Février 2004 Par Véronique JANZYK Lu pour vous

Un anthropologue québécois, ex-infirmier, s’est penché sur la prévalence du diabète chez les Autochtones. Sa thèse: le diabète s’inscrit dans le processus de leur construction identitaire.
Il propose d’extrapoler ce mécanisme de résistance au «pouvoir médical» à d’autres populations, défavorisées elles aussi.

Près d’un Indien de plus de 40 ans sur deux est diabétique (trois femmes pour un homme alors que la distinction n’existe pas dans la population non-autochtone). On peut craindre une
augmentation de 300 % du taux de diabète chez les Autochtones du Canada d’ici 2016.
Un programme, l’Initiative sur le Diabète, est spécialement destiné aux membres des Premières Nations. Il repose sur trois notions clefs: la surveillance, le contrôle et l’enseignement.
Les résultats se font attendre. Le programme repose sur des présupposés que l’étude de Bernard Roy met à mal. Il s’insurge contre une approche génétique de la question. Ou culturelle. Il réfute le pseudo-manque d’information du public concernant le diabète. Une enquête qu’il a menée révèle la connaissance du diabète comme facteur de risque important. Le taux normal de glycémie est cité dans la plupart des cas.
Les diabétiques non compliants ne feraient pas preuve, selon lui, de comportements irrationnels, comme parfois incriminés, mais bien de résistance aux politiques de gestion des comportements planifiée par les dominants. Dans des milieux victimes de marginalisation et d’exclusion, la présence d’une maladie ne signifie pas toujours la perte de la santé. La santé y est d’abord associée à un état positif caractérisé par le fait d’être bien dans sa famille, dans son groupe.
Le «micro» de la vie dans les réserves devrait ainsi être mis en relation avec le niveau «macro», à savoir un contexte de revendications de décolonisation de la population indienne se considérant comme une nation.

Corps colonialisés

Les Indiens ont été intégrés à l’économie jusque dans les années 60. Ensuite, le chômage commence à croître, et, dans les années 80, le taux de chômage enregistré chez les Innus de Pessamit est 4 fois supérieur à la moyenne québécoise.
L’épidémie de diabète se déclare dans les années 70. On essaie de l’enrayer dans les réserves, en s’appuyant sur un type de structure mise en place pour lutter contre la tuberculose. «La réserve en tant que lieu d’exercice du pouvoir colonial s’est vu doté de dispositifs qui ont permis aux fonctionnaires de s’emparer des détails intimes de la vie quotidienne, de l’expérience du corps et du soi. Les centres de santé sont des systèmes très structurés. Les diabétiques sont suivis de la même manière que les tuberculeux avant eux. Chaque patient est fiché, convoqué à des rendez-vous.»
Parmi les dysfonctionnements pointés par l’auteur: le rendez-vous est pris à l’initiative des soignants. Pas étonnant que les Indiens ne se sentent pas vraiment concernés, eux qui pourtant fréquentent les centres de soins pour d’autres problèmes mais qui jamais au sein de ces autres consultations n’entendent évoquer le diabète! Ils sont réduits, pour leur bien, à des «individus à risque, des cas de diabète» alors que leur aspiration essentielle est de vivre sous le signe du groupe. Du groupe contre l’Autre, dominant, colonisateur.
«Bien que la relation entre le praticien et le bénéficiaire se construise au présent, elle est teintée par une histoire et interprétée à partir des mémoires collectives et individuelles», constate Bernard Roy. Rien ne pourra donc empêcher que le médecin soit perçu comme assumant une autorité politique, et donc appartenant à l’Ennemi.
Les professionnels de la santé, même lorsqu’ils sont issus de la population indienne, n’en gagnent pas pour autant en confiance, laquelle est sans commune mesure avec celle que les Innus déclarent témoigner pour la médecine traditionnelle. La montée du diabète coïncide avec des relations plus tendues que jamais entre Indiens et professionnels de la santé. Les premiers exerçant même parfois ce qui s’apparente à de la tyrannie à l’égard des soignants. «La clinique est l’occasion pour certains acteurs des communautés autochtones d’acquérir du pouvoir sur des acteurs perçus comme des représentants de la société dominante», commente Bernard Roy.

Pouvoir sur le corps

Dans les réserves, s’affirmer dans sa manière de parler, d’être et de faire et ce dans l’espace du «biopouvoir» est primordial. La réserve est lieu de reconnaissance, de construction de l’identité innue et de son affirmation. Une lutte s’y mène, pour le pouvoir sur le corps. Des aliments sont perçus comme d’exclusion ou d’inclusion. Inclusif: l’alcool, ce produit chargé de symbolique sociale. Sa consommation était interdite par le passé. L’Indien déjouant les interdits gagnait en héroïsme. Les légumes relèvent, eux, d’une alimentation de non-Autochtones. Manger est loin d’être une habitude, bonne ou mauvaise. Bernard Roy constate que jusqu’à l’âge de 15-16 ans, il n’est pas rare que les adolescents s’habillent comme les jeunes résidant hors de la réserve, mais qu’il est un moment où ils choisissent le profil de leurs aînés.
Dans cette logique, la population considère presque comme normal de devenir diabétique à l’âge adulte. Banalisé, le diabète est en même temps sur toutes les lèvres. On compare les expériences. La maladie appartient à la communauté. Il arrive que des malades modifiant leurs comportements alimentaires soient en but à des commentaires désobligeants, voire plus: «La surveillance populaire à l’intérieur des réserves est réelle. Elle prend la forme de commérages, de rumeurs, de ragots. Déjà marginalisés par l’extérieur, certains, en changeant, risqueraient de redoubler leur exclusion.»
Et Bernard Roy de conclure: «Tant et aussi longtemps que persisteront l’ostracisme et l’hostilité envers les autochtones, de même que leur non-inclusion dans les principaux champs d’activités sociales, économiques et politique, l’identité univoque demeurera un rempart derrière lequel les acteurs de la société autochtones trouveront réconfort et sécurité, sinon bonheur et santé. »
Les thèses émanant de cette recherche pourront éclairer les réalités qui émergent dans le sillage de la mondialisation de l’économie capitaliste. Ne voit-on pas se développer de nouveaux profils épidémiologiques dans les secteurs des populations les plus appauvris de la planète qui ressemblent étrangement à ceux trouvés dans les populations autochtones?

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une traîtrise

Bernard Roy fut infirmier dans des Centres de soins fréquentés par les Indiens, plus particulièrement les Innus de la Côte-Nord. Il a vécu l’échec des politiques de prévention et de lutte contre le diabète. Pour comprendre les mécanismes en œuvre chez les soignants et chez les soignés, réticents, il s’est engagé dans des études d’anthropologie.
Sur son terrain de travail, il a recueilli quantité de témoignages. Ils traversent son ouvrage « Sang sucré, pouvoirs codés, médecine amère. »
Jamais ces paroles d’hommes et de femmes ne sont prises en otage du point de vue de l’auteur. Elles vivent leur vie, comme autant de respirations dans l’interprétation d’une situation sanitaire alarmante. Parmi les témoignages, relevons ceux évoquant des femmes diabétiques refusant de se démarquer des repas conviviaux et d’imposer des restrictions alimentaires aux leurs. «Quand mon père a commencé à faire du diabète, ma mère a commencé à faire plus de prévention. C’est peut-être le fait que mon père n’a jamais été malade. Ma mère, elle, elle a souvent été malade, avec son foie, ses accouchements.» Des Indiens racontent aussi le rejet provoqué par des comportements (alimentaire ou d’activité physique) les distinguant du groupe. Pas biens vus du tout quand il s’agit avant toute chose de faire tous ensemble corps contre les Blancs: «Je marche, mais quand la nuit tombe. Parce qu’ils ont dit elle fait un régime pour paraître bien. (…) Je ne pourrais pas dire pourquoi c’est mal de vouloir bien paraître. Il y en a qui disent ça. Si tu fais des affaires non autochtones, c’est parce que tu veux devenir Blanc.»

ROY Bernard, Sang sucré, pouvoirs codés, médecine amère, Québec, Presses de l’Université Laval, 247p., 2002 Véronique Janzyk Paru dans Le Généraliste n° 661, 8 octobre 2003 © Roularta Medica