Décembre 2014 Par B. VICHERAT Réflexions

Le mitan de la vie. Vers un nouveau rapport à la santé?

Plus que jamais, l’individu est invité à devenir acteur de sa santé. Pour autant, cette injonction quasi permanente à l’autonomie dans le champ de santé nous amène à nous interroger sur la capacité réelle dont disposent les individus pour faire face à cette nouvelle responsabilité.

Comment exercent-ils une influence personnelle sur leur santé? Quelles en sont les limites et quels sont les facteurs qui à l’inverse semblent favoriser leur implication? Le mitan de la vie, nous éclaire sur ces questions centrales dans une société où la santé est au coeur de toutes les préoccupations et où modifier durablement les comportements des individus constitue un enjeu de taille.

À chaque étape de la vie, l’état de santé se caractérise par des interactions complexes entre des facteurs à la fois socio-environnementaux, économiques et individuels (Dahlgren et Whitehead, 1991). Et si le poids respectif de chaque déterminant n’est pas connu, il a cependant été démontré que certains comportements individuels défavorables exposent les individus à des facteurs de risque responsables de pathologies connues pour être les premières causes de décès dans de nombreux pays.

La sphère de la santé est donc un terrain privilégié pour étudier les processus d’autorégulation et pour s’interroger sur les pratiques et les stratégies mises en oeuvre par les individus pour rester en bonne santé (Bandura, 2007).

L’étude compréhensive que nous avons menée, basée sur des entretiens biographiques, nous éclaire sur trois points:

  • de quelle manière et sous quelles formes les individus exercent-ils une influence personnelle sur leur santé?
  • quelles sont les limites à cette capacité d’agir sur sa santé?
  • quels sont les facteurs qui, à l’inverse, contribuent à favoriser leur agentivitéNote bas de page ?

C’est le mitan de la vie, période où se manifestent les premiers signes de vieillissement associés à des changements psychologiques mais également à une transformation de la perception du rapport à soi et aux autres (Boutinet, 2010) qui nous a semblé intéressant à investiguer. C’est souvent l’occasion de réinterroger son rapport à soi et à son propre corps (Millet-Bartoli, 2002) et cette prise de conscience s’avère particulièrement riche pour favoriser un travail réflexif sur son vécu, sur ses expériences et sur ses pratiques vis-à-vis de sa santé.

Exercer une influence personnelle sur sa santé

En cherchant à comprendre de quelle manière et sous quelles formes les individus peuvent exercer une influence personnelle sur leur santé, nous avons pu observer la grande diversité de comportements et de compétences mobilisées, tels que:

  • être capable de rechercher de l’information sur Internet dans le domaine de la santé, de l’analyser et de la synthétiser;
  • être capable d’appuyer ses décisions et ses actes sur l’information traitée stratégiquement;
  • être capable de planifier une action avec des buts à atteindre pour contribuer à préserver son capital santé, telle que la reprise d’une activité sportive ou l’arrêt du tabac;
  • être capable de réajuster son comportement à partir des signaux envoyés par son corps (fatigue, prise de poids, essoufflement…);
  • être capable de faire des choix entre plusieurs approches thérapeutiques (médecine allopathique ou alternative);
  • être capable d’avoir une pensée critique pour être en mesure d’argumenter avec les équipes médicales.

C’est donc un sujet capable d’autoréguler sa santé que nous avons rencontré au fil de nos entretiens, capable d’observer sa propre conduite, capable d’avoir une pensée critique pour être en mesure de choisir une stratégie tout en surveillant son exécution et d’en évaluer son processus.

Mais toutes ces conduites restent influencées à la fois par les environnements dans lesquels les personnes évoluent et par des facteurs personnels tels que le niveau d’étude, les parcours de santé, les expériences de soins ou encore les échanges avec les médecins ou l’entourage.

Quelles sont les limites à cette capacité d’agir sur sa santé?

Tout d’abord, si les individus semblent plutôt disposés à s’auto-organiser, à se comporter de façon proactive et à activer des mécanismes d’autoréflexion et d’autorégulation (Carré, 2007) notre étude fait également apparaître une tension entre ce sujet acteur de sa santé, volontaire, responsable, souhaitant s’impliquer dans les choix qui déterminent sa santé et un sentiment souvent décrit d’impuissance face au destin et surtout face à la maladie associée à la fatalité.

La maladie décrite comme provenant de l’extérieur – le destin – et dont le déclenchement serait le plus souvent attribué à la malchance voire à une forme de déterminisme semble alors échapper à toute forme de contrôle personnel.

Le vocabulaire, à cet égard, est des plus significatifs. On «attrape» une maladie. Cela vous «tombe dessus» et tous les témoignages montrent à quel point les personnes se sentent démunies face à ce qui leur apparaît comme inéluctable et qu’elles sont alors obligées de subir.

Et ce sont finalement les mêmes personnes qui durant l’entretien ont fait état d’une conviction forte en leur capacité à se maintenir en bonne santé qui doutent tout aussi fortement de leur efficacité à se prémunir des maladies.

Véritable tension entre ce qui serait déterminé par des facteurs externes, parfois difficiles à identifier, qu’il s’agisse de l’hérédité ou de l’environnement, et ce qui pourrait résulter du comportement personnel qu’elles ressentent pourtant comme une évidence, c’est-à-dire leur capacité à jouer un rôle déterminant pour se maintenir en bonne santé.

Il est tout aussi intéressant de constater à quel point ces mêmes personnes entretiennent avec le monde médical un rapport ambigu à la fois teinté d’admiration devant le savoir détenu par les médecins et les prouesses rendues possibles grâce au progrès technologique mais aussi empreint d’une profonde méfiance à son égard.

Et elles sont nombreuses à déplorer le manque de transparence mais également le manque de disponibilité, d’écoute ou encore d’attention de la part des médecins. Parfois, ce sont même leurs compétences qui sont remises en cause tant les scandales à répétition et les crises sanitaires mettent leur confiance à rude épreuve.

Finalement, faute de pouvoir s’appuyer de façon inconditionnelle sur le médecin, il faudrait se livrer à un exercice périlleux: pouvoir concilier à la fois ce que «l’on ressent avec son corps» qui indiscutablement aurait une valeur, tout en acceptant que seul le médecin dispose de connaissances scientifiques, savoir détenu par l’expert et devant lequel on doit bien s’incliner.

Cette juxtaposition entre savoirs académiques – qui sont toutefois parfois remis en cause – et savoirs profanes acquis au fil des expériences de la vie témoigne d’une véritable ambivalence et semble engendrer beaucoup de confusion dans l’esprit des individus.

Car finalement qui détient véritablement l’expertise? Le médecin qui est reconnu par ses pairs et par les institutions ou bien cet individu qui connait mieux que quiconque son corps et qui dispose d’un savoir expérientiel singulier?

Ainsi interroger les individus sur les choix qu’ils font en matière d’automédication (Fainzang, 2012) ou même à quel moment ils prennent la décision de consulter un médecin est très révélateur de ce point de vue: on s’auto-observe, on cherche des informations sur Internet, on lit, on en parle autour de soi et seulement si tout cela ne suffit pas, on ira alors consulter un médecin.

Pour autant, cette nouvelle perspective n’est pas toujours facilitante pour s’impliquer dans sa santé et derrière cette délicate articulation entre savoirs détenus par les experts et compétences mobilisées par les personnes, transparaissent beaucoup de tâtonnements et d’ajustements qui souvent freinent le processus d’autorégulation de la santé.

Qu’est-ce qui favorise l’implication dans la gestion de sa santé?

S’interroger sur les facteurs qui peuvent permettre aux individus d’exercer une influence sur leur santé, c’est se poser deux questions:

  • dans quelle mesure leurs propres expériences passées peuvent expliquer leurs conduites actuelles?
  • quel peut être l’impact de l’environnement sur leurs comportements vis-à-vis de leur santé?

Le mitan de la vie, période décrite à la fois comme une période de bilan, de prise de conscience sur le temps qui passe et sur ce corps qui se transforme mais également comme une occasion d’être plus en accord avec soi-même serait en quelque sorte un temps propice à la réflexion et à l’introspection.

Les premiers signes de vieillissement se font sentir mais sont parfois compensés par un sentiment nouveau de bien-être ou même par davantage de sérénité. Réalisation des ambitions professionnelles et construction des rapports avec les autres ont occupé bien souvent les années qui précèdent et il est temps de se demander si les choix de vie sont toujours en accord avec soi-même.

Il est aussi temps d’accepter une image corporelle altérée par le temps ou une énergie qui décline. C’est alors l’occasion de prendre davantage soin de soi. Souvent décrit comme le temps de la rencontre avec soi, c’est une période intense d’auto-analyse avec souvent un sentiment de complétude lorsque s’achève cette phase d’introspection parfois douloureuse.

La conscience du temps qui passe est souvent associée aux limites de son corps, au déclin de certaines de ses facultés et à la finitude de sa vie. Ce corps qui se transforme réclame alors plus d’attentions en nous rappelant que les soins que nous lui apportons influent sur notre santé. C’est aussi l’occasion, après avoir passé des années à prendre soin des autres, de prendre enfin un peu plus soin de soi.

Et qu’il s’agisse de prendre le temps de partir à la rencontre de soi, d’observer le travail des années et du temps qui passe ou encore de prendre davantage soin de soi, tout semble contribuer à rendre les individus encore plus actifs dans la gestion de leur santé, plus responsables et plus impliqués dans les choix qui la déterminent.

Si les individus utilisent leur influence personnelle pour agir sur leur santé et contribuent ainsi à la façonner, ils ne peuvent pour autant considérer qu’ils opèrent de façon totalement autonome. Ils évoluent dans des contextes qui vont contribuer à faciliter ou à l’inverse complexifier leur démarche.

Ainsi pour beaucoup d’entre eux, être responsable de sa santé, c’est avant tout savoir s’orienter vers les bonnes ressources et vers les personnes les plus compétentes.

Et lorsqu’ils sont à la recherche de ressources externes, ils se dirigent soit vers des professionnels de santé pour leur expertise, soit vers des pairs avec lesquels ils vont pouvoir échanger de l’information relative aux problématiques de santé.

Le professionnel de santé est alors perçu comme un partenaire en qui on peut avoir confiance et avec lequel il est possible de co-construire une démarche de santé.

Il n’y aurait plus cette asymétrie entre d’un part un médecin tout puissant car reconnu comme l’expert et disposant d’un savoir scientifique et d’un autre côté le malade impuissant puisqu’incompétent. Le médecin apparait en quelque sorte comme une personne ressource sur laquelle le sujet acteur de sa santé peut s’appuyer pour exercer la responsabilité qui resterait la sienne, celle qui consiste soit à se maintenir en bonne santé, soit à recouvrer la santé.

Et de l’avis même des personnes que nous avons rencontrées, il pourrait même y avoir une corrélation entre d’un côté le rôle joué par le médecin en termes d’information et d’accompagnement et d’un autre l’implication des individus dans la gestion de leur santé.

Conclusion

À l’issue de cette analyse, nous sommes confortés dans l’idée que les individus confrontés désormais à un monde complexe plein de défis à relever, doivent être capables à la fois de formuler de bons jugements à propos de leurs propres capacités, de prévoir les effets probables de leurs conduites, de mesurer les opportunités qui se présentent à eux mais également les contraintes afin de régler leur comportement en conséquence (Fenouillet et Carré, 2009).

Notre analyse nous amène à considérer qu’ils sont davantage en mesure de s’impliquer efficacement dans la gestion de leur santé s’ils disposent de bons jugements sur leurs capacités à se maintenir en bonne santé, s’ils peuvent s’appuyer sur leurs expériences passées pour anticiper les effets probables de leurs comportements et enfin s’ils connaissent l’environnement dans lequel ils évoluent avec ses contraintes et ses opportunités pour adapter leurs comportements en conséquence.

Néanmoins pour y parvenir, ils vont, non seulement, devoir à la fois s’appuyer sur de solides capacités cognitives, métacognitives et autorégulatrices mais également être soutenus tout au long de ce processus par un environnement qui soit à la fois incitatif et facilitateur.

Bibliographie

  • BANDURA Albert (2010) L’importance de l’autorégulation dans la promotion de la santé, Pratiques de formation, analyses. Usagers – experts: la part du savoir des malades dans le système de santé, n° 58-59, Janvier – Juin 2010
  • BANDURA Albert (2007) (trad. Jacques Lecomte), Auto-efficacité: le sentiment d’efficacité personnelle, Paris, De Boeck, 2007, 2e éd.
  • BOUTINET Jean Pierre (2013) Psychologie de la vie adulte, Collection Que sais-je?
  • CARRÉ Philippe (2005) L’apprenance, vers un nouveau rapport au savoir. Éditions Dunod
  • FAINZANG Sylvie (2012) L’automédication ou les mirages de l’autonomie, Éditions PUF
  • MILLET-BARTOLI Françoise (2002). La crise du milieu de vie: une deuxième chance. Paris: Odile Jacob
  • Sous la direction de FENOUILLET Fabien et CARRÉ Philippe (2009) Traité de psychologie de la motivation, Éditions Dunod

L’agentivité est le fait d’exercer une influence personnelle sur son propre fonctionnement et sur son environnement. Paul Ricoeur évoque à ce propos la ‘puissance personnelle d’agir’.