Février 2012 Par Colette BARBIER Initiatives

Le 8 février dernier, l’asbl «Un pass dans l’impasse – Centre de prévention du suicide et d’accompagnement en Région wallonne – Réseau Solidaris», organisait une soirée-débat dans le cadre des 7es Journées francophones de la prévention du suicide. Cette rencontre s’articulait autour du documentaire «La dernière tentation» de Claude Couderc qui a reçu le 1er prix du Jury Santé Mentale au Festival ImagéSanté 2010
Ce documentaire ne porte pas de jugement, ne donne pas de recettes. Il questionne simplement un sujet très douloureux. Selon l’appréciation d’Imagésanté, « le film suit d’abord des jeunes qui ont fait une tentative de suicide . Ensuite , les proches de jeunes ayant ‘ réussi leur suicide’ s’expriment . Ces familles ( parents , fratrie ) sont diversifiées , elles montrent ainsi clairement que le suicide peut toucher tous les milieux sociaux . Un regard différent sur le vécu de la situation est apporté aussi par la proximité ou la distance dans le temps de ces familles ( par rapport à l’événement ).»
Par ailleurs, l’intervention des experts (psychiatres, sociologues, responsables d’associations) recadre les émotions. Toujours selon Imagésanté, « ces diverses facettes donnent une image non réductrice de la problématique . Une large place est accordée à l’expression des sentiments . Les témoignages des jeunes et des familles sont poignants , mais non macabres . Les professionnels , de par leurs explications , montrent le long cheminement des jeunes et tiennent un discours déculpabilisant pour les proches . Ce document peut aider les parents à ne pas se sentir seuls , à apprendre à avoir le recul nécessaire pour réapprendre à vivre et ne pas se punir toute la vie .»

Augmentation des tentatives de suicide et rajeunissement

Le suicide est la deuxième cause de mortalité après les accidents de la route chez les moins de 25 ans. Il est en passe de devenir la première cause de mortalité chez les moins de 20 ans.
Selon Xavier Pommereau , psychiatre et directeur de l’unité de l’adolescent au Centre Abadie du CHU de Bordeaux, on assiste actuellement à un rajeunissement de la population en souffrance qui se signale par des troubles graves dès l’âge de 13-14 ans. « Quand j’ai ouvert en 1992 l’unité pour les jeunes suicidaires , la moyenne d’âge était de 17 ans . Il s’agissait surtout de jeunes lycéens ayant fait des tentatives de suicide . À l’heure actuelle , la moitié de ce service est représentée par des jeunes de moins de 15 ans . Et cette tendance est générale . Avant , à 13 ans , on avait le plus souvent des jeunes issus de milieux très défavorisés qui pétaient un câble parce qu’on les surprenait en train de faire un shoot dans une cave … Les tableaux étaient extrêmement typés . Maintenant , nous recevons des ados issus de tous les milieux sociaux . Pas seulement des milieux défavorisés ni de l’immigration . J’insiste , car les clichés sur le sujet sont tellement durables . La souffrance et le vrillage de l’adolescence peuvent vraiment concerner tout le monde .» (1)
Thérèse Hannier , fondatrice et présidente de l’Association française de prévention «Phare Enfants-Parents», tire quant à elle la sonnette d’alarme face à l’augmentation des manifestations de mal-être chez les jeunes dont les tentatives de suicide font partie. « Toutes les manifestations de mal – être sont en augmentation . Beaucoup de ces jeunes en difficulté ne sont pas suivis par un médecin ou un psychiatre . Ce qui est très inquiétant , ce sont toutes les manifestations de mal – être où la violence est retournée contre soi et dont la tentative de suicide est l’acte extrême . À côté de ça , il y a de plus en plus de scarifications , de jeunes qui en viennent à s’automutiler , à se faire mal , à s’en prendre à leur corps , se brûler , se couper au cutter .»
Faire cesser une souffrance insupportable

Dans le documentaire, les intervenants analysent les raisons des conduites suicidaires. Dans la majorité des cas, le suicide est une réponse à une souffrance devenue intolérable et qui échappe souvent aux parents, aux éducateurs, à l’environnement.
Ainsi, explique Xavier Pommereau, « ce qu’il faut comprendre , c’est que quand on est en difficulté identitaire pour quelque raison que ce soit , les tensions et tumultes de l’adolescence peuvent donner envie de faire cesser la souffrance . Il faut comprendre que la pensée suicidaire , ce n’est pas forcément mourir : c’est en finir avec la souffrance . Le geste suicidaire inclut deux parties : d’une part , ‘ Tout s’arrête , j’en ai assez , c’est intolérable’ et d’autre part , ‘ Je veux que ça continue autrement , je veux exister autrement … ’ Malheureusement , aux dépens de ceux qui restent . »
Le psychiatre insiste sur le fait qu’il ne peut y avoir d’adolescent suicidaire sans trouble de l’identité. « Mais entendons – nous bien : par identité , j’entends place et rôle reconnus par tous . Cela signifie donc une identité au sein de la famille évidemment , mais également à l’école et dans le corps social . On observe souvent aujourd’hui que de nombreux jeunes qui vont mal , qui sont fragilisés par des événements de vie très douloureux , ont moins d’appui et de soutien de la part du groupe social . Ils ont donc le sentiment d’être seuls , et parfois tellement seuls , qu’ils vont penser au pire .»
D’une manière générale, et sans doute plus particulièrement pendant l’adolescence, la souffrance est difficilement exprimable par des mots parce que le jeune lui-même ne comprend pas ce qu’il est en train de vivre intérieurement. Voilà peut-être pourquoi ces souffrances devenues intolérables échappent souvent à l’entourage du jeune.
Michel Debout , psychiatre, médecin légiste et président de l’Union nationale de prévention du suicide, estime par ailleurs qu’il faut, en effet, « être sensibilisé au fait que le jeune qui s’est suicidé a pu cacher pendant un moment son désarroi , ses difficultés , ses peurs , ses angoisses . Il les a cachés à ceux qui l’aiment le plus au monde , c’est – à – dire à ses propres parents . Il n’a pas caché pour être mauvais avec eux ou pour leur faire une mauvaise surprise . Il a caché ses souffrances pour ne pas les préoccuper , pour ne pas qu’eux – mêmes aient à souffrir de sa propre souffrance .»
Au Centre Abadie, plus précisément à l’unité de l’adolescent où de nombreux jeunes sont malheureux, déprimés, mal dans leur peau, Xavier Pommereau constate qu’il y a peu de bruit, peu de rage et de violence exprimées parce que les jeunes vivent ce centre comme un lieu d’apaisement, un lieu contenant. « Ils appellent ça un ‘ cocon’ où ils se sentent protégés du reste du monde . C’est une des raisons pour lesquelles on préfère ne pas les garder trop longtemps car ils préféreraient vivre ici que dans la vraie vie . On veut qu’ils soient mieux armés pour pouvoir supporter la violence du monde .»
Mais au Centre Abadie, il n’y a pas de médecine miracle, prévient le psychiatre. « Ce sont l’écoute et l’échange qui comptent avant tout .»
Culpabilité et besoin de comprendre

Les témoignages des parents, frères, sœurs… traduisent évidemment, avant tout, une profonde souffrance face à la disparition d’un être cher dans des circonstances tellement brutales et incompréhensibles que sont les actes suicidaires.
Ainsi, la maman de Stéphane parle de son fils et essaie de comprendre son geste. « Un professeur m’a dit qu’il avait été pris d’une mélancolie foudroyante , d’un coup de folie . Je suis certaine que l’avenir lui faisait peur . Quand j’allais le chercher au lycée , nous passions devant l’ANPE où les gens défilaient pour pointer . Un jour , il m’a dit : ‘ Tu vois , maman , je bosse comme un con et peut – être qu’un jour , je serai là aussi’ . Je n’arrive pas à comprendre , si ce n’est que pour lui , il aurait peut – être aimé arrêter l’école et ne faire que du vélo . Sa passion , c’était le vélo . C’était un garçon intelligent et lucide , avec beaucoup de cœur . Il ne supportait pas de voir la pauvreté autour de lui . Il ne comprenait pas les injustices . Quand il voyait des jeunes se détruire dans la boisson , la drogue , il ne comprenait pas . Jamais Stéphane ne nous a laissé voir qu’il était en mal – être de quelque chose . Je n’explique toujours pas son désarroi . Je le cherche . Je lui parle . J’attends une réponse que je n’ai pas .»
Le message de Stéphane

«Ma dernière volonté: que mes parents ne fassent pas comme moi, qu’ils m’oublient simplement. Je m’excuse d’agir comme cela car je sais très bien que papa et maman auront beaucoup de peine, mais qu’ils comprennent que je pars à la recherche du repos, du bonheur, de la liberté d’un oiseau. J’aurais voulu devenir un champion, comme Merckx, mais tout cela n’était qu’utopie: je suis un petit et je resterai petit. J’aurais pu choisir de partir mais je ne voulais pas laisser mes parents dans un mal trop fou car je les aime. J’aurais également pu me suicider d’une manière plus propre mais je ne veux pas me rater. Que se passe-t-il? Mais oui, je pleure. »

Ludovic a aussi cherché une explication au suicide de sa sœur Émilie qui s’est pendue à l’âge de 16 ans dans le pavillon familial. « Ce qui m’a soutenu , c’est de lire son journal intime grâce auquel j’ai compris la spirale noire , ténébreuse , dans laquelle elle était . La seule issue , vu l’orientation de ses pensées , c’était ça . Il n’y avait pas d’autre solution à laquelle se raccrocher . Ce qui m’apaise aussi , c’est de me dire que si elle avait pensé un tant soit peu au mal qu’elle nous a fait , je pense qu’elle ne l’aurait pas fait . C’est un état d’esprit qui fait que l’on est aspiré dans un tourbillon qui conduit à cet acte . Ce qui manque , c’est de se raccrocher au réel et aux gens qui les aiment .»
La maman d’Isabelle n’a pas perçu que sa fille allait se suicider. Elle évoque le profond sentiment de culpabilité qui l’habite. « Je crois que je n’ai pas voulu voir . En interprétant ses attitudes à la lumière de ce qui s’est passé , j’aurais pu deviner . En tant que parent qui a perdu un enfant , on reste dans le désir de la toute – puissance de vouloir empêcher à tout prix ce qui s’est passé . On est très sévère envers soi – même . J’ai eu et j’ai encore une culpabilité à certains moments . Ca vient par vagues . Il y a des moments où je suis encore submergée par cette culpabilité . J’aurais dû voir . J’aurais dû la protéger de tout . Parvenir à avoir la force de continuer sans elle , c’est absurde . Comment j’arrive à faire pour vivre sans elle ? Ai – je été une bonne mère ? C’est sûr que je n’ai pas fait tout ce qu’il fallait pour elle .»
Remettre l’individu au centre des préoccupations

Comment mieux prévenir le suicide des adolescents? D’abord, en faisant le point sur la place et le rôle de chacun au sein de la société.
Or, aujourd’hui, quelle place accorde-t-on aux parents dans la société? « Ce qu’il y a surtout , c’est que l’on n’a pas aidé non plus les parents à être des parents », constate Marie Choquet , sociologue et directrice de la recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). « Certains parents ont de lourdes histoires , ils ont connu des difficultés de vie et on les a laissés se dépatouiller avec ça . Après , on leur dit ‘ Vous n’êtes pas de bons parents’ . Je crois donc qu’il faut travailler sur plusieurs générations . Ca ne convient pas de culpabiliser les parents car ils sont la résultante d’une vie . Au contraire , il faut les aider à mieux jouer leur rôle de parent et surtout les épauler à certains moments de leur vie dans ce rôle parental pour dépasser les difficultés que les uns et les autres peuvent avoir .»
Ce n’est pas tout. L’important, ce sont les individus et les familles, insiste Marie Choquet. « Sans cela , les personnes peuvent avoir l’impression d’être des pions dans une stratégie économique , dans une société où l’individu ne compte plus . Si c’est ça que les parents transmettent à leurs enfants , bien sûr qu’ils seront démoralisés . Il faut travailler sur le fond du problème . Le fond du problème , c’est que les jeunes d’aujourd’hui ont plus de mal à voir des perspectives d’avenir , à voir ce que l’avenir représente pour eux . Il n’y a pas seulement le travail , il y a aussi la vie sociale et familiale . Beaucoup de jeunes nous disent ‘ Quand on voit les adultes , ça ne donne pas très envie … ’ ».

«Quand on fait une tentative de suicide, on cherche à disparaître du monde et à ce que les autres nous oublient, et à oublier notre souffrance.»

Des propos confirmés par la maman d’un adolescent qui s’est suicidé: « Parents , enseignants , professionnels de la santé , travailleurs sociaux … Tous doivent se mobiliser . La société doit remettre l’individu au centre de ses préoccupations .»
Ne pas les laisser s’enfermer et échanger

Le Professeur Philippe Jeammet (2), psychanalyste et spécialiste de l’enfant et de l’adolescent, interpelle quant à lui les parents. « Ce qui est important , c’est de ne pas laisser – sous prétexte d’autonomie ou de respect de leur pudeur – les ados se couper des échanges et s’enfermer dans leur monde . Ils ont leur espace , leur intimité , mais on doit pouvoir se rencontrer avec des échanges relativement vivants . Quand les jeunes crient , quand il y a quelque chose d’interactif et qu’ensuite , ils s’isolent froidement , c’est qu’il y a généralement quelque chose qui est en train de se fermer de leur capacité d’ouverture , qui n’est pas un choix , qui est quelque chose de subi où la biologie , le tempérament , les troubles de l’humeur ont souvent un impact que l’on commence à mieux connaître .»
Le psychanalyste insiste sur l’importance du rôle des adultes, et des parents en particulier, aux yeux des ados. « Les ados sont ce qu’on les fait , sans qu’on ait tout pouvoir . On ne les fabrique pas , ils ne sont pas des objets . On n’a donc pas tout le pouvoir mais on sert de modèle . Les parents doivent se dire qu’il faut garder une occasion d’échange vivant avec leurs enfants . Vis – à – vis des ados , la meilleure aide , c’est de parler de ce qui nous motive devant les difficultés , lâchetés , déceptions , de dire en quoi la vie continue quand même de valoir la peine . Il me semble qu’on ne comprend plus tellement ce temps – là ou que ça paraît un peu ridicule . On manque d’échanges sur le sens de ce qu’on vit .»
Rencontre avec Xavier Malisoux, psychologue au Centre « Un pass dans l’impasse »

Éducation Santé: Pourquoi le centre «Un pass dans l’impasse» a-t-il choisi de projeter «La dernière tentation» lors des 7es Journées Francophones de la Prévention du Suicide?
Xavier Malisoux: Notre intention était d’essayer de faire le ménage parmi les idées reçues qui peuvent exister autour du suicide des jeunes et des tentatives de suicide. On dit souvent que les tentatives de suicide ne sont que des appels à l’aide. Or, ce n’est pas que ça, comme le montre le documentaire.
Nous voulons aussi dédramatiser car si on parle beaucoup du suicide des jeunes, il est utile de rappeler que le nombre de suicides augmente en fait avec l’âge. Par contre, en terme de mortalité, le suicide tue plus à l’adolescence qu’à n’importe quel âge.
Ce qui est préoccupant au niveau des ados, c’est leur recours répété au passage à l’acte, aux tentatives de suicide et aux conduites à risque (3).
ES: Qu’en est-il du suicide des ados en Belgique?
XM: Plus d’un adolescent sur trois est habité par l’idée du suicide à un moment ou à un autre. Et parmi eux, un peu moins d’un sur dix passera à l’acte. Or, on sait que le nombre de suicides chez les jeunes est sous-estimé. D’une part, au niveau du repérage des causes de mortalité, la question du suicide est un peu évacuée en Belgique, comme dans beaucoup d’autres pays. D’autre part, de nombreux accidents peuvent être considérés comme des équivalents suicidaires.

« Je voulais pas mourir . Je voulais juste me tuer .» Cette phrase écrite par une jeune fille sur un mur d’expression du Centre Abadie est expliquée par une autre patiente: « Je pense que cette fille se sentait morte à l’intérieur , mais son corps était vivant . Elle voulait juste faire disparaître son corps .»

Grâce à l’historique de la personne, on peut remonter les heures, les jours, les semaines qui précèdent le décès pour comprendre ce qui s’est passé. À ce sujet, des études très intéressantes ont été réalisées au Québec: elles montrent, par exemple, qu’un jeune, peu de temps avant un accident de voiture, s’était plaint d’idées suicidaires auprès d’un médecin.
Une de nos revendications est donc qu’il y ait un meilleur repérage, d’abord au niveau de l’enregistrement lorsque survient un décès, ensuite, sur les raisons du décès. Via les généralistes, les services d’urgences, il est possible de récolter beaucoup d’informations très précieuses.
ES: Par rapport au suicide des adolescents, qu’est-ce qui vous interpelle le plus?
XM: Ce qui m’a frappé dans le documentaire, tout comme dans mon travail de consultation, c’est la notion de poser un acte destructeur, non pas pour mourir, mais dans l’espoir de pouvoir recommencer quelque chose, en faisant fi de ses difficultés. C’est en quelque sorte vouloir se réaliser autrement en se déchargeant de ses tensions et contradictions qu’on rencontre tous dans la vie.

Claire s’être jetée du 4e étage après une rupture avec son petit ami. Elle a échappé à la mort.
«Je pense que je n’avais pas nécessairement besoin d’aller si loin. Je n’ai pas réalisé, pas réfléchi. Après l’acte, la première chose que j’ai dite à mes parents, c’était que je ne voulais pas mourir.
L’acte suicidaire est la conséquence d’une douleur intérieure d’une personne qui n’arrive plus à la gérer. Quand on commence à ressentir cette douleur, il faut la rendre visible. La première chose, c’est accepter de se dire ‘J’ai besoin d’aide’. Et ensuite, accepter d’en discuter avec une équipe qui va redonner confiance. Je pense que c’est essentiellement une histoire de confiance.»
Claire livre un message d’espoir et de vie aux adolescents tentés par le suicide: « La vie est belle . Il faut s’accrocher . Surtout , si on ne va pas bien , il faut en parler . Rien ne mérite d’attenter à sa vie . Il y a trop de belles choses à faire sur terre .»

D’autre part, on remarque que les adolescents suicidaires sont généralement assez sensibles aux attentes des autres, assez lucides sur leurs propres failles, sur eux-mêmes, sur les autres. Ils ont beaucoup d’intelligence. C’est peut-être ça qui les perd quelque part, car c’est sans doute trop lourd d’avoir déjà, à leur âge, un tel regard sur la vie.
ES: Quel éclairage donnez-vous au suicide des ados à la lumière du documentaire et de vos consultations avec les jeunes?
XM: L’adolescence marque la sortie de l’enfance et d’un monde assez sécurisant et protégé dans lequel l’individu a fait ses apprentissages. L’adolescent se trouve propulsé dans un entre-deux, entre l’enfance et l’adolescence, entre la totale dépendance et l’autonomie croissante, aussi bien dans son univers familial que dans l’univers social.
L’adolescence, c’est aussi un moment où le jeune est confronté à la réalité. Il y a tout d’abord le réel pubertaire: la puberté se met en route et modifie le corps. Il y a également la rencontre avec la sexualité, qui peut être plus ou moins traumatisante pour l’ado, avec tout ce que cela peut réveiller de la problématique oedipienne, plus ancienne. S’enclenche alors sur le plan psychique ce que l’on peut nommer le «travail d’adolescence».
Puis, il y a le réel du social qui donne l’impression que tout est faisable et réalisable dans un infini de possibles: c’est un message que l’on reçoit de plus en plus souvent dans notre société. Mais avec son revers qui est que ça laisse bien seul l’ado en recherche d’autonomie et d’affirmation identitaire. Ce vertige de liberté risque alors de se muer en une peur du vide et d’induire chez lui le sentiment qu’il pourrait s’y perdre.
Au moment de l’adolescence, pour se construire, le jeune est appelé à se positionner par rapport à ses parents, à la société en termes de projets et de réalisation de quelque chose. S’il n’est pas suffisamment armé narcissiquement, c’est-à-dire que s’il n’a pas avec lui un balluchon psychique suffisamment rempli d’images positives, de confiance en lui, il risque de se sentir menacé. Surtout dans notre société qui prise très fort la responsabilité individuelle tout en étant très permissive dans le sens où les limites sont de plus en plus explosées, presque hors limites, avec de moins en moins de guides. Malheureusement, si on ne se cogne pas contre quelque chose, on avance dans le flou. Face à ces deux aspects de la société, si le jeune n’a pas ce balluchon psychique auquel s’accrocher, une angoisse peut monter très violemment.
Ainsi, devant ce sentiment de devoir réaliser quelque chose pour exister et face à ce flou, le suicide vient un peu comme une possibilité de laisser une photo sublime de soi, pour faire survivre une image de soi telle qu’on voudrait qu’elle soit, tout en évacuant les difficultés réelles de la vie.
Par ailleurs, aussi bien dans le suicide que dans les troubles alimentaires, il y a une notion importante de contrôle, le besoin de retrouver un sentiment de puissance. Pendant l’enfance, le jeune vit avec un sentiment de toute-puissance. Il se croit au centre de tout, à l’origine de tout ce qui se passe autour de lui, même entre ses parents. Arrivé aux premières difficultés de l’entrée dans l’adolescence, face a des difficultés familiales, scolaires… le jeune peut se dire: « Je suis venu au monde , je suis là , alors que je n’ai rien demandé à personne et voilà tout ce qui me tombe sur la tête .» C’est dans ce sens que l’on peut parler de sentiment d’impuissance. Le suicide est une tentative de reprise de contrôle sur sa vie, en négatif: « Je ne maîtrise pas ma vie , mais c’est la mienne et j’en fais ce que je veux .» Cela peut se traduire notamment par des mises en échec répétitives de soi, des conduites à risques ou de rupture.
ES: En quoi consiste le travail thérapeutique avec les adolescents suicidaires?
XM: La problématique de l’ado suicidaire peut être résumée par ces questions: « Qu’est – ce qui me fait vivre ? Est – ce que je vis parce que je suis là , né comme ça , alors que je ne voulais pas vivre dans cette famille – là , ni dans cette école – là , ni dans cette ville et ce monde – là ? Est – ce ça qui me fait vivre ? Non , je ne vois pas le sens .» Face à un tel constat, un volet très négatif peut se mettre en route.
Ces questions permettent aussi d’agir, d’intervenir et d’aider l’adolescent à essayer de savoir à quoi il peut se raccrocher pour avancer dans sa vie et, par là, l’amener à prendre conscience de son ambivalence et de sa peur de l’échec: « J’ai envie de réussir mais je ne sais pas si je vais y parvenir .»
Cette phrase laissée sur le mur d’expression du Centre Abadie « Je voulais pas mourir . Je voulais juste me tuer .» qui laisse sans voix, révèle bien la contradiction qu’il y a dans la tête et parmi les sentiments de ces jeunes. Car ceux-ci ont, en réalité, un grand appétit de vivre tout en ayant le sentiment que leur vie est irréalisable ou qu’ils sont trop démunis face à la vie. Il y a donc une grande ambivalence pour la vie. Face à cette ambivalence, le jeune peut être pris de panique s’il n’est pas suffisamment armé narcissiquement. Il peut avoir le sentiment que le défi est beaucoup trop grand pour lui, qu’il ne pourra pas le réussir et sa vie peut s’écrouler à ce moment-là.
Aussi, est-il primordial d’aider le jeune à prendre conscience et à verbaliser l’ambivalence qui l’habite, son désir de vivre quand même et de se réaliser, qui est masqué par la prise de risques, la tentative de suicide ou la destruction. Notre travail consiste donc à l’aider à verbaliser ses contradictions, ses tensions internes pour qu’il ne les projette pas dans un passage à l’acte ou pour qu’il ne les retourne pas contre son corps.
Colette Barbier
(1) Source: « Adolescents en souffrance », une interview réalisée par http://www.curiosphere.tv .
(2) « Pour nos ados, soyons adultes », Philippe Jeammet, Éd. Odile Jacob, 2008.
(3) Voir à ce propos la série de Damien Favresse et Patrick De Smet « L’adolescence et le risque » dans les numéros 265 , 266 et 267 d’ Éducation Santé .