Face à la fréquence des appels en provenance des femmes issues de l’immigration, l’Observatoire social de Télé-Accueil Bruxelles a réalisé, entre janvier et juin 2007, une recherche sur le contenu de ces appels. Il en ressort des récits de femmes ambivalentes, prises entre deux cultures, entre le désir de rester fidèles à leurs familles d’origine et la nécessité de s’intégrer dans leur pays d’accueil.
Depuis 48 ans, grâce au numéro de téléphone 107, gratuit et accessible 24 heures sur 24, Télé-Accueil Bruxelles assure, dans l’anonymat et en toute confidentialité, l’écoute de toute personne vivant une situation de crise, une difficulté sur le plan moral, social ou psychologique et qui souhaite en parler.
Cette écoute est assurée par des volontaires qui, mus par des motivations citoyennes et solidaires, partagent la conviction que parler est vital pour un être humain. L’objectif de Télé-Accueil vise à rendre à la personne sa qualité de sujet en l’encourageant à exprimer ce qu’elle vit, sent et recherche.
De ce fait, il se dit, à Télé-Accueil, des choses qui ne se disent pas ailleurs. « Il s’agit de choses qui relèvent précisément de l’ordre de l’intime , de vécus en porte – à – faux avec l’opinion de l’entourage des appelants , observe Pascale Meunier , chercheuse et responsable de l’Observatoire social de Télé-Accueil Bruxelles. L’anonymat des échanges téléphoniques facilite une prise de parole , sans jugement . La confidentialité permet à l’appelant de faire son chemin sans que son entourage ait connaissance de son vécu intime , de ses difficultés , ainsi que de son appel à l’aide .»
Observatoire social et recherche
Parallèlement à la réappropriation de la parole par les individus à l’intérieur de la relation d’écoute, Télé-Accueil est un témoin et un révélateur des tendances sociales et des changements à l’œuvre dans la société. Ces tendances et changements méritent d’être analysés et communiqués dans le but, d’une part, de mieux comprendre les phénomènes sociaux actuels et, d’autre part, de les transmettre, notamment au monde politique.
C’est ainsi que Télé-Accueil Bruxelles a créé un Observatoire social dont le rôle est d’analyser et de communiquer les courants de société perçus par les écoutants lors des appels reçus. « À l’occasion d’une première recherche auprès des écoutants , plusieurs problématiques marquantes sont apparues , rapporte Pascale Meunier. Parmi celles – ci , les appels de femmes issues de l’immigration ont retenu l’attention , tant par leur fréquence que par le poids de leur contenu . Les écoutants ont , en effet , souligné , pour 2006 et 2007 , le nombre croissant d’appels de femmes issues de l’immigration . Les appels proviennent davantage de jeunes femmes que de femmes âgées . Ces jeunes femmes vivent principalement en famille et en couple .» La recherche, basée sur les récits de femmes issues de l’immigration, porte sur les appels reçus par 19 écoutants, collectés entre janvier et juin 2007. Les femmes dont il est question sont principalement d’origine maghrébine et turque.
De quoi témoignent les femmes?
Les situations dont parlent les femmes issues de l’immigration ont principalement trait aux relations de couple, notamment aux problématiques en lien, de près ou de loin, avec le mariage: choix du partenaire, violences conjugales, virginité, grossesse… « Elles abordent plus fréquemment que la moyenne générale des femmes le sujet du divorce et de la rupture , la recherche d’un partenaire , la déception amoureuse et les relations de couple , analyse Pascale Meunier. Elles parlent aussi de la violence : viol , abus , harcèlement , violences psychiques et physiques .»
Pascale Meunier attire l’attention sur l’ambivalence de ces femmes et sur les choix douloureux auxquels elles sont confrontées. « Elles témoignent d’une ambivalence entre deux cultures , d’une vie faite de choix de cœur et de raison . Les rapports à autrui prennent une large place et s’expriment en termes de solitude , de liens parents – enfants , de rapports de genres , de place dans la société d’accueil et dans le contexte plus vaste de l’immigration . Les statistiques montrent qu’elles sont en proie à un questionnement : elles s’interrogent sur le sens de la vie , retracent leur itinéraire de vie , cherchent des repères , manquent de confiance en elles . Elles abordent le choix de leurs études . Elles évoquent également plus fréquemment des projets concrets de suicide , ce qui ne manque pas de rappeler les échappatoires pessimistes au mariage forcé .»
Un conflit de générations
Appeler Télé-Accueil Bruxelles semble une affaire de génération. Un appel rassemble plusieurs critères pratiques: il faut connaître l’existence du service (certaines femmes appellent sur recommandation d’un tiers, d’un médecin, de la police), il faut avoir le ressort d’appeler à l’aide et particulièrement celui de téléphoner, il faut maîtriser un minimum la langue française, entrer dans une démarche de prise de parole à propos de soi. Or, les femmes âgées allochtones maîtrisent peu ou pas du tout le français ou le néerlandais, ne connaissent pas leurs droits, ni les dispositifs existants ainsi que les institutions belges.
« Vu l’âge estimé des appelantes , s’adresser à Télé – Accueil semble plutôt l’apanage des deux dernières générations , celles qui sont le plus en friction avec la tradition de leur pays d’origine », constate Pascale Meunier.
Interrogée dans le cadre de la recherche, Gertraud Langwiesner , responsable de la Maison mosaïque à Laeken, déclare ressentir davantage chez les femmes de la deuxième génération une rupture dans la culture, dans la relation avec le père: « Soit elles se sont fort renfermées et ne parlent pas de leurs problèmes . Soit elles assument leur situation et se révoltent . Mais c’est une révolte beaucoup plus extrême .»
Existe-t-il une problématique spécifique aux jeunes femmes qui se trouveraient davantage entre deux cultures que leurs mères davantage inscrites dans une culture typiquement maghrébine? Selon Pascale Meunier, « les femmes qui téléphonent sont prises dans un conflit de générations . Leurs grands – mères se situaient dans un projet migratoire : elles avaient choisi la migration et ont emmené leurs enfants avec elles . Elles sont arrivées en Belgique avec leur culture , qu’elles ont transposée . La troisième génération est plus en rupture , en rébellion par rapport à la culture antérieure .»
Coincées entre deux cultures
Si le thème de la religion en tant que tel apparaît peu, la culture prend, en revanche, beaucoup de place dans le discours des femmes étrangères. Soit la culture s’impose, soit elle se négocie. Pour les jeunes femmes d’origine maghrébine, négocier entre la culture ambiante et leur propre culture, faire la part des choses, choisir, se positionner, relève de leur vécu quotidien.
Une partie des femmes dont l’Observatoire social a étudié le récit sont à la fois très libres et coincées. « Elles ont envie de quitter la famille tout en souhaitant y rester , observe Pascale Meunier. Elles sont un peu dedans , un peu dehors , tantôt accrochées à des valeurs traditionnelles ( la virginité , le mariage ), tantôt attirées par une union mixte , tantôt indépendantes et tantôt nostalgiques du giron familial . Elles oscillent d’une culture à l’autre en fonction des pertes et des bénéfices qu’un choix engendre . Il arrive que ce choix les paralyse : elles éprouvent des difficultés à se décider , à entrevoir un avenir quelconque . Elles ont le sentiment d’être sacrifiées . Elles se sentent coupables . Il y a quelque chose de l’ordre d’un détachement inopérable , car ces femmes sont au milieu du gué , assises entre deux chaises , face à des choix impossibles .»
Télé-Accueil entend deux types de discours: « D’une part , nous entendons des femmes qui subissent leur situation . Elles ne sont pas actrices de leur propre récit , elles se sentent culpabilisées , indécises face à des choix de vie . À côté de cela , il y a aussi des femmes d’action , pleines d’énergie , de volonté , qui ont déjà choisi , qui se battent et se débattent . C’est un peu comme si elles allaient donner du courage aux autres . Cependant , celles qui ont choisi l’émancipation et quitté leur famille – avec l’envie de créer leur propre famille – entrent en confrontation violente avec leurs parents . Elles se retrouvent face à la difficulté d’avoir posé un choix qui n’est pas celui attendu par leur famille .»
La famille et le mariage
Les appelantes sont prises dans un réseau de sociabilité culturel et principalement familial. Pascale Meunier relève le poids de la famille et l’importance du réseau qui protège, mais qui crée des obligations. « Si les femmes s’en extirpent , d’une manière ou d’une autre , elles ont l’impression de le trahir . Le contexte familial et culturel donne la primauté au collectif et à la communauté , au clan . Epouser un Européen , par exemple , c’est davantage se licencier de sa famille que de la religion .»
L’ambivalence se retrouve aussi dans les rapports familiaux. « Les jeunes femmes ne sont pas toujours en bons termes avec leur famille . Des sujets délicats comme celui du mariage conduisent régulièrement à des disputes . Les contacts se distancient au grand dam de ces femmes qui souhaitent maintenir un lien , qui ne veulent pas être rejetées , mais qui se sentent comme telles . C’est une grande souffrance d’avoir quitté sa famille et d’en être rejetée parce que , malgré ce rejet , elles aiment cette famille . Elles souffrent de cette séparation , elles se sentent seules . Le ‘ chez moi’ qu’elles expriment quand elles vivent seules , ce n’est pas chez elles , c’est chez leurs parents .»
La distance, le refus des traditions familiales, religieuses ou culturelles sont cependant empreints de reproductions et de contradictions. « Si les jeunes femmes ne veulent pas contracter un mariage traditionnel , elles souhaitent néanmoins se réaliser dans le mariage . Elles cherchent à fuir leur famille , mais espèrent créer leur propre famille . Les projets de certaines femmes sont les mêmes que ceux de leurs parents , comme , par exemples , devenir propriétaire ( alors qu’elles se sentent mal dans leur appartement et vivent difficilement la solitude qui l’accompagne ), ou être vierge au jour du mariage .»
L’image que renvoient les pairs est difficile à soutenir. Le rejet du mariage traditionnel est lourd à porter, surtout s’il ne s’accompagne pas d’une autre union, de la constitution d’un couple harmonieux, mixte ou autre, conciliant les aspirations des jeunes femmes et les principes dont elles restent imprégnées. « Ce fameux mariage , quand il se réalise ou tel qu’il est rêvé , reste aussi empreint de la crainte de l’échec , un échec qui se vit comme la conséquence de s’être écartée des sillons familiaux .»
La violence
Les écoutants du 107 sont confrontés à des propos très durs en provenance, par exemple, de filles menacées de mort par leurs parents. Elles ont intériorisé le caractère plénipotentiaire du père. Pour les jeunes filles, cela peut aller jusqu’au droit de vie ou de mort des parents sur leurs enfants. Le père a plein pouvoir sur ce que fait sa fille, notamment en ce qui concerne le mariage. Celle qui transgresse, qui faute, se fait violemment rappeler à l’ordre.
La violence conjugale, quant à elle, n’est pas plus importante dans telle ou telle communauté culturelle. À cet égard, Pascale Meunier cite l’analyse de K. Marijnissen et A. Sassy (1) : « Beaucoup de couples fonctionnaient bien avant de venir en Belgique . Il n’y avait pas de pathologie . C’est le changement de contexte qui bouleverse leur équilibre . Les facteurs qui fragilisent l’équilibre du couple sont le parcours migratoire , le choc culturel , l’adaptation aux valeurs de la société d’accueil , l’isolement social , la perte de statut et de perspective d’avenir , la rupture avec les liens familiaux , la longueur des procédures , l’absence d’intimité et la vie en collectivité , l’oisiveté subie , l’absence de revenus …».
Il est rare qu’une mère marocaine téléphone, et encore moins souvent un père. « Là , on pourrait avoir un dialogue . Mais tant que les gens sont coincés dans leur système de valeurs , de traditions , on ne peut pas les soulever avec un cric », déplore un écoutant. « Ce sont essentiellement des jeunes qui nous téléphonent , des personnes qui expriment leurs problèmes avec la génération qui les précède , pas des personnes d’âge mûr inquiètes pour elles – mêmes ou pour leurs enfants », poursuit Pascale Meunier.
Les femmes qui appellent Télé-Accueil Bruxelles disent ne pas pouvoir parler avec leur mère, ne pas pouvoir parler de leurs problèmes autour d’elles. Elles évoquent les relations difficiles avec leurs mères qui ne les comprennent pas, qui n’ont qu’une seule lecture des choses, qui n’intègrent pas ce qui se passe ici, qui s’accrochent et semblent à des années lumière de ce que leurs filles essaient de vivre. Avec leurs frères, pourtant de la même génération qu’elles, cela se passe aussi très mal, sans aucune compréhension. Pascale Meunier constate encore une absence de communication dans ces familles où on ne se parle pas. « Et la confrontation entre deux cultures amplifie encore le problème de communication .»
Le Centre régional du libre examen (2) a recueilli des témoignages de femmes migrantes en alphabétisation. Ils sont proches de ceux que l’on peut entendre chez Télé-Accueil. « Les filles sont souvent soumises au contrôle des frères et des amis des frères . Elles deviennent le garant de l’honneur familial . La liberté de se parler , de se rencontrer , de se séduire n’existe pas . Approcher l’autre sexe devient problématique . Il y a de la méfiance . Les filles ont peur de passer pour des dévergondées . Les garçons ont peur des filles émancipées . Et face à tous ces facteurs , la tradition devient un refuge puisqu’elle organise et permet d’improbables rencontres entre les filles et les garçons , entre cousins et cousines , ici ou là – bas .»
Les conditions de l’appel au 107
Pourquoi des femmes issues de l’immigration s’adressent-elles à Télé-Accueil Bruxelles?
« Selon elles , il n’y a pas d’autre endroit où vider leur sac , rapporte Pascale Meunier. Elles savent qu’elles seront entendues avec le décalage entre les deux cultures qu’elles vivent au quotidien . En appelant Télé – Accueil , elles choisissent délibérément de ne pas se confier à des pairs , mais à la culture d’accueil .»
D’autre part, ces femmes disent réellement à Télé-Accueil des choses qu’elles ne disent pas ailleurs car ce cadre leur offre une liberté d’expression et leur garantit une sécurité de parole.
« L’anonymat et la confidentialité ne se rencontrent pas toujours dans le milieu de vie de ces appelantes , dans leur environnement communautaire , social ou religieux . L’aspect non jugeant et non normatif sont également des facilitateurs , comme l’est aussi un accès gratuit au service .»
Selon Sami Zemni , professeur en sciences politiques et sociales à l’Université de Gand (3), le recours aux lignes d’aide de Télé-Accueil est une des rares possibilités qui s’offrent aux femmes qui vivent un mariage forcé. « Outre la médiation et ses limites , la fuite ou le suicide , elles peuvent aussi essayer de divorcer , recourir à un accompagnement thérapeutique ou contacter des lignes d’aide spécifique comme Télé – Accueil . Elles peuvent également s’adresser à des intervenants sociaux extérieurs pour récolter des informations ou recevoir un soutien lors de leur fuite . Certaines participantes font remarquer qu’elles n’oseraient pas se tourner vers des instances officielles , le pas à franchir étant trop grand pour elles . La plupart du temps , elles chercheront d’abord de l’aide au sein de leur propre réseau .» Mais Sami Zemni remarque aussi que « les bénévoles travaillant pour ces lignes d’aide disposent parfois de trop peu de connaissances et de compétences pour proposer un soutien adéquat .»
Comment être à l’écoute de ces femmes?
Si la question de la formation des écoutants se pose effectivement, Pascale Meunier souligne que « l’objectif de Télé – Accueil Bruxelles n’est pas de proposer une aide à proprement parler , qu’elle soit spécialisée dans le domaine du mariage forcé , de l’immigration ou de quelque autre problématique , mais simplement une écoute .» Au 107, la connaissance culturelle de l’autre n’est effectivement pas essentielle à l’écoute. La reconnaissance de la difficulté de l’autre est, en revanche, indispensable.
Un écoutant attire cependant l’attention sur la difficulté d’échapper à une forme de compassion spontanée « tant on est heurté par une forme de différence ou de condition faite à la femme qui nous semble offensante ou arriérée , voire archaïque .»
Un autre écoutant pose quant à lui la question de l’ethnocentrisme: « Nous sommes tous dans une forme de complaisance par rapport à l’émancipation ou à l’autonomie des jeunes femmes en particulier . Est – ce qu’il n’y a pas là quelque chose d’inapproprié ? Outre le fait qu’on n’est pas là pour conseiller , il y a quand même une disposition à dire ‘ allez – y , c’est scandaleux d’être encore sous influence’ . On pourrait se demander pourquoi ce monde – là aurait tort , pourquoi leurs opinions ou leurs convictions seraient mauvaises par rapport à nous qui en avons d’autres … Quand on voit ce qu’on fait aujourd’hui de notre émancipation , de notre évolution , on peut se demander vers quoi notre culture va . On est loin d’être des exemples ou des repères et je trouve que cela va un peu vite dans le sens d’une conviction que cette émancipation , cette autonomie est la voie à suivre .»
Colette Barbier
Quelques chiffres
Les femmes, toutes origines confondues, représentent 6.255 appels sur 9.397, soit plus de deux tiers (66,56%) des appels reçus par Télé-Accueil Bruxelles, au cours du premier trimestre 2007.
Parmi ces appels de femmes, 16,02% sont passés par des femmes d’origine étrangère.
Les appels d’hommes ne représentent que 33,44 % de tous les appels. Parmi ces appels masculins, 11,55% sont le fait d’hommes d’origine étrangère.
Les hommes téléphonent moins que les femmes à Télé-Accueil Bruxelles. Ce retrait est encore plus marqué lorsqu’ils sont d’origine étrangère. Si peu d’hommes issus de l’immigration appellent le 107, cela ne signifie pas que leur vie soit plus simple. Ils éprouvent probablement plus de difficultés à parler que les femmes.
(1) Marijnissen K. et Sassy A. Le couple à l’épreuve des cultures, dans Crises, conflits, violences dans le couple: approche interculturelle, actes du colloque du 26 janvier 2007. FPS, Bruxelles.
(2) Centre régional du libre examen (2006). De la migration à la citoyenneté: parcours au féminin. Réflexions à partir de vécus de femmes migrantes en alphabétisation. Bruxelles.
(3) Zemni S., Casier M., Peene N. (2007). Etude des facteurs limitant la liberté de choix d’un partenaire dans les groupes de population d’origine étrangère en Belgique. Recommandations politiques. Centre pour l’Islam en Europe. Université de Gand.