Fatal pour un consommateur sur deux, le tabac est la première cause de mortalité évitable en Belgique. Néanmoins, il continue de compter chaque jour de nouveaux adeptes parmi les adolescents. Ces derniers tendent à multiplier l’expérimentation de comportements à risque pour la santé, et finissent trop souvent par s’y installer durablement[1].
De nombreux instruments réglementaires ont donc été mis en place au cours des dernières décennies pour prévenir le tabagisme chez les adolescents. Véritables outils de protection et de promotion de la santé, ces règlementations sont pourtant encore perçues comme des modes de répression et peinent à être implémentées efficacement. Jamais évaluée, la mise en œuvre de ces interdictions mérite cependant toute l’attention des autorités publiques. Une conviction qui est au cœur du projet de recherche européen SILNE.
SILNE a pour objectif principal d’améliorer l’implémentation des politiques de contrôle du tabac chez les adolescents, tout en visant à réduire les inégalités de tabagisme. Financé par le programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’Union Européenne, ce projet cherche à identifier les barrières, opportunités et ressources nécessaires à la mise en œuvre de ces politiques aux niveaux régional, local et scolaire dans 7 villes européennes (Tampere-Finlande, Dublin-Irlande, Namur-Belgique, Coimbra-Portugal, Amersfoort-Pays-Bas, Latina-Italie et Hanovre-Allemagne). Cette étude comparative et longitudinale, organisée en deux vagues successives (2013-2016), a pour objectif de développer des recommandations utiles aux décideurs publics, afin de prévenir le tabagisme chez les adolescents de manière efficace.
Namur, ville témoin pour la Belgique
En Belgique, ce sont les chercheurs de l’Institut de Recherche en Santé et Société (IRSS), de l’Université catholique de Louvain qui se sont chargés de mener les deux vagues de l’enquête SILNE. Au total, plus de 22 000 adolescents européens ont participé à cette enquête. À Namur, ville belge où l’enquête a eu lieu, ils étaient près de 4000 élèves de 3e et 4e secondaires, venant de 7 écoles de statuts socio-économiques (SES) différents[2].
Entre 2013 et 2016, une diminution générale du tabagisme chez les adolescents – d’en moyenne 15 ans – s’observe dans les 7 villes européennes. En trois ans, Namur est passée de 23% à 18% de fumeurs hebdomadaires. Ces résultats encourageants restent néanmoins au-dessus de la moyenne européenne. En 2016, 14% des adolescents européens déclaraient fumer au moins une fois par semaine. Chez nos voisins irlandais, ce pourcentage ne dépasse pas les 5% ! Mauvais élèves en matière de comportements de santé, les jeunes namurois sont près de 50% à avoir déjà expérimenté la cigarette électronique, alors qu’ils ne sont qu’un tiers en Europe. Une nouvelle tendance à surveiller de près d’autant plus que cet ersatz de cigarette, bien qu’il constitue une aide au sevrage, est également un point d’entrée vers le tabagisme[3] : 40 % des utilisateurs d’e-cigarette n’avaient jamais fumé de tabac auparavant. En matière d’expérimentation du cannabis, Namur affiche également une diminution de 5% entre 2013 et 2016, mais elle obtient cette fois la dernière place du classement : alors qu’un adolescent sur 10 a déjà essayé le cannabis en Europe, ils sont presque le double à Namur (18%).
Bien qu’une interdiction absolue de fumer à l’école soit d’application depuis 2006 en Fédération Wallonie-Bruxelles, 73% des jeunes namurois voient des élèves fumer dans leur école, et 29% observent ce même comportement chez leurs professeurs ou éducateurs (voir graphique). Ces pourcentages grimpent en flèche lorsqu’on élargit la perspective: 99% des adolescents voient des personnes fumer juste devant leur école. Ces constats sont alarmants, car l’école est un lieu de socialisation dans lequel les jeunes observent, intègrent et acquièrent tous types de comportements. En observant des fumeurs, les adolescents en viennent à considérer ce comportement comme normal, et tendent à l’adopter à leur tour.
On constate cependant de grandes disparités entre les écoles namuroises selon leur niveau socioéconomique (SES). La proportion d’élèves qui trouvent que l’interdiction de fumer est respectée dans leur école varie entre 17% et 83% selon les établissements scolaires. Globalement, plus le SES d’une école est élevé, plus les élèves ont tendance à respecter la règle, et inversement. Concernant le pourcentage de fumeurs hebdomadaires, on observe un écart de 20% entre l’école dont le SES est le plus faible (26%) et celle dont le SES est le plus élevé (6%). Des statistiques qui nous prouvent que les inégalités sociales de santé persistent : selon l’école que fréquente un adolescent namurois, celui-ci aura 3 fois plus de chances de devenir fumeur…
La force de l’exemple
Pour mieux comprendre le phénomène, notre équipe a réalisé 56 focus groups auprès de 319 jeunes, dont 8 focus groups à Namur avec 60 participants dans 2 écoles, une de SES faible et une de SES élevé. Dans l’établissement scolaire plus défavorisé, les élèves expliquent que les règles ne sont pas respectées. Les adolescents soulignent l’injustice des mesures : pourquoi devraient-ils respecter une règle que le personnel scolaire contourne ? Comment accepter les sanctions d’un personnel fumant ouvertement devant eux ? Si les membres du personnel ne montrent pas l’exemple, comment eux pourraient-ils le suivre ? Chez les adolescents, la notion de justice et d’exemplarité compte beaucoup. En fumant devant les élèves, les adultes entretiennent le sentiment de normalité du tabagisme, et augmentent les risques d’initiation à la cigarette. Au-delà des normes véhiculées par le personnel scolaire, les jeunes se réfèrent aux comportements de leurs pairs, et définissent leurs propres normes au sein de leur groupe d’amis. Certains élèves expliquent qu’ils ont déjà essayé d’arrêter de fumer, mais que dans leur groupe « ce n’est pas possible », car tout le monde fume autour d’eux. Cependant, parmi les élèves fumeurs, nombreux sont ceux qui partagent leurs regrets d’avoir commencé à fumer.
Toutefois, si tant de jeunes se retrouvent dépendants du tabac dès l’adolescence, c’est en partie à cause de la facilité d’accès à celui-ci. C’est à Namur que l’on enregistre le plus grand nombre d’achats de cigarettes en commerce chez les adolescents. Un constat certainement lié à la législation belge autorisant les jeunes à acheter du tabac, non à partir de 18 ans comme dans les autres pays européens, mais dès l’âge de 16 ans.
Des recommandations pour aller plus loin
Les résultats de l’étude SILNE montrent donc que la Belgique, et plus particulièrement Namur, se situe dans le ventre mou du peloton européen quant à l’efficacité de l’implémentation des politiques de contrôle du tabac. Cela s’explique probablement par une certaine forme de désinvestissement dans ce domaine au profit d’autres thématiques de santé publique telles que la consommation d’alcool, de drogues ou encore la promotion d’une alimentation saine. Cependant, notre étude montre que la prévalence du tabagisme reste préoccupante. Pour dépasser ce constat, l’étude SILNE a permis d’émettre des recommandations en matière de prévention du tabac en milieu scolaire.
Recommandation 1 : Mettre en œuvre des politiques d’interdiction du tabac inclusives, en tous lieux et pour tous. En effet, restreindre l’interdiction du tabagisme à l’enceinte de l’école provoque un déplacement des fumeurs à l’entrée de celle-ci, ce qui, paradoxalement, augmente la visibilité du tabagisme, et donc, son potentiel de propagation chez les adolescents. Notre équipe plaide pour une extension de l’interdiction aux abords de l’école, ou pour une interdiction temporelle, qui consacrerait l’interdiction de fumer pendant l’entièreté du temps scolaire, indépendamment du lieu[4]. En outre, il importe que l’ensemble de la communauté éducative soit concernée par cette interdiction afin de lui conférer une légitimité maximale et d’éviter d’éventuelles contradictions entre le message véhiculé par l’école et les comportements observés par les élèves[5].
Recommandation 2 : Il importe également que l’implémentation de ces mesures soit managée et communiquée efficacement par les directions des écoles pour susciter l’engagement de chacun. Les professeurs se doivent d’être partie intégrante de ce projet dans la mesure où les élèves eux-mêmes soulignent l’exemplarité dont ils doivent faire preuve. Certains élèves ont même fait allusion, lors des focus groups, à l’aspect incitatif que pouvait présenter le tabagisme de leurs professeurs et éducateurs. Les notions d’exemplarité et de justice de la règle sont en effet cruciales chez les adolescents. In fine, l’ensemble du personnel scolaire se doit d’être un acteur de santé scolaire, et montrer l’exemple aux jeunes qu’il encadre.
Recommandation 3 : Le tabac est addictif, et bon nombre de membres du personnel et d’élèves y sont dépendants. Pour ceux-ci, il convient de proposer des alternatives d’aide à l’arrêt.
Recommandation 4 : Au niveau des politiques publiques, des efforts en matière de prévention du tabagisme devraient également être consentis. Pour commencer, il est primordial d’étendre l’interdiction d’achat de tabac à l’ensemble des mineurs d’âge. C’est d’ailleurs le cas dans tous les autres pays étudiés. Il est, actuellement, trop aisé pour les jeunes en dessous de l’âge légal de se procurer des cigarettes dans les commerces. La complaisance des vendeurs, ou l’existence de distributeurs, sont pointés du doigt. Le discours d’une jeune fille de 4e humanité est des plus éloquents lorsqu’elle parle des marchands de tabac. « A 12 ans si tu lui demandes un paquet de cigarette, il va te le donner sans problème. […] Même pour l’alcool fort. Ils demandent juste “quand tu sors, mets-le dans ton sac ˮ ».
Or, l’accessibilité perçue du tabac est significativement corrélée avec l’initiation tabagique et la consommation de cigarettes des adolescents[6]. Pour ces raisons, il est également primordial de limiter les points de vente aux alentours des écoles et surtout, de se doter de moyens de contrôler les ventes de tabac en magasin et via les distributeurs automatiques.
Recommandation 5 : Toujours au niveau politique, nous pourrions nous inspirer de certaines initiatives couronnées de succès outre-Atlantique et même, plus près de chez nous, comme à Tampere (Finlande) et faire le pari de villes sans tabac. Il appartient aux décideurs d’étendre l’interdiction de fumer dans l’ensemble des lieux publics, qu’ils soient confinés ou en plein air. Certaines municipalités se sont effectivement dotées d’un arsenal législatif interdisant de fumer sur l’ensemble de leur territoire, en ce compris, les rues, parcs, plages et autres lieux publics. Une telle mesure contribuerait à réduire la prévalence du tabagisme ainsi qu’à dénormaliser ce phénomène[7].
Pour conclure, nous souhaitons attirer l’attention sur l’importance d’évaluer les politiques en vigueur. En effet, la mise en œuvre de toute politique publique devrait justifier l’emploi de moyens appropriés afin de monitorer ses effets. On peut d’ailleurs penser que l’origine de la faible performance observée en Belgique en matière de politiques de contrôle du tabac soit, en partie, due à un suivi trop peu rigoureux des mesures implémentées.
Pour en savoir plus :Le site de SILNE-R : http://silne-r.ensp.org/Contact : Vincent Lorant vincent.lorant@uclouvain.be – Adeline Grard adeline.grard@uclouvain.be et Nora Melard nora.melard@uclouvain.be
[1] Guignard, R., & Beck, F. (2013). Évolution du tabagisme chez les jeunes et politiques de lutte antitabac. Agora débats/jeunesses (1), p. 62.
[3] Pearson, J. L., Richardson, A., Niaura, R. S., Vallone, D. M., & Abrams, D. B. (2012). e-Cigarette awareness,
use, and harm perceptions in US adults. American journal of public health, 102(9), 1758-1766.
[4]Alesci, N. L., Forster, J. L., & Blaine, T. (2003). Smoking visibility, perceived acceptability, and frequency in various locations among youth and adults. Preventive medicine, 36(3), 272-281.
[5]Schreuders, M., Nuyts, P. A., van den Putte, B., & Kunst, A. E. (2017). Understanding the impact of school tobacco policies on adolescent smoking behaviour: A realist review. Social Science & Medicine, (183), 19-27.