Agir sur les comportements individuels afin que l’individu fasse des choix favorables à sa santé: l’idée semble excellente. Les nouveaux combats de la prévention nous offrent un champ d’observation propice à la réflexion. Ainsi, la lutte contre le tabac ou l’obésité nous démontre combien est ténue la limite à respecter pour ne pas tomber dans la stigmatisation des consommateurs de tabac ou des personnes de poids «hors normes».
Question Santé nous a proposé le 6 mai dernier une journée de réflexion pour aborder cette question mais aussi (ou plutôt surtout dirions-nous connaissant les bonnes vieilles habitudes de l’asbl) pour en soulever d’autres.
Quatre intervenants ont alimenté les débats.
Tout d’abord, Jean-Pierre Dozon , anthropologue, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales nous a rappelé comment les sociétés ont édicté leurs normes de santé. Quatre modèles de la prévention sont apparus au cours des âges, qui coexistent encore aujourd’hui. Même le plus ancien, le plus ‘obscur’, le modèle magico-religieux n’a pas du tout disparu de nos sociétés postmodernes et rationnelles, comme en témoignent les succès des thérapies alternatives ou de l’astrologie.
Le deuxième modèle, celui de la contrainte profane, qui organise la ‘police sanitaire’ (léproseries, quarantaines), a encore de beaux jours devant lui à en juger par les règles d’éviction des fumeurs des lieux publics.
Le troisième, le modèle pasteurien, vieux de moins de deux siècles, marque l’entrée dans la rationalité bio-médicale : un agent infectieux, une maladie, un vaccin pour s’en protéger, c’est net et sans bavure.
Le plus récent, le modèle contractuel, fait florès aujourd’hui. Il s’appuie sur des standards de comportement largement partagés, et s’applique à un large spectre de pathologies en se concentrant sur leurs facteurs de risque (liés pour partie aux comportements jugés irresponsables des individus) plutôt que sur leurs causes.
Ce dernier modèle se base sur des évidences scientifiques souvent solides, mais il fait l’impasse sur la complexité de l’être humain, dont la vie n’aurait guère de sel (d’ailleurs proscrit vu notre niveau de consommation!) ni de sens si elle était guidée par le seul souci de minimisation rationnelle des risques.
Les normes sanitaires évoluent selon les époques. Parfois pour des raisons scientifiques, mais il n’est pas rare que les motivations soient plus obscures. Souvent, le désir de changer les comportements pour les adapter aux nouvelles normes s’accompagne d’une irritation vis-à-vis des individus rebelles aux bonnes pratiques sanitaires. De l’irritation à la culpabilisation voire à la punition, le pas peut être vite franchi.
Marianne Prévost , sociologue, chercheuse à la Fédération des maisons médicales et des collectifs de santé francophones, se fit la porte-parole de groupes ne correspondant pas à la ‘norme’ de santé publique, en prenant comme exemples les obèses, les sourds, les fumeurs et les militants américains anti-vaccination (1). Elle souligna entre autres avec une pointe d’humour perfide le fait que la ‘norme’ en matière de surcharge pondérale pourrait bien basculer, vu le pourcentage de plus en plus élevé de gens dont le BMI est à l’orange ou au rouge! L’arroseur arrosé en quelque sorte…
Elle ne pouvait pas cacher une certaine sympathie pour ces mouvements de résistance, ces minorités qui essaient de faire entendre leur voix dans le bruit prescriptif du discours dominant. Plus finement, elle constatait aussi que les axes ‘normatifs’ et de ‘résistance’ ne sont peut-être pas radicalement inconciliables dès l’instant où il y a encore un espace pour le débat.
Le citoyen a-t-il, de manière générale, l’obligation de veiller à sa santé? La recherche par l’Etat du bien-être de la population crée-t-elle un devoir de santé? Cette obligation met-elle à mal notre liberté à disposer de nous-mêmes comme les droits de l’Homme limitent la souveraineté des Etats? Que disent les lois? Que recouvre la notion de «libre consentement» en matière de prévention?
Bruno Dayez , avocat, chercheur associé aux Facultés universitaires St-Louis, observa (en se refusant tout jugement de valeur), qu’il arrive que la société érige des règles destinées à promouvoir la dignité humaine contre la volonté même de l’individu désireux d’exercer pleinement son ‘droit de propriété’ sur son propre corps, d’en user, d’en jouir, d’en abuser.
Autre constatation, notre société est de plus en plus normative en matière de santé (sinon, pas besoin de journée d’étude!), et dans ce domaine, le durcissement des lois ne fait en réalité que suivre une tendance lourde de notre société, le contexte légal épousant une contrainte ‘douce’ qui s’impose à nous de façon parfois insidieuse.
Pour clôturer la journée, Thierry Poucet , journaliste de santé publique à l’Union nationale des mutualités socialistes, rédacteur en chef de la revue Renouer , sortit du sujet du jour, pour témoigner de son expérience en matière d’information sur la santé dans la presse associative versus les médias ‘grand public’, et analyser rapidement les représentations de certains supports en matière de vieillissement ou d’image du médicament. Il eut une jolie formule pour illustrer le souci d’illustrer dans la presse de façon ‘déontologiquement responsable’ des sujets sensibles, en ‘demandant aux photographes d’éviter les clichés’.
Par rapport au rôle des médias dans l’information (voire la manipulation) de l’opinion, le mot de la fin revint à Jean-Pierre Dozon, qui cita une phrase mise en exergue du ’20 heures’ de France 2 au plus fort (si on peut dire) de la ‘crise’ de la grippe aviaire. Le journaliste démarra son journal par cette phrase célèbre dont les amoureux du théâtre de Molière se souviennent: ‘Le petit chat est mort’ (2). Il s’agissait vraiment du décès d’un chat, infecté il est vrai par un oiseau porteur du virus H5N1.
Faire la une d’un JT avec une information aussi essentielle, c’est très fort, alors que le décès chaque hiver de plusieurs milliers de personnes âgées atteintes par la grippe saisonnière ne suscite même pas une phrase en fin de journal!
Christian De Bock
Les actes de la journée ‘Les normes de santé’ paraîtront fin septembre 2008. (1) Lire son article ‘Quand les a-normaux se rebiffent’, paru dans ‘Santé conjuguée’ n° 41 en juillet 2007.
(2) L’école des femmes’, Acte II, Scène 5