Mars 2001 Par S. DAVIN Réflexions

D’après les sondages, la télévision reste la première source d’informations sur la santé et la maladie pour un public dont l’accès au savoir médical est relativement limité. Elle arrive avant la presse écrite et avant les médecins. Afin de pourvoir aux besoins de leurs audiences, les chaînes offrent une multitude de documentaires et de programmes éducatifs. Mais les spectateurs n’obtiennent pas leurs renseignements uniquement par les émissions à but pédagogique, loin s’en faut. Une de leurs ressources préférées est ‘l’infotainment’, un mélange d’informations et de divertissement (1): leur définition d’un bon feuilleton est «une émission qui amuse tout en traitant des problèmes du spectateur ordinaire» (2).
Les ‘soaps operas’, les ‘talk shows’ et les ‘medical dramas’ ont tous des qualités informatives selon leurs fans. Ce chevauchement de la distraction et de l’éducation est confirmé par le nombre élevé de demandes d’information après la diffusion de telles émissions métissées.
Nombre de campagnes de promotion de la santé dans les pays en voie de développement corroborent l’efficacité des programmes de fiction pour la dissémination des conseils de santé; par exemple, après la diffusion d’une série de mini-drames, 60% des patients d’une clinique de planning familial au Niger donnaient la télévision comme leur ressource principale pour les conseils et l’orientation sur la contraception (3).
Il s’ensuit que les ‘medical dramas’, feuilletons du style Urgences , programmes semi-factuels semi-fictionnels à contenu (proto-)médical, pourraient être particulièrement utiles pour la promotion de la santé. Mais l’interprétation et l’utilisation de ces émissions sont jusqu’à maintenant restées inconnues. Cet article découle d’une étude de la réception de la série américaine Urgences basée sur près de deux cents lettres de téléspectateurs qui confirme le rôle pédagogique de cette série à teneur médicale et suggère que ces programmes pourraient aider à améliorer la promotion de la santé (4) (5).

Urgences-le-documentaire

Urgences est perçu comme un programme éducatif par les spectateurs qui le décrivent régulièrement comme ‘un documentaire’ et, de façon plus idiosyncrasique, comme ‘une étude sociologique’, ‘un reportage fiction-analyse’, du ‘cinéma-vérité’, étiquettes qui révèlent l’inclusion d’éléments pédagogiques.
Le ‘medical drama’ guide ses fans dans la découverte d’un univers peu familier où ils peuvent donner libre cours à leur fascination pour toutes choses médicales: l’ambiance de l’hôpital, sa politique intérieure, le fonctionnement des urgences, la formation du personnel médical, les erreurs et les négligences des professionnels, les dilemmes éthiques, les problèmes financiers. Le public peut ainsi partager les soucis des infirmières et des docteurs, il peut voir – et ressentir – comment c’est de travailler dans un hôpital .
Qu’apprennent les spectateurs en regardant Urgences? Ces émissions offrent, disent-ils, une occasion parfaite d’informer le public sur des maladies qu’ils pourraient rencontrer et leurs difficultés, que ce soit la maladie d’Alzheimer ou les chocs allergiques.
Et l’occasion est avidement saisie, puisqu’ils assimilent de nombreuses données médicales et socio-médicales, des éléments de physiologie, les maladies et leurs symptômes, des traitements et médicaments nouveaux, des gestes médicaux et des procédures d’urgence:
Un cancer peut se manifester par une jambe cassée, je ne savais pas ça du tout.
Je ne savais pas qu’on pouvait faire des massages cardiaques internes.

De nombreux spectateurs pensent que l’équipe de production essaie, dans la mesure du possible et sans diminuer la tension et le suspense, d’avertir des dangers de certains comportements (les drogues, le tabac, renifler de la colle, la conduite dangereuse, les armes à feu, l’infection du sida):
Nous apprenons toutes sortes de choses, le dommage qu’un accident de voiture peut faire, les conséquences si on se drogue ou qu’on boit trop.
Ils aident avec la promotion de la santé quand ils peuvent. Ils nous préviennent de ce qui peut arriver si on se drogue ou si on fume.

De plus, Urgences stimule la curiosité et la quête d’informations supplémentaires:
Je suis fascinée par les termes médicaux. Je suis incroyablement curieuse. Je n’arrête pas de poser des questions à mes amis étudiants en médecine…
Urgences me donne envie d’en savoir plus. Je voudrais qu’un médecin m’explique les gestes et les mots.
Quelques réserves sont exprimées: ces messages et ces images pourraient rendre hypocondriaques des gens cependant bien portants; certains spectateurs pensent qu’ils consulteraient leur médecin s’ils avaient des symptômes similaires à ceux de la série, surtout s’ils sont susceptibles d’indiquer une maladie sérieuse mais d’autres au contraire disent qu’ils les ignoreraient (et, dans quelques cas, les avaient ignorés) parce que ces signes seraient probablement psychosomatiques et ne nécessiteraient pas l’attention d’un médecin. Les informations d’ Urgences pourraient aussi être mal comprises ou mal assimilées et les connaissances partielles et limitées étant dangereuses, avoir des effets négatifs. Les conseils acquis par le biais de la télévision doivent donc être soigneusement évalués. Plusieurs personnes soulignent que si le savoir médical était si facile à absorber et à appliquer, les médecins n’auraient pas besoin de faire une formation universitaire si longue.
L’intérêt des spectateurs n’est pas limité aux questions de santé et de maladie. Les problèmes sociaux – la violence, la pauvreté, l’inégalité, les sans-abri, les abus, sont souvent mentionnés par les spectateurs qui les croient représentés plus ouvertement dans les programmes américains considérés comme moins censurés (ce qui n’est pas toujours vrai: certains sujets, l’homosexualité en particulier, subissent la foudre des censeurs) et donc moins édulcorés que les émissions européennes. Urgences fait contrepoids aux séries hollywoodiennes comme Dallas et Dynastie qui dépeignent une Amérique de rêve, fantaisiste, riche et bien portante:
L’intérêt principal de la série, à part le divertissement et le stress, c’est qu’à travers les urgences on découvre la vie sociale aux Etats-Unis, les problèmes d’assurance, de violence, d’abus.
De plus, les séries produites aux USA fournissent un point de comparaison des structures de sécurité sociale européennes et américaines. Elles permettent aux spectateurs d’évaluer leur système de santé local, qui est invariablement jugé supérieur au modèle ‘pas-de-paiement-pas-de-traitement’ d’Outre-Atlantique basé sur une idéologie de marché et sévèrement critiqué.
Ces représentations les inquiètent et les mènent à se demander si ce qu’ils voient sur le petit écran n’est pas un avant-goût de ce qui les attend dans quelques années, lorsque les problèmes des Etats-Unis atteindront nos contrées.
Ceci ne veut pas dire que regarder Urgences n’est plus un loisir, une détente, un plaisir. La série est instructive et divertissante tout à la fois:
Je regarde Urgences pour la distraction et c’est bien à 100%… mais ça me plaît aussi parce que la médecine, les opinions et les sentiments des patients m’intéressent.
Je crois que j’aime regarder parce que c’est dramatique mais c’est aussi comme regarder un documentaire.

L’utilité des ‘medical dramas’ pour la promotion de la santé

Premièrement, il va sans dire que pour avoir connaissance d’informations, il faut les avoir vues ou entendues. Mais il n’est pas facile de s’assurer que les populations ciblées y sont exposées. Certaines études suggèrent que ce sont surtout les personnes en mauvaise santé qui cherchent et recueillent les renseignements médicaux. De nombreuses occasions de faire entendre des conseils de prévention sont ainsi perdues. Les séries du style Urgences attirent de larges audiences pour des raisons ludiques (l’action, la familiarité avec les personnages, leurs romances, la suggestion d’intrigues possibles pour les épisodes suivants, etc.) et augmentent ainsi l’exposition aux messages.
Deuxièmement, les ‘medical dramas’ aident à améliorer l’assimilation de l’information parce que les spectateurs s’identifient à leurs personnages favoris: par exemple, des informateurs disent explorer le pavillon des urgences à travers les yeux de Dr Carter, le jeune étudiant, avec qui ils se sentent des points communs: étudiant et spectateurs sont également naïfs, et, ensemble, ils subissent les mésaventures des nouveau-venus dans le service et apprennent par leurs erreurs.
L’identification et la sympathie augmentent les réponses émotionnelles et l’acceptation des messages alors que la distance et le détachement favorisent les «illusions d’invulnérabilité» (6), conduisent à un rejet des conseils, perçus comme non pertinents, et font obstacle à la modification du comportement que l’identification peut faciliter.
Ceci est particulièrement important pour la promotion de la santé car, contrairement à l’idée répandue que l’obtention d’informations nouvelles peut directement et logiquement provoquer un changement d’habitudes, les réactions aux messages de la promotion de la santé ont plus à voir avec l’émotionnel que le rationnel (7).
Troisièmement, la répétition est une partie centrale de l’éducation. Or, les séries et feuilletons médicaux ne peuvent pas éviter les répétitions, de par leur format continu et leurs narratifs qui contiennent souvent des discussions réitérées entre docteurs et patients, docteurs et familles, docteurs et infirmières, infirmières et patients, etc.
Quatrièmement, les messages qui jouent sur la peur, couramment utilisés pour la promotion de la santé, ont rarement donné les résultats positifs escomptés et ont parfois provoqué des effets ‘boomerang’. Les fictions médicales peuvent avoir des passages inquiétants mais, en fin de compte, elles sont jugées rassurantes:
Nous aimons Urgences de façon rassurante. Nous voulons croire que ce sera pareil si nous nous retrouvons aux urgences.
De telles représentations positives ont plus d’impact que d’autres approches (8).
Cinquièmement, les exhortations didactiques n’ont pas non plus, en général, achevé leur but. Le public tend à ignorer ou à refuser les demandes-commandes trop directes. Faire réfléchir les spectateurs et les laisser libre de décider peuvent être plus efficaces que des méthodes plus prescriptives. Les ‘medical dramas’ des années 1990, empreints d’incertitude post-moderniste, donnent à penser sans prêcher, sans imposer des valeurs. Ils permettent au spectateur de peser le pour et le contre de chaque situation et de parvenir à sa propre conclusion:
Ils ne font pas de démonstration. On ne nous dit pas ‘ceci est bien, ceci est mal’. On nous montre des faits et des comportements. C’est à nous d’y réfléchir.
Sixièmement, les sources d’un programme influencent sa valeur perçue. Les spectateurs sont intransigeants: les réalisateurs doivent s’assurer que les données médicales sont exactes et que le public n’est pas induit en erreur. La présence de médecins et leur rôle dans l’équipe de production sont bien connus et sont considérés comme une garantie de fiabilité, de même que l’origine des narratifs médicaux dans de vrais cas traités rapportés par des patients ou des professionnels de la santé. La provenance des informations offertes par Urgences est manifestement considérée suffisamment sérieuse pour inspirer confiance.
Septièmement, le réalisme est vu par la majorité des spectateurs comme le cachet de la série. Urgences c’est réel, c’est comme la vie, on s’y croit. Le feuilleton reflète bien ce qui se passe à l’hôpital et rappelle leurs expériences à ceux qui y sont allés. Cette perception est un atout crucial car le réalisme est le premier critère d’une bonne série d’ ‘infotainment’.
Huitièmement, un point plus général. Les médias font partie, explicitement ou implicitement, de nombreuses théories de psychologie de la santé; par exemple, les théories de cognition sociale incluent la façon dont les gens se représentent leur univers et, dans une société post-moderne et médiatisée, ceci comprend nécessairement la télévision.
L’analyse des données expose un lien fort et complexe entre la réalité et la télévision qui n’est plus simplement le miroir du monde: les deux se fondent et se confondent, et certains spectateurs vont jusqu’à s’étonner que la réalité ne ressemble pas à la fiction. Ces réactions ne devraient pas nous surprendre à l’ère des ‘docusoaps’ où le public est fort conscient des similarités entre les programmes dits de fiction comme Urgences et, par exemple, les reconstructions du style La nuit des héros : les deux programmes sont basés sur des cas réels dramatisés pour l’occasion et dont les protagonistes sont joués par des acteurs, mais des experts assurent la véracité du côté médical/technique, de vrais appareils médicaux sont utilisés, et ils sont filmés (avec des steadycams, caméras légères portables) et montés (avec des images imparfaites et pas toujours claires) à donner une impression de spontanéité et d’amateurisme. Ces réactions soulignent le rôle central mais flou des médias dans la vie quotidienne.
Ni les producteurs, qui continuent à imaginer des spectateurs stéréotypes du style ‘ménagère de moins de 50 ans’, ni les organisateurs de campagnes de la protection de la santé, qui tendent souvent à penser que les recherches empiriques de leurs populations ciblées ne sont pas indispensables, ne savent grand-chose sur leur public. Les campagnes ‘traditionnelles’ de prévention de la maladie et de promotion de la santé sont loin d’avoir un taux de réussite élevé ; les efforts énormes entrepris pour lutter, par exemple, contre le tabagisme, n’ont pas eu les effets espérés. Il y a de bonnes raisons de penser que ‘l’infotainment’ peut être plus efficace que les publicités et les programmes à but ouvertement éducatif.Solange Davin , psychologue, spécialiste en anthropologie médicale
Adresse de l’auteur: 171b Shernall Street, London E17 9HX(1) ‘Infotainment’ est un condensé de deux mots anglais, information et entertainment.
(2) Elkamel, F 1995 The use of television series in health education Health Education Research 10, 2: 225-232.
(3) Voir le résumé de Rogers, E M et Singhal, A 1999 Entertainment-Education Mahwah, NJ: Erlbaum.
(4)Très appréciées dans les pays anglo-saxons depuis les années cinquante, les fictions médicales n’ont pas été particulièrement nombreuses sur les écrans européens de langue française, ni très populaires.
(5) Ceci s’applique aussi à d’autres ‘medical dramas’ comme Casualty qui, quatorze ans après son apparition, attire encore onze millions de fans britanniques qui le voient aussi comme une ressource fiable (voir Davin, S 1998 Les programmes TV médicaux et leurs spectateurs MédiasPouvoirs 4: 18-29).
(6)Weinstein, N 1984 Why it won’t happen to me Health Psychology 3: 431-457.
(7) Frankham, J 1991 ‘Aids – it’s like one of those things you read in the newspapers… it doesn’t happen to you’ in J F Shostak ed. Youth in Trouble London: Kogan.
(8) Montazéri, A et al 1998 Fear-inducing and positive image strategies in health education campaigns Intern. J. of Health Promotion and Education 36, 3: 68-75.
(9) Theory of Planned Behaviour, Health Action Process Approach, par exemple.
(10)Wallack, L M 1981 Mass Media Campaigns: the odds against finding behaviour change Health Education Quarterly 8, 3: 209-258.