Mai 2006 Par Roger LONFILS Réflexions

Il est bien tentant de répondre à la question du bilan des activités menées en prévention par la Communauté française en faisant part, au travers de chiffres, de la mise en œuvre de tel ou tel programme de santé. Il existe en effet des activités préventives comme le programme de vaccination, le programme de dépistage du cancer du sein, le contrôle anti-dopage, etc., activités qui ne peuvent en principe que recueillir une approbation et mettre en valeur les services concernés et de façon générale le Ministère de la Communauté française.
On peut aussi aller plus loin dans la réflexion sur le sens de ce qui se fait . Quand on parle de prévention en santé, on pense directement à différentes approches; on peut citer notamment:
-l’information (connaître un risque est un droit et un préalable à la prise de décisions), que celle-ci soit transmise sous forme de campagnes, documents écrits, étiquetage…
-les mesures de protection: examens médicaux préventifs (à l’école par exemple), vaccinations, mesures sanitaires visant la surveillance et le contrôle des produits de consommation (le plus évident étant l’alimentation);
-les mesures coercitives vis-à-vis des producteurs (par exemple multinationales du tabac, de l’alimentation);
-l’accessibilité des services de santé.
Malgré la connaissance des risques par la population, le tabagisme diminue peu, l’alimentation adéquate ne semble pas nous subjuguer, l’activité physique fait un pourcentage d’émules somme toute assez restreint, bref la TV, le PC, la PlayStation, les chips et sodas semblent plus nous captiver que le contenu des informations santé. A cela s’ajoutent pour une part de plus en plus importante de la population – et c’est bien loin d’être secondaire – des conditions socio-économiques et environnementales peu propices à la prise de choix favorables.

Un travail de longue haleine

C’est donc bien à un autre niveau qu’il convient de travailler et de se positionner. Depuis de nombreuses années, la réflexion s’est orientée vers les déterminants de la santé, tous facteurs qui font que nous mangeons mal, que nous fumons… Il ne suffit en effet pas d’entendre la bonne parole, même convaincante, pour prendre de bonnes résolutions. Il se fait que chaque individu a en lui un potentiel incroyable d’écarts, une propension naturelle à certains plaisirs «interdits», une façon de réagir aux circonstances de la vie, à l’environnement, en adoptant des comportements qui semblent insensés. Outre cette tendance «déviante» – sans doute assez naturelle et spontanée – par rapport aux normes de santé, les conditions d’emploi, de logement, d’exclusion,… mettent les personnes «vulnérables»(1) dans des conditions de possibilité de choix parfois réduites à néant.
Il faut donc plus que jamais donner la parole aux personnes et aux groupes dont ils font partie, favoriser la participation, l’expression des besoins, des désirs, des revendications, replacer la santé dans un contexte plus large que des risques évidents pour comprendre les possibilités de changement, reconnaître l’absence de choix possibles…
Cette prise de position, résumée ici, ambitionne de donner aux individus et aux groupes (écoles, familles, quartier…) une capacité d’agir vis-à-vis de soi-même, de son environnement de vie immédiat et de l’environnement plus large. Elle est en lien avec l’éducation permanente et dans une certaine mesure avec l’éducation pour ce qui concerne le renforcement des capacités à décider et à réagir, la nécessité d’entreprendre un dialogue au sein de ce milieu où se côtoient de multiples représentants de la société.
Dans ce contexte, la promotion de la santé vise peu l’immédiateté dans les modifications de comportements inadéquats. Consciente des multiples facteurs de vie intervenant dans ces comportements, voulant renforcer la décision et le choix, voulant agir ou faire réagir sur les conditions souvent inacceptables de vie, il semble peu crédible de proposer pour chaque problème de santé des solutions sous forme d’un livre de recettes.
Considérer que l’on peut résoudre par exemple le problème de l’obésité chez l’enfant en augmentant le nombre d’heures de gymnastique ou en interdisant à l’individu de consommer relève à mon sens d’une grande naïveté. Tout au plus s’agit-il là de mesures d’appoint.
Ceci n’exclut toutefois pas que les conditions d’environnement exigent que des mesures strictes soient prises par les pouvoirs publics.
Toutes les stratégies (information, dépistage, protection, participation, renforcement de l’accessibilité) ne peuvent se décliner sans que ne se posent des questions essentielles.
Car, derrière ces notions assez positives, d’autres plus sérieuses et plus graves se font jour, se montrant a priori attractives et recevant trop rapidement sans doute une approbation généralisée: il s’agit de surveillance, contrôle, sécurité, interdiction, sanction… et trop souvent sans que cela ne paraisse inquiétant à personne.
C’est ce type de réflexions que je voudrais aborder maintenant, non pas en terme de solutions, mais de questionnement.
Des exemples permettront de mieux situer le niveau d’interrogation. Ils sont choisis en raison de leur actualité et des compétences de la Communauté française en matière de santé. J’aborderai la lutte contre le tabagisme sous l’aspect du pouvoir de la majorité, la lutte contre le canabis sous l’alibi de la santé, la prévention du dopage comme contrôle de la société, et enfin l’alimentation comme facteur de stigmatisation.

La lutte contre le tabagisme sous l’aspect du pouvoir de la majorité

La lutte contre le tabagisme est un des combats très actuels. Les non-fumeurs représentent une majorité incontestable. Une partie de ceux-ci a entrepris un combat (une croisade?) pour avoir le droit de respirer un air sain, sans effet dangereux pour la santé des non-fumeurs (tabagisme passif) et sans cette désagréable odeur pour un non-fumeur.
Ne pouvant obtenir l’adhésion de tous les fumeurs à leur demande, si une offre d’aide à l’arrêt du tabagisme a été proposée et déclinée, les exigences des non-fumeurs se sont renforcées et le discours d’interdiction totale se légitimise. La moindre bouffée de cigarette prend des allures de danger public.
Les limitations au tabagisme ne paraissent jamais assez sévères, chacun apportant sa pierre à l’édifice antitabac: interdiction de vente aux mineurs, taxation supplémentaire, interdiction de consommation dans les lieux publics, dans les entreprises, bientôt dans les cafés et restaurants,… toutes mesures prises pour le bon motif, mais qui ont pour effet de contraindre de plus en plus l’individu. Le fumeur connaissant le danger est sensé s’abstenir, et dans le cas contraire, il devient asocial, voire délinquant.
Que penser de majorités qui se créeraient tout à coup pour interdire et surtaxer tout ce qui semble nuisible à la santé et à la sécurité sociale ? Ce ‘meilleur des mondes possibles’ ne vous fait-il pas peur? La santé n’est-elle pas un levier pour renforcer des majorités peu respectueuses des minorités?

La consommation de cannabis: l’alibi de la santé

Il est en Belgique assez difficile de comprendre si la consommation de cannabis est permise ou non. On peut en tous cas dire que la consommation personnelle des adultes, sans présence de mineurs et sans provoquer de troubles publics n’est pas punissable. On peut être pour ou contre cette loi.
De façon un peu schématique, on dira que le ministère de l’Intérieur et tout ce qui s’y rapporte (la police) sont largement pour l’interdiction/sanction tandis que les acteurs en prévention des toxicomanies sont très réservés sur les mesures d’interdiction et sur l’opportunité de déclarer la guerre à ce produit.
La consommation chez les jeunes effraie beaucoup d’adultes qui ne font guère la distinction entre les différents produits. En terme de prévention santé et de promotion de la santé chez les jeunes, la connaissance des risques, la discussion autour de cette consommation, la prise de décision quant à sa consommation personnelle, la possibilité de gérer cette consommation, la prise en considération de l’environnement social et familial du jeune… sont des éléments autrement plus importants que des mesures abruptes d’interdiction, qui ont largement fait la preuve de leur inefficacité, et dont la réussite est toujours aussi peu probable de nos jours.
Plus que l’aspect santé, ce qui intervient ici est l’idée d’une société par rapport aux risques et aux plaisirs que prennent les jeunes, dans le domaine des consommations notamment. Et l’entrée de la police avec des chiens anti-drogues dans certaines écoles exprime clairement la pression d’une partie de la société pour imposer une interdiction. Cette lutte sous forme d’interdiction, de sanctions contre les consommateurs se fait selon un modèle clairement répressif mais au nom de la santé.
La santé servirait donc de soutien aux interdits.

La lutte contre le dopage comme contrôle de la société

La prévention du dopage poursuit deux objectifs déclarés, l’un relatif à l’éthique du sport, l’autre de protection de la santé.
La problématique santé du dopage n’est guère prioritaire. Quant à l’éthique du sport chez les professionnels, la question du dopage peut également paraître secondaire; les sommes mises en jeu et les références de société données aux jeunes par les sportifs de haut niveau d’une part, d’autre part l’esprit individualiste du gagnant promu par de nombreux clubs sportifs sont le plus souvent très loin de l’éthique.
Si la question du dopage semble mériter des stratégies répressives plus qu’éducatives, le secteur de la santé doit-il – en dehors d’un appui technique dans l’examen – apporter son soutien à une politique répressive? Il suffit de savoir que les traces de cannabis (encore ce produit!) détectées chez un sportif sont punissables (détection égale sanction et dénonciation au parquet). Le consommateur d’un produit pourtant non dopant (le moins qu’on puisse dire est que le cannabis n’améliore pas les prestations sportives…), se trouve ainsi rattrapé par le système répressif. N’est-ce pas une façon détournée des partisans des interdictions vis-à-vis de certains comportements sociaux d’imposer via des mesures de santé un contrôle de la société?

La norme de poids comme facteur de stigmatisation

Nos habitudes alimentaires sont intimement liées à notre mode de vie familial et s’acquièrent dès le plus jeune âge. Qu’une prévention en ce domaine soit justifiée ne paraît pas déraisonnable, vu l’impact de l’alimentation sur la santé. Ce constat de la nécessité d’une prévention ne devrait pourtant pas entraîner automatiquement la prise de mesures qui ne prennent pas en compte les facteurs de l’environnement familial et culturel liés à l’alimentation.
La prévention de la surcharge pondérale et tout ce que cela entraîne comme discours vis-à-vis des gros est un facteur de stigmatisation et d’exclusion des individus concernés; pour ce qui est des jeunes à l’école, il risque, en outre, d’être vécu comme un reproche vis-à-vis des parents, incapables de nourrir convenablement leurs enfants. Tout cela sans grand profit pour la santé publique…

L’injustice est intolérable

La santé est un reflet de la société. Comme la culture, l’éducation, etc. Mais elle n’est pas chargée de maintenir à tout prix la société telle quelle… Elle peut aussi être un facteur d’évolution, de mobilisation, de changement, insistant sur les situations inacceptables de la société, les injustices sociales, et ne pas mettre un pansement occlusif sur une plaie purulente, pour la cacher le plus longtemps possible.
Il semble plus aisé pour une société, dans n’importe quel contexte, économique, social, éducatif, d’emploi et de santé, de faire abstraction de certaines réalités qui remettraient en question ses propres modes de fonctionnement.
Dans notre société où la référence est une assurance tous risques, où la sécurité se confond avec le sécuritaire, il est de plus en plus courant que des mesures d’interdiction prennent le pas sur les démarches participatives, de responsabilisation et d’autonomie.
Les modes d’alimentation, les consommations (tabac, alcool, drogues, médicaments, jeux), etc. relèvent en partie de choix (goût du risque, plaisir) mais sont aussi des dérivatifs, des modes d’expression et de cristallisation d’un malaise profond. Comment ne pas comprendre que les conditions socio-économiques, que l’exclusion des plus défavorisés, que le rejet des groupes culturellement autres sont des éléments primordiaux dans certains comportements que d’aucuns considèrent de plus en plus comme intolérables (on parle si souvent de tolérance zéro!)?
Il convient d’être, à mon avis, des plus réservés et méfiants vis-à-vis de toute mesure d’autorité. La société – ou ses représentants – se sentent rapidement chargés d’une mission plus dirigiste, interventionniste, au nom du bien public, pour le bien de l’individu, pour venir au secours de la sécurité sociale…

Le marché doit être régulé

Là où un rôle d’autorité s’impose, c’est certainement dans la prise de mesures adéquates dans la mise sur le marché de biens de consommation; il est en effet impossible pour chaque individu de connaître et de suivre lui-même ce marché. Les étiquetages par exemple peuvent nous aider mais ils creusent également l’écart entre riches et pauvres. Il convient de lutter contre la vaste tromperie ambiante, depuis les vendeurs de saloperies (tabac) jusqu’au marketing cynique de la ‘vie saine’, promulguant sans honte de nouvelles vérités sur la santé, engrangeant des profits démesurés pour un secteur aux mains de quelques multinationales, agro-alimentaires, avec maintenant en plus la complicité des compagnies d’assurance.
La reconnaissance de ce pouvoir et de cette tromperie est importante pour permettre de resituer la place de l’individu et des communautés dans le rôle qu’ils détiennent pour manifester leur avis et leur opposition à ce système; ce que d’aucuns nomment notre pouvoir d’agir. S’inscrire dans des démarches de citoyenneté, de co-responsabilité et de co-décision.
Si le comportement de l’autre peut nous paraître inacceptable, bien plus inadmissible devrait être notre approbation tacite de l’injustice socioculturelle, de la différence dans les acquis et les conditions de vie… qui apparaissent bien plus essentielles comme facteurs prédictifs de qualité et de durée de vie que bon nombre de facteurs de risque et qui expliquent très facilement ces comportements inadéquats.
L’évidence de santé publique et le principe de précaution dans une société encline à se pelotonner dans la sécurité maximale ne sont pas nécessairement des éléments de réponse à l’injustice sociale. La santé devrait toujours se positionner clairement, évitant d’une part de servir d’alibi à certaines prises de décision contraires à son objectif, et d’autre part de renforcer la prise de mesures sécuritaires ou d’être un élément favorisant l’intolérance.
Roger Lonfils , Directeur de la Promotion de la santé au Ministère de la Communauté française (2).
Adresse de l’auteur: DG Santé Communauté française, Bd Léopold II 44, 1080 Bruxelles. Courriel: roger.lonfils@cfwb.be
Ce texte est une version légèrement remaniée d’un article préalablement publié dans La plume du coq , publication trimestrielle du Ministère de la Communauté française (n° 62, décembre 2005), reproduit avec son aimable autorisation.

(1) Cette notion de vulnérabilité est ici préférée à d’autres comme défavorisé, précarisé. Chacun choisira…
(2) Ce texte n’est pas l’expression d’une position de la Direction générale de la santé; il traduit l’opinion personnelle de son auteur.