La dernière représentation a eu lieu en juin dernier. C’était face à des jeunes fréquentant des mouvements de jeunesse… Aujourd’hui, le projet vole de ses propres ailes et la rentrée sonne l’heure du passage de flambeau entre la commune d’Uccle et la troupe qui joue le spectacle. C’est donc l’heure du bilan pour ce projet pilote en prévention des assuétudes qui a choisi le théâtre forum pour faire passer son message.
Petit retour en arrière: en 2002, des Etats généraux de la Jeunesse sont organisés à Uccle sous l’égide de l’administration communale et de l’échevin de la jeunesse, Guy de Halleux . « Dans le cadre de ces Etats généraux , nous avions organisé un atelier qui traitait tout particulièrement des assuétudes . Et au cours de cet atelier , nous sommes arrivés à une constatation importante , à savoir le manque de dialogue qui existait entre les adolescents consommateurs de drogues et leurs parents … Aussi , nous avons décidé de mettre en place , au sein de la commune , un groupe de travail qui se chargerait d’étudier le moyen de restaurer ce dialogue . Nous avons travaillé en étroite collaboration avec différentes associations déjà actives sur le terrain comme le CPAS , le CLPS , le Centre de planning familial et de consultations d’Uccle , mais aussi les associations Projet Lama , Prévention socioculturelle et Question Santé . Nous avons également pris contact avec sept écoles secondaires des trois réseaux d’enseignement subventionné . De cette concertation , de cette préoccupation commune de restaurer le dialogue entre parents et enfants et de cette volonté d’y sensibiliser à la fois les adolescents et les adultes , est né ce projet de spectacle , sous forme de théâtre forum », explique Marianne Vilain , du Service Jeunesse à l’administration communale uccloise.
C’est la troupe du Collectif 1984, qui a proposé un scénario collant à ces préoccupations, qui a été choisie pour jouer la pièce et ce projet a reçu le soutien de la ministre de l’Aide à la Jeunesse et de la Santé et du ministre de l’Enseignement secondaire et de l’Enseignement spécial de la Communauté française.
«Fumée bleue… Je vois rouge!»
Le travail préparatoire a été mené sur base des témoignages et anecdotes livrés par les élèves interrogés, pour coller le plus possible au vécu et adhérer à la réalité de la consommation de drogue chez les jeunes.
Le titre de la pièce est explicite et montre à quel point le dialogue peut être difficile: «Fumée bleue… Je vois rouge!» La pièce n’est pas un spectacle passif: « Elle est jouée une première fois dans son intégralité , montrant les rapports entre les jeunes et leurs parents et les différences de leurs réactions face à la consommation de « pétards ». Elle illustre aussi les relations de fausse confiance qui peuvent s’instaurer entre les consommateurs et les dealers ; la lente descente inconsciente vers la dépendance du jeune héros . Elle se conclut par une impasse : les relations entre le jeune consommateur et ses parents se dégradent et il glisse vers la dépendance . Des aspects de la vie de famille sont également touchés du doigt , comme la difficulté , pour les parents , d’être à la fois des interlocuteurs pour des discussions et des négociations , et parallèlement des éducateurs dont la mission est de poser les interdits .
Au terme de la pièce , la troupe s’arrête et propose de la rejouer , invitant le public à y participer pour éviter cette fin négative par la restauration du dialogue : chaque participant peut dès lors apporter ses arguments pour changer le cours de la pièce », poursuit Marianne Vilain.
A la fin de la représentation, un débat démarre dans la salle, centré uniquement sur la difficulté d’instaurer le dialogue entre les jeunes consommateurs de drogues et leurs parents, sous la direction d’un psychiatre, le Dr Jean-Pierre Jacques … Tout l’intérêt de ce type de démarche est donc de s’enrichir de la diversité des interventions, à chaque représentation. Aucun expert ne vient exposer des «vérités en prêt-à-penser», laissant libre champ à l’expression de tous les participants.
Au départ, la pièce avait été conçue pour être jouée 6 fois, à savoir dans 5 écoles de la commune d’Uccle et face à des jeunes de mouvements de jeunesse une dernière fois. « Finalement , les 7 écoles contactées ont été intéressées et nous avons donc fait 8 représentations . Ensuite , elle a été jouée dans d’autres écoles de Bruxelles », se réjouit Marianne Vilain. Forte de son succès, la pièce a encore été jouée cet été à Huy, dans le cadre du festival Théâtre pour Jeune public. « Si la pièce est retenue , elle pourra être subsidiée et donc encore jouée dans d’autres villes à travers la Communauté française . Mais aujourd’hui , elle est entre les mains de la troupe du Collectif 1984 . Nous laissons cette pièce , qui était un projet pilote , vivre sa vie et nous espérons qu’elle sera soutenue encore pour sensibiliser d’autres jeunes à travers le pays ».
Des questions difficiles
L’animateur des débats, le Dr Jean-Pierre Jacques, donne pour sa part son analyse de la difficulté d’établir un échange entre parents et ados. L’un des enseignements importants qu’il retire est que le dialogue ne peut s’improviser au moment de la découverte de la consommation de drogue ou de tabac; il s’agit d’une discussion à ouvrir dès l’enfance. Par ailleurs, les arguments «scientifiques» sur ces substances n’ont que peu d’impact sur les jeunes, plus préoccupés par le plaisir immédiat, voire la pulsion de mort, et ne peuvent donc servir de base à la discussion. Pour leur part, les parents sont demandeurs de ces informations plus objectives…
« Certaines soirées ont été particulièrement riches dans la mise en évidence des difficultés du dialogue . Les questions suivantes ont ainsi été abordées : comment faire devant le refus des ados de parler , devant les postures de défi , de certitude ( feinte )? Forcer l’oreille , est – ce dialoguer ? Comment comprendre que la demande des ados survienne à contretemps , aux moments de moindre disponibilité des adultes ? Est – ce qu’écouter les ados parler de drogues revient à légitimer la consommation de celles – ci ? Comment faire accepter de consulter , de faire appel à un tiers pour restaurer des conditions de dialogue , sans décréter que l’ado est « à soigner »?
Dans le recours aux produits , faut – il lire une demande d’autorité , une demande de reconnaissance , une demande d’amour et , si oui , comment y répondre ? Et comment renoncer à l’enfant idéal , au parent idéal ? Il a aussi été relevé que l’angoisse est un facteur majeur qui contrarie l’écoute et le dialogue . Le dialogue est laborieux , il n’a rien de naturel ! A ce titre , le débat mené ces soirs – là a pu paraître frustrant . Il l’était , de manière partiellement délibérée . Rien de tel qu’un peu de frustration pour mettre les humains au travail sur leurs certitudes stériles », explique le psychiatre.
L’heure des bilans
L’expérience a été globalement satisfaisante, au vu du questionnaire rempli par les écoles participantes, du nombre de spectateurs et de la proportion ados-adultes dans les salles. Même si les organisateurs ne recherchent pas le résultat objectif et quantifiable.
Quant à la forme de l’initiative, le théâtre forum, il a l’avantage de l’imprévu et les participants peuvent dès lors, lorsqu’ils revêtent le rôle d’un des personnages, ne plus être aussi imprégnés de leurs certitudes… Par ailleurs, il touche à la fois parents et ados, contrairement aux programmes dispensés dans les murs de l’école.
Quant au débat, s’il était parfois considéré comme trop bref, il permettait néanmoins de sortir de l’émotion, de prendre du recul et était apprécié pour cette qualité.
La suite de l’histoire, on la connaît: la commune d’Uccle ne peut poursuivre. Cependant, tout comme certains participants, les responsables du groupe de travail avaient un espoir: « Nous aurions aimé que les contacts se poursuivent entre les écoles sur les retombées pratiques de cette initiative . Nous avons bien tenté de les rassembler , mais sur les 7 écoles participantes , seules 2 ont répondu présentes , les autres étant trop occupées . Le mouvement s’essoufflait », explique Marianne Vilain. Et comme le soulignait un participant, la «concertation, ce n’est pas prévu dans les écoles. Cela doit venir de l’humain, de l’intérieur».
Reste à voir si la Communauté française viendra soutenir le projet dont le devenir repose désormais sur les épaules de la troupe.
Carine Maillard