Juillet 2016 Par Marie DAUVRIN J. GYSEN Vincent LORANT Initiatives

L’accès aux soins pour les personnes sans-papiers: un chemin parsemé d’embûches

Être sans-papiers en Belgique, c’est n’avoir aucun titre de séjour légal délivré par les autorités compétentes, ce qui inclut les personnes entrées sans permis de séjour légal, celles dont le statut de séjour a été invalidé ou a expiré, les demandeurs d’asile déboutés et les enfants nés de parents sans-papiers. Il est estimé que près de 1,1% de la population résidant sur notre territoire est en séjour irrégulier, soit entre 85.000 et 160.000 personnes, avec comme seule possibilité d’assistance publique l’accès aux soins de santé.

En effet, depuis 1996, la Belgique garantit l’accès aux soins de santé pour les personnes sans-papiers via la procédure d’aide médicale urgente (AMU)Note bas de page. Si, en théorie, l’AMU doit couvrir les besoins en santé de la quasi-totalité de la population étrangère en séjour irrégulier, il apparaît qu’en pratique, de nombreuses failles empêchent les personnes sans-papiers d’accéder aux soins appropriés.

Dans la ligne du livre vert sur l’accès aux soins publié par l’INAMI et Médecins du Monde en 2014, le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) en collaboration avec des chercheurs de l’Université catholique de Louvain et de l’Université de Gand a réalisé une évaluation de l’AMU en vue d’optimiser les pratiques actuelles. Les équipes universitaires se sont plus particulièrement intéressées au vécu des personnes sans-papiers, des professionnels de santé et des parties prenantesNote bas de page.

Notre article présente les perspectives des personnes sans-papiers afin de comprendre leur vécu lorsqu’il s’agit d’accéder à l’AMU et/ou d’obtenir une couverture de soins dans le cadre de cette même procédure.

La parole des sans-voix

Des 33 entretiens réalisés entre avril et mai 2015, dans 5 grandes villes (Anvers, Bruxelles, Charleroi, Gand et Liège), quatre problématiques émergent: la définition de l’AMU, l’information et la communication, la complexité des procédures et le pouvoir discrétionnaire. Si ces thèmes sont également présents dans les groupes focaux réalisés avec des professionnels de santé, certains aspects sont plus spécifiques aux personnes sans-papiers.

«Parce que, quand tu es en séjour illégal, tu as peur tout le temps, pour ta vie, pour tes enfants, pour tout…»

Les trente-trois personnes rencontrées sont âgées majoritairement de 26 et 55 ans, célibataires ou en couple et ayant des enfants pour la plupart (n=21). Parmi ceux-ci, douze seulement ont déclaré que leurs enfants vivaient en Belgique. Parmi ces douze personnes, trois ont déclaré ne vivre qu’avec certains de leurs enfants.

Les personnes interviewées sont soit sans-papiers depuis leur arrivée sur le territoire belge, soit ont bénéficié d’une protection subsidiaireNote bas de page ou se sont vu refuser leur demande d’asile avant de devenir sans-papiers. La majorité des répondants vit depuis plus de cinq ans sur le territoire belge et vient essentiellement de pays d’Afrique subsaharienne et du Nord de l’Afrique.

Alors que la moitié des personnes interrogées perçoivent leur état de santé comme étant «bon» ou «ni bon, ni mauvais», les deux tiers souffrent cependant d’au moins une maladie chronique. Un tiers souffre également d’un problème de santé mentale diagnostiqué, même s’il est probable que cette proportion soit en réalité plus élevée car, dans les discours des personnes rencontrées, de nombreux termes font écho à des troubles du sommeil, de l’anxiété, ou du stress. Les problèmes de santé mentale sont également ceux pour lesquels l’accès aux soins est perçu comme le plus difficile. Parmi les femmes interrogées, pratiquement un tiers attendait un enfant au moment de l’entretien.

«J’ai laissé tomber, je me soignais moi-même parce que c’était trop compliqué.»

Toutes les personnes rencontrées ont éprouvé à un moment ou à un autre de leur parcours dans l’AMU des difficultés à accéder aux services de santé et/ou à recevoir des soins appropriés. Dans certaines situations, les difficultés vécues ont retardé voire empêché l’accès aux soins, quand ceux-ci n’ont pas purement et simplement été arrêtés. Cependant, ces difficultés n’empêchent pas un sentiment très fort de reconnaissance envers les autorités.

«What does it mean? Do I have to fall dead first?»

Le manque de clarté de ce qu’est l’AMU et de ce qu’elle couvre constitue la première faiblesse de la procédure: par exemple, certains traitements ne sont pas acceptés ou la prise en charge est refusée car la notion d’urgence fait l’objet d’interprétations variées. Certaines personnes rapportent qu’au sein d’une même famille, tout le monde ne peut pas bénéficier de l’AMU alors que tous se trouvent dans les mêmes conditions d’indigence et d’illégalité nécessaires à l’ouverture des droits. Un traitement commencé dans une commune va être interrompu car la nouvelle commune ne le considère pas comme urgent ou nécessaire.

Quelques personnes sans-papiers ont confié leur souhait de pouvoir travailler pour financer elles-mêmes leurs soins de santé et ne pas dépendre de l’AMU.

«On peut pas me tutoyer parce que je suis sans-papiers, ça je n’aime pas.»

La deuxième faiblesse relative à l’AMU renvoie au manque d’information et de communication. D’une part, les personnes sans-papiers rapportent des difficultés liées aux barrières linguistiques, que ce soit dans les CPAS ou les services de santé. Elles ne savent pas non plus toujours où aller pour se faire soigner ou ne savent pas ce qu’il faut donner comme information aux professionnels dans les services de santé ou au CPAS.

D’autre part, selon la perception des personnes sans-papiers, les relations avec les travailleurs des CPAS sont souvent difficiles. Ces derniers ne sont pas toujours amicaux et respectueux, ne les aident pas à recevoir l’aide nécessaire voire leur transmettent des informations erronées dans certains cas. De nombreuses personnes sans-papiers ont également déclaré ne pas recevoir de justifications quant aux décisions prises par le CPAS.

Quant aux relations avec les professionnels de santé, si la majorité des personnes sans-papiers déclarent se sentir soutenues et encouragées, certaines ont tout de même rapporté des expériences difficiles. Des attitudes condescendantes, un manque d’empathie et de respect de la vie privée ont été mentionnés. Le sentiment d’une réticence à les soigner a également été perçu par certains.

La présence d’interprètes et la mise en place de formations destinées à conscientiser les professionnels à la dimension interculturelle pourraient faciliter leurs démarches et leur accès à des soins de qualité.

«Ils [Le CPAS] m’ont convoqué pour prouver que j’ai aucune ressource. Mes amis doivent signer des papiers pour prouver que c’est eux qui m’aident à payer mon loyer et pas moi.»

Aux problèmes de communication et d’informations s’ajoute la complexité de la procédure en elle-même: fréquence de renouvellement variable, nombreux allers-retours pour de simples procédures, difficultés à fournir les pièces justificatives demandées par le CPAS, absence d’adresse de référence…

Dans quelques cas, des professionnels de santé ont demandé à rencontrer la personne sans-papiers avant de décider si oui ou non une prise en charge sera assurée. Si l’accès à la première ligne est déjà difficile, l’accès à la seconde ligne nécessite des démarches complémentaires tant auprès du médecin généraliste que du CPAS. Pour les personnes sans-papiers, un renouvellement automatique de l’AMU, la provision d’adresse de référence pour les personnes dans des situations de sans-abrisme ou de logement précaire, et une couverture de la famille plutôt que de l’individu isolé sont autant de solutions à mettre en œuvre.

«Il y a des moments où vous arrivez à la pharmacie et on vous dit ‘Ah non pas avec cette carte’. Puis vous revenez 30 minutes après et c’est un autre qui dit ‘Ok’.»

Conséquence directe des trois problèmes susmentionnés, les personnes sans-papiers rapportent de nombreuses situations où la décision est prise sur base discrétionnaire, ce qui augmente l’incertitude et l’anxiété autour de la procédure d’AMU. Certaines d’entre elles rapportent que le CPAS modifie les traitements prescrits par leur prestataire. De nombreux récits illustrent également que l’accessibilité, la disponibilité et la qualité des services fournis sont soumises à l’appréciation de l’interlocuteur en face du sans-papiers.

Face au pouvoir discrétionnaire, les personnes sans-papiers soulignent le rôle positif et soutenant joué par un professionnel de santé, un travailleur social ou associatif en vue de leur faciliter l’accès à l’information ou à certaines prestations.

«Ce n’est que quand je suis allé avec X de Medimmigrant qu’ils étaient gentils et qu’ils expliquaient la situation tout de suite. C’est bizarre, non? (…)»

Quel futur pour l’accès aux soins pour les sans-papiers?

Les problèmes relevés par les personnes sans-papiers ne sont pas nouveaux et ont déjà fait l’objet de plusieurs rapports, tant de la part de chercheurs que du monde associatif. Le plus grand défi sera d’amener à une harmonisation des pratiques respectueuse des différentes parties concernées, qu’il s’agisse des travailleurs sociaux des CPAS, des professionnels de santé et des personnes sans-papiers. Cette harmonisation nécessitera un travail de fond au niveau fédéral mais peut également commencer au niveau local. Professionnels de santé et CPAS peuvent déjà travailler en collaboration en vue de simplifier les procédures au niveau communal, avec le soutien des acteurs associatifs, tel l’asbl MedImmigrant et des centres locaux d’intégration.

À l’heure où d’aucuns se posent la question de la nécessité pour la Belgique d’accueillir des migrants, il convient de rappeler que prendre soin des personnes sans-papiers répond à deux impératifs.

Le premier est utilitaire: assurer l’accès aux soins permet de protéger la population belge contre des risques sanitaires liés à la présence des personnes sans-papiers. C’est tout le sens de rappeler que l’AMU comprend aussi bien les soins préventifs que curatifs et donc la vaccination.

Le second impératif est humanitaire: l’accès aux soins est un droit, garanti par la Déclaration des Droits de l’Homme et de nombreux autres traités internationaux, traités ratifiés par la Belgique.

Un troisième argument peut aussi être avancé: l’absence de soins coûte plus cher à la société et des études ont montré que la restriction de l’accès aux soins pour les personnes sans-papiers augmentait les dépenses au lieu de les réduire. En conséquence, l’accès à la prévention pour les personnes sans-papiers devrait constituer une priorité de santé publique.

Au travers des récits des personnes sans-papiers, des micro-violations du droit émergent, qu’il s’agisse des droits du patient ou du droit de l’aide sociale. Absence de justification des décisions, de libre choix du prestataire, d’informations dans un langage clair, de respect du secret professionnel, modifications des prescriptions médicales par des non-médecins, recours à la police dans le cadre de l’enquête sociale… sont autant de situations alarmantes de non-respect du droit, impactant l’accès et la qualité des soins pour les personnes sans-papiers.

Si ces pratiques sont rapportées avec des personnes sans-papiers, prises dans un système complexe avec peu de possibilités de recours, qu’est-ce qui empêche la perpétuation de ces pratiques avec d’autres personnes en situation de précarité?

Références choisies

  • Dauvrin M, Lorant V, Sandhu S, Deville W, Dia H, Dias SF, et al. Health care for irregular migrants: pragmatism across Europe. A qualitative study. BMC Research Notes. 2012; 5:99-108.
  • INAMI – RIZIV, Médecins du Monde – Dokters van de Wereld. Livre vert sur l’accès aux soins en Belgique. 2014. Bruxelles.
  • Romero-Ortuno R. Access to health care for illegal immigrants in the EU: should we be concerned? European Journal of Health Law. 2004; 11:245-72.

Les auteurs remercient toutes les personnes sans-papiers et les professionnels qui ont accepté de participer à cette enquête. Ils remercient également leurs collègues de l’Université de Gand (Ines Keygnaert, Ilse Derluyn et Birgit Kerstens) et du Centre fédéral d’expertise des soins de santé (Dominique Roberfroid, Anja Desomer, Cécile Camberlin et Dominique Paulus).

En savoir plus?

Le rapport complet et sa synthèse sont accessibles sur le site du KCE à l’adresse: http://kce.fgov.be/publication/report/what-health-care-for-undocumented-migrants-in-belgium#.Vvvd43rcBSAPersonne de contact: marie.dauvrin@uclouvain.be

À ne pas confondre avec l’aide médicale urgente au sens de l’article 1er de la loi du 8 juillet 1964 relative à l’aide médicale urgente (Moniteur Belge du 25 juillet 1964) qui stipule qu’ «Il faut entendre par aide médicale urgente, la dispensation immédiate de secours appropriés à toutes les personnes dont l’état de santé par suite d’un accident ou d’une maladie soudaine ou de la complication soudaine d’une maladie requiert une intervention urgente après un appel au système d’appel unifié par lequel sont assurés les secours, le transport et l’accueil dans un service hospitalier adéquat».

Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE), ‘Vers une réforme de l’accès aux soins de santé pour les personnes en séjour irrégulier’, Éducation Santé n°319, février 2016.

La protection subsidiaire est un statut de protection temporaire accordé aux personnes ayant introduit une demande d’asile et ne pouvant pas bénéficier du statut de réfugié car ne répondant pas aux conditions mais qui risquent de subir un préjudice grave si elles devaient retourner dans leur pays d’origine.