Avril 2010 Par L. THIRY Réflexions

Il y a déjà belle lurette que l’OMS a défini la santé comme caractérisée par le bien-être.
Mais, lorsque l’on se préoccupe de la santé des gens, doit-on s’en tenir aux signes extérieurs, ou bien aller rechercher quelles angoisses, ou quel problème physique, l’apparence recouvre?
Le cinéaste Luc Dardenne , interrogé sur ce qu’il voulait faire dire à ses personnages, a répondu «montrer ce qui est vécu dans le privé mais n’est pas exprimé».

Faut-il rechercher les besoins cachés du malade ?

En médecine, jusqu’où aller dans l’ indiscrétion ? Tel est le problème que nous discutions déjà au Groupe d’étude pour une réforme de la médecine (GERM), vers les années 1970, et que nous résumions ainsi:

Le point de vue en A est celui d’un médecin en dialogue avec son malade, au cabinet. Il fait face à des demandes superflues, telle l’avidité de médicaments, mais il ne peut apercevoir des besoins cachés. Ceux-ci seront perçus par l’observateur B, qui serait:
– un membre d’une maison médicale;
– un médecin vigie, qui, au cours de visites à domicile, prend le pouls de la santé globale d’une famille. Et qui reçoit des autorités de santé publique certaines missions spécifiques pour lesquelles il fait rapport (par exemple, il enregistre les tentatives de suicide, indicateurs de mal-être autant que le suicide abouti);
– une aide familiale qui découvre, dans les foyers, les misères cachées, le manque de moyens pour une vie hygiénique.
Mais il y a des zèles abusifs dans le domaine du dépistage: chez des assureurs, des employeurs, voire dans des hôpitaux, qui pratiquent parfois un dépistage à l’insu, par des analyses sur un échantillon de sang ou d’urine.
Quand y a-t-il conflit d’intérêt? L’arrivée du sida, vers 1983, allait illustrer l’importance de ce dilemme. Je me souviens d’un jeune homme, victime d’un accident de moto. Après son entrée dans un hôpital, on avait effectué le test du sida sans lui en parler. Par contre, on jugea bon de lui révéler le résultat, quand le test se révéla positif. La nuit, le blessé se traîna hors de son lit pour se jeter par la fenêtre.
Par ailleurs, des laboratoires d’analyses médicales effectuent dans les urines la recherche de cotinine, dérivé de la nicotine. Le test est donc un moyen de dépister les fumeurs, lors de demandes d’emploi.

La santé des jeunes

Pour mieux la connaître, en Communauté française de Belgique, l’École de Santé publique de l’ULB, a effectué en 2006 une enquête portant sur 11000 jeunes, de la 5e primaire à la fin du secondaire (1). Les résultats furent publiés fin 2008, avec pour certains points, une comparaison avec des résultats déjà récoltés antérieurement. Par exemple, dans le cas des plaintes de fatigue matinale, dont la proportion a été croissante jusque 1998 pour se stabiliser ensuite.

Graphique 1 Évolution de la fatigue matinale au moins une fois par semaine Source: SIPES – ULB Pour tenter d’évaluer le mal-être, une batterie de questions furent posées, dont les suivantes apportèrent une discrimination parmi les groupes: «Vous sentez vous, plusieurs fois par semaine: a) déprimé? b) nerveux? c) incapable de faire face à un problème?» En fusionnant les réponses à ces questions-là, les enquêteurs arrivent à une définition d’un «certain mal-être». Graphique 2 Score de bien-être selon le sexe, la composition de famille et le degré d’aisance matérielle Source: SIPES-ULB Sa répartition parmi différentes catégories d’enfants en âge d’école primaire est montrée ci-dessus. On y donne la notation 1 au groupe «avec le moindre mal-être» (le moins nerveux, le moins déprimé…). Il se trouve que ce sont les garçons et que ces événements de mal-être sont presque deux fois plus fréquents chez les filles. Ce n’est pas vraiment inattendu. La maturité, plus précoce chez les filles, apporte-t-elle déjà des soucis?
Quant au rôle de l’environnement familial, il est, évidemment, le plus favorable dans le cas d’une vie avec les deux parents, et presque trois fois moins bon pour les enfants vivant dans un home. Comparé à celui de ces défavorisés, le sort des enfants élevés dans une famille recomposée ou monoparentale apparaît un peu moins défavorable, mais épouse la même tendance. La ressemblance entre les deux situations se retrouvera tout au long de l’étude.
Enfin, le bloc inférieur de ce même graphique donne le mal-être selon le niveau d’aisance matérielle de l’entourage: ‘télévision(s), auto(s), vacances annuelles. Curieusement peut-être, l’influence très faible de ce facteur se retrouvera dans la suite de l’enquête.

L’influence des addictions

Les questions relatives au mal-être sont ensuite posées aux adolescents du secondaire révélant une addiction envers l’alcool, le tabac, ou… la télévision et les jeux électroniques. L’addiction au cannabis ou à l’ecstasy a été aussi étudiée mais n’est pas montrée ici, car elle concernait moins de personnes et donnait donc des résultats peu significatifs.
Chez les adolescents du secondaire, le pourcentage de ceux qui consomment du tabac ou de l’alcool se trouve influencé par la consommation chez les proches, de la façon suivante:

Addiction

Consommation alcool chez le jeune étudié Consommation tabac chez le jeune étudié
Meilleur ami(e) consommant 41% 46%
Frère ou sœur consommant 29% 29%
Mère consommant 17%22%
Père consommant 16% 20%

Ce sont donc les jeunes qui s’influencent entre eux, plus que les parents, et de façon similaire pour les deux addictions.
Comment se comporte l’adolescent du secondaire à l’égard de l’école? Dans le graphique ci-dessous, la barre supérieure indique le comportement de celui qui fume quotidiennement, et la barre inférieure concerne celui qui ne fume pas.

Graphique 3 Caractéristiques scolaires des fumeurs quotidiens de 12-20 ans Source: SIPES-ULB On voit que 40% des fumeurs brossent l’école au moins une fois par trimestre, et 15% des non fumeurs. Un quart des fumeurs n’aiment pas l’école, mais ne se déclarent pas spécialement stressés par cet environnement. Sans doute l’école est-elle avant tout une entrave à la cigarette.
L’enquête sur les adolescents buvant régulièrement de l’alcool n’est pas montrée ici. Elle révèle le même profil à l’égard de l’école. En outre, une partie de ces élèves fument et boivent.

Les usagers abusifs de TV et jeux électroniques

La surconsommation de TV, étudiée depuis 1994, s’est mise à baisser en 2002 – mais cela paraît être dû à l’engouement pour les jeux électroniques. Serait-ce un bien? Les jeux ne sont-ils pas moins passifs?

Graphique 4 Élèves du secondaire qui ‘abusent’ de TV ou jeux électroniques Source: SIPES-ULB Quels facteurs influencent ces deux addictions? La présente enquête ne relève aucun rôle des facteurs trouvés dans le cas de l’alcoolisme et du tabac. Notamment, le rôle des amis paraît moins grand. Les techniques électroniques feraient leur propre propagande. Seule apparaît pourtant, chez ces passionnés des écrans, la caractéristique fréquente de «ne pas aimer l’école». Les devoirs scolaires feraient obstacle à ces deux addictions.
Le graphique suivant montre que l’addiction à la TV est trois fois plus fréquente pour les élèves de l’enseignement professionnel, par rapport à ceux du général. Une telle influence n’a pas été trouvée lors de l’étude des autres addictions. Graphique 5 Consommation de TV ou jeux les jours d’école par sexe, âge, type d’enseignement et année d’enquête Source: SIPES-ULB

Brève discussion

D’après l’enquête, les enfants qui ne sont pas élevés par leurs deux parents montrent tous un «déficit de bien-être». Et ce déficit est le pire chez les enfants sans parent, élevés dans un home. Dans les situations intermédiaires, le déficit apparaît ici le même si l’éducation de l’enfant s’est déroulée dans une famille recomposée ou bien s’il n’a été élevé que par le père ou par la mère. Ceci n’est-il pas surprenant? Si cela se confirme dans d’autres études, quels éloges nous devons adresser à ces pères, à ces mères qui élèvent seuls leur enfant! Mais pour que le bilan du bien-être global de la famille soit tiré, il faudrait interroger ce père, cette mère, sur le «bien-être» avec lequel ils ont chacun assumé l’éducation de cet enfant, et des frères et sœurs, éventuellement. Si, comme on le soupçonne, les responsabilités ont pesé lourd sur le parent isolé, sans retombées fâcheuses pour l’enfant, alors… coup de chapeau.
Quant aux addictions, on ne les combattra sans doute pas par la peur, (la tête de mort sur les paquets de cigarettes!), car la prise de risque fait partie de la tentation.
Mais faut-il mater ces tentations en bloc? La créativité de la jeunesse, son adaptabilité, son dynamisme, ne sont pas mis seulement au service du nuisible. Mater tout en bloc, pour faire rentrer tous les jeunes dans le carcan des études qu’on leur propose, serait-ce la solution optimale? N’est-ce pas désolant d’entendre certains jeunes aspirer à leur «libération», à 18 ans? J’en entends qui dénombrent avec délice ceux qui ont réussi leur vie à leur gré, tout en ayant raté ou contourné leur bac.
Et que penser de l’addiction aux multimédias? Les adolescents qui sont classés ici comme usagers ‘abusifs’ de télévision et de jeux électroniques ne se montrent pas, dans cette enquête, comme particulièrement déprimés, nerveux, heureux ou malheureux, et ne présentent pas de caractéristique particulière concernant la confiance en soi. Alors, pourquoi ne les laisse-t-on pas tranquilles? Si ces récréations sont nocives, la société doit pour le moins proposer des ‘addictions’ saines: sports, musique, que sais-je… Car la belle enquête commentée ci-dessus comporte pourtant un biais: on ne nous décrit pas à quoi le groupe témoin passe son temps, pendant les heures où la TV et les jeux électroniques lui sont interdits. Si les exclus lisent, que lisent-ils? Les «gadgets modernes» ne contiennent-ils aussi pas de l’information sur le monde?
Enfin, ne serait-il pas amusant de savoir comment les adolescents nous voient? Quel serait notre profil, si c’était eux qui imaginaient une enquête sur nos attitudes?
Lise Thiry

(1) Résultats publiés dans les deux brochure suivantes :
Godin I., Decant P., Moreau N., de Smet P., Boutsen M. La santé des jeunes en Communauté française de Belgique. Résultats de l’enquête HBSC 2006. Service d’Information Promotion Éducation Santé (SIPES), ESP-ULB, Bruxelles, 2008.
Favresse D., de Smet P. Tabac, alcool, drogues et multimédia chez les jeunes en Communauté française de Belgique. Résultats de l’enquête HBSC 2006. Service d’Information Promotion Éducation Santé (SIPES), ESP-ULB, Bruxelles, 2008.
Disponibles sur http://www.ulb.ac.be//esp/sipes/