Ces derniers temps, la prévention du tabagisme bénéficie d’une attention soutenue du monde politique. Ce phénomène ne se limite plus aux Etats-Unis où les procès contre les grands producteurs de tabac font depuis des mois déjà les titres des journaux, mais chez nous aussi, il gagne en importance.
L’idée de la ministre Aelvoet consistant à créer un fonds pour la prévention du tabagisme en est une bonne illustration. Les opposants à cette idée avancent que cela n’aurait aucun sens étant donné que la prévention du tabac ne serait guère efficace. Toutefois, de nombreuses études indiquent qu’une politique de prévention et d’aide au sevrage peut changer les choses, pour autant que l’on y investisse suffisamment.
Le sens de la prévention
Il n’existe plus aucun doute quant à l’intérêt de mesures préventives contre la consommation de tabac. Une enquête menée par une équipe dirigée par Sir Richard Doll , publiée dans le British Medical Journal du mois d’août souligne d’ailleurs une fois de plus l’importance de ces mesures (1).
Entre 1950 et 1990, la consommation de tabac chez les hommes d’âge moyen a chuté de moitié, et parallèlement la mortalité due au cancer bronchique a fortement diminué. Le risque cumulatif de décéder d’un cancer du poumon (il s’agit du résultat de la combinaison du risque relatif de l’étude de 1990 avec les données nationales en matière de mortalité) à 75 ans est passé durant la période 1950-1990 de 6 % à 16 % pour les hommes et de 1 % à 10 % pour les femmes.
Chez les anciens fumeurs, tant masculins que féminins, le nombre de cancers du poumon n’était que très faible en comparaison avec le nombre de cas constatés chez les fumeurs. En outre, ce nombre diminuait encore en fonction du nombre d’années écoulées depuis l’arrêt du tabac, même si le risque n’était jamais aussi faible que chez les personnes n’ayant jamais fumé.
En 1990, la réduction du nombre de fumeurs a permis de diminuer de moitié le nombre de cancers qui seraient apparus si la population avait conservé ses habitudes tabagiques. Chez les hommes qui cessent de fumer à l’âge de 60, 50, 40 et 30 ans, le risque cumulatif de développer un cancer du poumon à 75 ans passe respectivement à 10 %, 6 %, 3 % et 2 %. Chez les femmes qui stoppent à l’âge de 60 et 50 ans, ce risque cumulatif est de respectivement 5 % et 2 %. L’enquête confirme donc que les personnes qui cessent de fumer à un âge moyen évitent en grande partie le risque de cancer du poumon et que le fait d’arrêter avant l’âge moyen permet de réduire ce risque de plus de 90%.
Investir au bénéfice de la santé
L’exemple du Massachusetts (2) prouve que la prévention du tabac est efficace pour autant que l’on daigne y investir correctement. Avec une population de 6 millions d’habitants, cet Etat du nord-est des Etats-Unis consacre chaque année 6,5 $ par habitant à la prévention du tabac. Il s’agit de l’investissement le plus important au monde.
Depuis le lancement du programme en janvier 1993, le Massachusetts a déjà investi plus de 200 millions de dollars dans la prévention du tabac (environ 39 millions $ par an). Le programme de prévention inclut des initiatives en vue d’aider les adultes à cesser de fumer, d’éviter que les jeunes ne tombent dans ce cercle vicieux et de réduire l’exposition à la fumée de tabac dans l’environnement (tabagisme passif).
Avant le lancement du programme, la diminution de la consommation de tabac était dans le Massachusetts d’environ 3 à 4 % par an, ce qui correspondait au niveau des 48 autres Etats américains. Seule la Californie, connue pour son approche très ferme du problème du tabac connaissait un meilleur résultat. En 1992-1993, la consommation a continué de diminuer lentement de 4 % dans tous les Etats, sauf au Massachusetts où elle a chuté de 12 %. Depuis 1993, alors que les autres Etats doivent se contenter d’une maigre réduction annuelle de 1 %, le Massachusetts enregistre un taux annuel de 4 %. Cette différence s’explique intégralement par le programme intensif de prévention du tabagisme.
Taxer pour agir
S’il faut consacrer davantage de moyens à la prévention, il faut bien les trouver quelque part. Au Massachusetts, cette opération a été réalisée via une taxe supplémentaire de 25 cents (environ dix francs) par paquet de cigarettes.
Cette stratégie ne permet pas uniquement de collecter des fonds, mais présente en outre un avantage supplémentaire. La majoration des accises constitue en effet un des moyens les plus efficaces pour réduire la consommation de tabac. Ceci ressort d’ailleurs des résultats d’une étude de la littérature en 1997 à laquelle a également collaboré le VIG . Différentes études démontrent que l’augmentation des droits d’accise sur les produits du tabac engendre une réduction de la consommation, mais aussi une diminution du taux de mortalité y afférent. Une enquête menée à grande échelle par 40 scientifiques de 13 pays, dont les résultats ont été récemment communiqués par l’Organisation mondiale de la santé et la Banque mondiale , aboutit à cette même conclusion.
Il est également important de préciser qu’une augmentation des droits d’accise ne se limite pas à faire diminuer la consommation de tabac au sein de la population générale, mais de surcroît, cette mesure engendre des effets positifs dans les classes socio-économiques défavorisées ainsi que chez les jeunes – à savoir des groupes cibles moins faciles à atteindre avec les méthodes dites «classiques » d’éducation pour la santé.
Dans les pays en développement, cette méthode s’avère également efficace. Une augmentation du prix des cigarettes de 10 % via une augmentation des droits d’accise dans le monde inciterait 42 millions de personnes à cesser de fumer et permettrait d’éviter 10 millions de décès dus au tabac. Le Dr Brundtland , le directeur général de l’OMS, estime qu’une plus grande taxation des produits du tabac constitue une mesure prioritaire pour lutter contre ce fléau.
La Belgique participe
Le message du Dr Brundtland est bien passé en Belgique. La ministre fédérale de la santé publique, Magda Aelvoet, a annoncé cet été avoir l’intention de consacrer chaque année un demi milliard à la prévention du tabagisme. Elle considère que la Belgique ne doit pas seulement poser des normes d’interdiction, mais qu’il faut développer une politique globale de prévention. Pour pouvoir mener une telle politique, il convient de disposer de davantage de moyens qui peuvent être puisés dans les recettes provenant des taxes sur le tabac.
Là où le bât blesse, c’est que les accises sur le tabac sont une matière fédérale, tandis que la politique de prévention appartient aux compétences des Communautés. Le transfert de fonds fédéraux vers les communautés constitue un véritable casse-tête qui requiert des décisions prises par l’ensemble du Gouvernement fédéral. Par ailleurs, cette question est sensible au niveau communautaire. Il reste à espérer que les bonnes intentions de la ministre seront traduites dans la pratique.
Investir dans l’efficacité
Si l’initiative de la ministre Aelvoet se concrétise, les Communautés en Belgique disposeront dans un avenir proche de moyens significatifs en vue de mener une politique intégrée et continue en matière de prévention du tabagisme.
Toutefois, même si le fait de disposer de larges moyens financiers est nécessaire, cela ne suffit pas. Les moyens doivent en effet être employés de manière efficiente. Dans le cas présent, cela signifie qu’il ne faut pas présenter toujours « la même chose », mais que l’offre doit être améliorée, tant en ce qui concerne la quantité que la qualité. Une politique de prévention de qualité sous-entend qu’en fonction des objectifs déterminés, il convient d’opter pour une série de mesures et d’interventions complémentaires en vue de changer à terme le comportement tabagique des groupes cibles.
Il serait en effet regrettable que les moyens supplémentaires soient consacrés par exemple uniquement à de grandes campagnes médiatiques qui attirent l’attention du grand public, mais qui n’engendrent que peu de modifications de comportement. En agissant de la sorte, l’expérience et les constats accumulés ces 25 dernières années via la pratique et les recherches en éducation pour la santé seraient jetés aux orties. Cette expérience nous apprend qu’en cette matière aussi, il est préférable d’investir dans des initiatives qui ont apporté la preuve de leur efficacité (evidence-based).
Cette « évidence » est toutefois encore loin d’être acquise. Il est plus qu’urgent de mener davantage d’études quant aux déterminants de la consommation tabagique et sur l’abandon de cette habitude, ainsi que sur les nouvelles méthodes de prévention et d’arrêt.
De telles études supposent une continuité, une concertation et une collaboration entre les responsables politiques, les personnes sur le terrain et les chercheurs dans les différentes disciplines. Les moyens actuellement disponibles pour la recherche ne permettent pas de mener de telles recherches. L’éventuel fonds de prévention du tabagisme permettrait de pallier ce manque. Veiller à la qualité est un must, surtout lorsque des centaines de millions sont disponibles.
Marleen Lambert, Stephan Van den Broucke , Vlaams Instituut voor Gezondheidspromotie
Traduction d’un article paru dans VIGoureus, la lettre d’information du VIG, n° 3, septembre 2000. (1) Petro R Darby S, Deo H, Silcocks P, Whitley E, Doll R (2000). Smoking, smoking cessation, and lung cancer in the UK since 1950: Combination of national statistics with two case-control studies, British Medical Journal, 321.
(2) Biener L, Harris JE, Hamilton W (2000). Impact of the Massachusetts tobacco control programme : population based trend analysis, British Medical Journal, 321.
(3) Pandelaere M., Van den Broecke S. & Van den Bergh O (1997). Het effect van omgevingsinterventies op gezondheidsgerelateerd gedrag. Dans Preventieve Gezondheidszorg : Vlaams Preventie-congres 1997, Diegem ; Kluwer.
(4) Jha P& Chalpuka J. (2000) ; (Eds). Tobacco control in developing countries. Oxford University Press.
(5) WHO (2000) Higher taxes key to battle against tobacco, says new WHO/World Bank Publication. Press Release WHO/53,8 août 2000.