », le secteur de la santé, l’école, le monde carcéral ) et en leur proposant une première écoute, un dialogue et une aide concrète. Pour capter les familles les plus exposées, nous devons continuer à inventer des modes de relations qui reposent sur d’autres logiques que la demande d’aide.
Les professionnels de l’intervention sanitaire, sociale et éducative gagneraient à ‘se mélanger’ aux pratiques sociales spécifiques existant dans les quartiers. Participer aux cercles d’épargne collective, aller à la rencontre des groupes spirituels qui sont un support pour de nombreuses familles permettraient de réduire ‘les écarts’ de mentalité et de se rapprocher des familles qui cumulent les difficultés.
Quand les familles sont débordées par leurs relations familiales, beaucoup ne savent où s’adresser.
Elles ont peur de l’étiquetage public lié à la fréquentation de la psychiatrie ou des centres de cure pour toxicomanes, mais elles ont besoin de trouver des interlocuteurs. En ce sens le nouveau dispositif français de ‘lieux d’écoute’ de proximité est particulièrement intéressant.
Pour rapprocher les services des familles les plus précarisées, il est nécessaire de réfléchir au cas par cas, à partir des réalités locales, à des modes de travail qui permettraient de rencontrer les populations qui ne se rendent pas dans les structures d’aide, notamment les pères en rupture avec leurs enfants et les mères isolées. Il y a là un espace de prévention à occuper et des pratiques à inventer pour aider les mères à sortir de chez elles, à développer des intérêts extra-familiaux et, parfois, à restaurer certains liens avec la famille élargie, le père de leurs enfants et leurs proches.
Le succès et l’impact sur les trajectoires de vie des groupes d’entraide et d’auto-support montre également l’importance de mettre les parents ‘ qui ont vécu ça ‘ au cœur des processus d’aide. Pour franchir le seuil des structures, les familles ont besoin de rencontrer ‘ un familier ‘ à la porte d’entrée.
Il est également indispensable de faire évoluer les représentations sociales des jeunes qui se mettent en danger et de leurs familles. Si elles se sentent ‘mises à l’écart’ et jugées par la communauté, les familles se retranchent dans ‘ le mutisme ‘ et masquent les mises en danger du jeune. Les situations se dégradent alors, parfois jusqu’au drame, dans des univers domestiques confinés.
Aider le milieu scolaire à gérer les tensions et les parcours de risques de la jeunesse, aider à la socialiser et à la qualifier, sont essentiels en prévention. Le réseau de professionnels locaux pourrait davantage aller à la rencontre des difficultés et des ressources des écoles, les apprivoiser, établir la confiance et renforcer leurs ressources et potentialités.
L’ouvrage La débrouille des famille est adapté à un large public qui souhaite mieux comprendre les parcours de risques de la jeunesse et le vécu des familles éprouvées. Les récits des personnes qui y ont participé se sont répondu et mêlé jusqu’à construire une réflexion collective, basée sur la densité de l’expérience. Elle éclaire les pratiques et les politiques d’aide adaptées.
Pascale JAMOULLE, La débrouille des familles, Récits de vies traversées par les drogues et les conduites à risque, De Boeck Université, Collection Oxalis, 2002, 232 pages, 19,95 €.

1 Son précédent livre, Drogues de rue, récits et styles de vie , paru chez De Boeck dans la même collection Oxalis, est toujours disponible.
2 Elle a été réalisée avec le soutien de la Commission européenne, du Ministre wallon des Affaires sociales et de la Santé, Thierry Detienne, de la Ministre de l’Aide à la jeunesse et de la Santé, Nicole Maréchal et du CPAS de Charleroi.
3 Activités commerciales souterraines.
4 LEPOUTRE D., Cœur de banlieue, Codes, rites et langages , Paris, Poche Odile Jacob, 2001 (1997).