Depuis 2022, aux abords de Lyon en France, le Jardin de Bron allie les principes de la santé communautaire et de la santé planétaire pour mieux lutter contre les inégalités sociales de santé. Un projet innovant basé sur l’accueil inconditionnel de toutes les formes de vulnérabilités.
Louise* est arrivée au Jardin avec une demi-heure d’avance, portant une tarte aux pommes confectionnée le matin même par ses soins. « Sans œuf », pour que Patrick, un autre habitué qui ne les tolère pas, puisse en manger. « J’ai commencé à venir ici après avoir fait une chute. Je connais beaucoup de monde maintenant », raconte cette ancienne vendeuse en parfumerie. Au fur et à mesure, une douzaine d’autres personnes rejoindront Louise pour le Club des usagers, animé ce mardi par les deux médiatrices de santé du centre, Juliette Luttun et Clémence Tardy.
Au programme du jour, un échange autour des différents ateliers qui se tiendront durant la saison – pétanque, danse, relaxation… – dont certains organisés par les usagers eux-mêmes. Fabienne, grande brune souriante, présente son projet « Mouv’ » qui permettra à tous de « participer aux prochains jeux olympiques », plaisante-t-elle, avant de détailler sa proposition. « Nous allons travailler ce que le mouvement nous apporte dans le bien-être physique et mental. Moi, je bouge beaucoup car cela m’aide à canaliser mes émotions. Il faut savoir qu’on ne va pas se faire mal : tous les mouvements peuvent être adaptés en douceur. » « Trop bien », réagit Lara. Employée dans une entreprise de travail adaptée, la jeune femme promet de prendre congé ce jour-là, même si elle manque d’équilibre et que le sport, elle a plutôt du mal à s’y mettre. « Par contre, quand je me commence, je ne peux plus m’arrêter… »
Vulnérabilités
Né il y a deux ans à l’initiative de deux médecins venus d’un centre de santé communautaire de la région parisienne, le Jardin de Bron assure des consultations de médecine générale pour tous les habitants de Bron, une ville caractérisée par la coexistence de logements sociaux et de quartiers aisés. Le centre travaille en étroite collaboration avec le CMP (centre médico-psychologique) voisin et compte aussi parmi sa patientèle près de la totalité des 150 personnes hébergées au CADA (Centre d’accueil pour demandeurs d’asile) de Bron, mais aussi les femmes victimes de violences et leurs enfants d’un foyer des alentours, de même que des personnes accompagnées par l’Armée du salut ou le Secours populaire.
« On retrouve au quotidien les pathologies et des indicateurs liés aux inégalités sociales de santé communes aux quartiers populaires : diabète, obésité, pathologies psychiatriques, détaille le rapport d’activité 2023. On note aussi un plus faible dépistage des cancers et une vaccination contre la grippe moins importante que dans le reste de la région pour les personnes à risque ». Prônant l’accueil inconditionnel, le Jardin assure aussi les IVG et l’accompagnement des personnes en transition de genre (y compris en dehors de Bron), une expertise pour laquelle le centre a rapidement acquis une excellente réputation. « Nous travaillons dans une optique féministe. Nous savons en particulier que les personnes en transition de genre ont beaucoup de difficultés à accéder aux soins et à des médecins formés à ces questions et non maltraitants », explique Océane Cornic, une des coordinatrices.
Dans cette optique d’accueil inconditionnel, les médiatrices en santé jouent un rôle central. Présentes à la consultation à la demande des médecins, elles ont pour vocation de reformuler, expliquer et fluidifier les échanges entre patient et soignant. Des entretiens individuels permettent par ailleurs de remplir une partie des dossiers d’accès aux droits (complémentaire santé solidaire, dossier d’hospitalisation, déclaration de maternité…).
« Nous, médiatrices en santé, avons ce rôle de faciliter le parcours de soin des plus vulnérables, explique Clémence Tardy. Ça peut être une personne qui a eu une grosse difficulté sur son parcours et qui a décidé que, si elle devait mourir demain, elle mourrait demain, mais qu’elle n’avait plus besoin de voir de médecin… Ça peut être une personne qui a de grosses difficultés financières et qui pense qu’elle n’a pas droit aux aides ou que c’est une honte de demander les aides. Dans ‘vulnérable’, on n’entend donc pas seulement une personne qui a des problèmes financiers ou qui est primo-arrivante. On accueille aussi des femmes qui ont été responsables dans des multinationales… mais qui ont tellement été des femmes fortes tout au long de leur vie que c’est encore plus dur pour elles de demander de l’aide. La vulnérabilité prend des formes extrêmement différentes ».
Sobriété du soin
Le Jardin a comme particularité d’allier cette approche communautaire à celle de santé planétaire, encore souvent cantonnée à la théorie. Apparu dans les années 2000, le concept de santé planétaire est un cadre de travail transdisciplinaire qui envisage les questions de santé à l’interface du monde humain, animal et des écosystèmes. « Au départ, nous avions orienté certains ateliers sur la pollution de l’air, l’alimentation, le logement, raconte Océane Cornic. Mais nous avons constaté que ce n’était pas forcément évident d’intégrer ces sujets en ouverture de centre. Aujourd’hui, l’aspect santé planétaire s’incarne un peu différemment : bien sûr, déjà, il y a une sensibilité écolo dans l’équipe – on vient tous à vélo par exemple – et on a aussi des ateliers réguliers autour de la cuisine végétale, mais cet aspect est surtout présent dans nos pratiques professionnelles de soin ».
Et la coordinatrice de rappeler que les émissions gaz à effets de serres liées au système de soin sont majoritairement dues aux médicaments et consommables médicaux, juste devant les transports. Sans parler des risques d’antibiorésistance liée à la consommation de médicaments. « Notre angle d’attaque, c’est le volet prescriptions : nous essayons de réduire ce qu’on met sur nos ordonnances, mais aussi le recours aux laboratoires, aux urgences et à l’imagerie. Or on constate que l’approche communautaire permet de mieux déprescrire grâce au lien de confiance entre l’équipe et le patient », poursuit la coordinatrice. Le rapport d’activités 2023 résumait cet objectif en ces termes : « tendre vers le plus haut niveau de santé humaine, de manière équitable, dans le respect des systèmes naturels et en respectant les limites planétaires ».
Le Jardin de Bron entend notamment mettre en place un maximum d’alternatives aux médicaments pour les problématiques dont on sait qu’elles apporteront des bénéfices égaux ou supérieurs. « Nous proposons par exemple du sport adapté dans le cadre de la prise en charge des douleurs et des maladies chroniques, raconte Océane Cornic. Nous avons aussi mis sur pied des ateliers de soins collectifs pour les troubles dépressifs, les troubles du sommeil et les douleurs chroniques. C’est une approche de thérapie cognitivo-comportementale collective sur 6 à 8 semaines pour travailler sur les changements de croyance et adopter de nouvelles habitudes ».
L’échange d’expériences et de bonnes pratiques entre participants permet d’obtenir de très bons résultats. « Les gens se sentent davantage compris, moins seuls, commente le Dr Clara Cuzin, généraliste au Jardin. Souvent, ils se donnent des avis très pertinents. Je pense qu’on n’est jamais mieux conseillé que par quelqu’un qui vit la même chose que soi. Les ateliers permettent aussi de développer ce côté moins vertical, avec l’idée que la compétence n’appartient pas au seul médecin, mais qu’elle peut se transmettre ».
Temps de consult’
Émilie, jeune femme gracile vêtue de noir, consulte au Jardin pour la première fois. Patiente au CMP, elle vient d’apprendre qu’elle a contracté une infection à Chlamydia. « J’ai fait n’importe quoi. J’ai eu des rapports non protégés. Je l’ai dit aux deux personnes concernées », raconte-t-elle d’une voix lente. Le Dr Baptiste David la rassure : avec un traitement antibiotique, ce genre d’infection se soigne très bien. « Comment vous vous sentez par apport à ça ? », lui demande-t-il après lui avoir expliqué le traitement. « Pas très bien. Ça m’a remis les idées en place de voir que j’avais ça : faut vraiment que je me protège avec des préservatifs… »
Pendant dix minutes encore, le généraliste prendra le temps de discuter avec la jeune femme le fait que ses troubles psychiatriques et ses problèmes d’addiction peuvent favoriser les conduites à risque. Car, dans l’optique de sobriété et d’accueil des vulnérabilités qui est la sienne, le Jardin pratique des consultations d’au moins 30 minutes pour les suivis et d’au minimum 20 minutes pour les soins non programmés.
« Avoir des consultations plus longues, ça permet d’avoir ce genre d’échanges. C’est d’autant plus important lorsqu’on a des patients avec une problématique psychique, car on n’aborde pas la santé somatique de la même manière », résume le médecin. Ce temps de consultation plus long alimente aussi la satisfaction professionnelle des médecins, et participe ainsi à prévenir le burn out des soignants… eux aussi vulnérables à leurs heures.
*Tous les prénoms des usagers ont été modifiés