Mars 2009 Par J.-P. DOZON Réflexions

Le mot de prévention, que tout un chacun comprend aisément et est amené à employer dans les conversations courantes, est aussi un mot qui est de plus en plus employé dans la sphère publique et par nos gouvernants. Particulièrement, bien sûr, en ce qui concerne le domaine de la santé, mais aussi dans des domaines comme celui de l’environnement, celui des catastrophes ou encore celui des crimes, de la délinquance, des conflits ou de la guerre. Ce qui requiert, comme vous le savez – et compte tenu que la prévention s’est élargie et compliquée avec le principe de précaution –, la compétence d’un nombre grandissant de spécialistes et d’experts qui sont de plus en plus impliqués dans ce qu’on appelle aujourd’hui, dans le jargon international, la bonne gouvernance.
Il y aurait beaucoup de choses à dire sur cette évolution de plus en plus extensive du mot et de l’idée de prévention mais, pour me concentrer sur le domaine où ils sont employés le plus intensément, à savoir la santé publique, une première remarque me paraît d’entrée de jeu devoir s’imposer. Tout en relevant apparemment du bon sens – du bon sens universellement partagé que formule fort bien l’adage “mieux vaut prévenir que guérir” –, la prévention semble de plus en plus ressortir à des politiques publiques visant tout à la fois à produire et à faire intérioriser des normes, c’est-à-dire, en quelque sorte, à acculturer les populations, les gouvernés, pour qu’ils veillent en permanence sur leur santé.
On aurait donc, dans la prévention, à la fois un exercice élémentaire pour chacun de sa raison (de son “bon sens”) et un vaste processus de rationalisation à l’attention de l’ensemble du corps social; et une rationalisation d’autant plus forte et nécessaire que la prévention est réputée permettre non seulement d’éviter des maladies ou des accidents, mais aussi de diminuer le coût de plus en plus massif que représentent les dépenses de santé dans les budgets aussi bien nationaux que domestiques.
Telle que je viens de la formuler, cette première remarque donne certainement une assez bonne vue de l’importance de la prévention dans nos sociétés, sur ce que Michel Foucault a appelé leurs techniques de gouvernementalité , et dans lesquelles justement les normes et les coûts de la santé sont au cœur de leurs entreprises de rationalisation.
Cependant, elle ne nous dit pas grand chose sur les contenus et les ressorts de ladite prévention, sur ce qui en fait un univers beaucoup plus problématique qu’il n’en a l’air. C’est pourquoi je propose de les examiner d’un peu plus près en considérant que, même s’ils peuvent se ranger sous le même terme générique de prévention, ces contenus et ces ressorts ne sont pas réductibles les uns aux autres, que si une certaine prévention, sans doute la plus répandue aujourd’hui, est directement connectée aux avancées de la biomédecine et de l’épidémiologie, une autre relève de différentes sphères assez éloignées de celles-ci. Ce n’est pas la même chose de surveiller son poids et son cholestérol que de se voir interdire de fumer dans les lieux publics. De même que ce n’est pas tout à fait pareil de recevoir des vaccins contre des maladies transmissibles que de suivre les préceptes de telle ou telle Eglise, même s’ils peuvent empêcher de contracter certaines de ces maladies transmissibles (je me réfère, par exemple, à l’insistant rappel par l’Eglise catholique des préceptes de la virginité avant le mariage, et de la fidélité pendant, pour se prémunir des risques du sida et rejeter l’usage du préservatif).
Pour y voir plus clair dans cet univers assez débordant et touffu de la prévention, je propose de dégager ce que j’appelle quatre modèles de prévention , avec cette idée que si l’un d’eux, le dernier en date, tend à devenir hégémonique, les trois autres n’en ont pas disparu pour autant; et avec cette précision que deux de ces modèles sont anciens, traditionnels en quelque sorte, et présents à différents degrés dans toutes les sociétés humaines, tandis que les deux autres sont récents, contemporains du développement de la modernité, et étroitement liés à celui des disciplines biomédicales.
Ces quatre modèles, qui n’épuisent sans doute pas les multiples voies prises par la prévention mais qui, je crois, la balisent assez bien, je les ai appelés modèle magico-religieux, modèle de la contrainte profane, modèle pastorien et enfin modèle contractuel, les deux premiers étant ceux que j’ai qualifiés d’anciens et de traditionnels, les deux autres de récents ou de contemporains du développement de la modernité scientifique. Je vais donc les présenter dans leurs grandes lignes, mais je m’attarderai un peu plus sur le dernier en date, le modèle contractuel, puisque c’est celui qui tend à devenir hégémonique, procédant de ces processus de rationalisation des politiques et des comportements que j’évoquais précédemment.

Le modèle magico-religieux

Commençons par le modèle de prévention que j’ai appelé “magico-religieux”. En réalité, mieux que le premier des quatre modèles, je dirai plutôt qu’il s’agit du modèle de référence ou encore du modèle matriciel de la prévention, de ce qui fait que la prévention est précisément au cœur de la Culture (avec un grand C) ou que la santé, dans son sens le plus large, est au cœur des préoccupations des sociétés humaines.
Car si, de prime abord, il paraît être aux antipodes de tout ce qui associe la prévention d’aujourd’hui à la science, puisqu’il paraît mobiliser essentiellement un univers de croyances et des pratiques rituelles, le modèle magico-religieux, comme l’ont montré les plus grands noms de l’anthropologie, de Durkheim à Lévi-Strauss , fait découvrir avant tout un très solide noyau de rationalité qui consiste à expliquer, à prédire et à contrôler les événements, qu’ils soient individuels ou collectifs: spécialement les événements qui se manifestent par des infortunes, des désordres, des maladies, des morts, et que l’on cherche précisément à éviter ou à réguler. Ce noyau rationnel, ce sont des ressorts cognitifs universels, telle que la causalité, l’analogie, l’induction ou la déduction, et ce sont également des répertoires d’application ou d’action qui sont réputés avoir des effets sur la réalité ou sur les événements futurs.
On reconnaîtra donc dans le modèle magico-religieux l’ensemble des proscriptions et des prescriptions, des pratiques divinatoires et des rites propitiatoires, accompagnés bien souvent de gestes sacrificiels et de confections d’objets de protection (fétiches, talismans, amulettes, etc.), que les sociétés humaines, depuis des temps immémoriaux, n’ont cessé d’inventer et de mettre en œuvre; tout cela dans le cadre de visions du monde où la scène des institutions et des relations sociales ne cesse d’interférer avec celle, beaucoup moins accessible, des puissances extrahumaines comme les ancêtres, les esprits, les génies ou les divinités.
Ce faisant, on reconnaîtra sans doute également une étroite correspondance entre ce modèle magico-religieux et les visions du monde précisément des sociétés traditionnelles, celles qui sont plus ou moins encore en vigueur dans ce que représentent pour nous, pour nos sociétés dites développées, des peuples lointains et exotiques évoluant dans les pays du Sud et qui ont été tout particulièrement étudiés par les ethnologues.
Toutefois, outre que ce modèle n’épuise pas, comme je vais l’indiquer plus au long, les conceptions de la prévention au sein des sociétés traditionnelles, et qu’en tout état de cause ces sociétés, aujourd’hui, sont prises dans le mouvement général de la modernité et de la mondialisation, on ne saurait dire que nos propres sociétés ne sont plus concernées par un tel modèle, pétries qu’elles sembleraient être par des modèles de prévention commandés exclusivement par les sciences biomédicales. Car, si ceux-ci y sont à l’évidence de plus en plus prégnants, on peut aisément observer que quantité de gens dans les pays développés recourent à certains procédés du modèle magico-religieux.
Le marché de l’astrologie et de la voyance n’est-il pas toujours voire de plus en plus florissant – augmenté, du reste, grâce à la mondialisation précisément, par des techniques divinatoires et conjuratoires venant de sociétés lontaines? Et n’assiste-t-on pas au développement de ce que certains de mes collègues ont appelé une “gestion religieuse de la santé”? C’est-à-dire au développement d’une offre de santé émanant de divers mouvements religieux (certains diraient des sectes) qui proposent non seulement d’apporter à des personnes en perte de repères ou “fatiguées d’être soi”, comme dit Alain Ehrenberg , de leur apporter un mieux-être, mais également toute une gamme de protections susceptibles de leur faire déjouer malheurs et infortunes.

Le modèle de la contrainte profane

Voici donc un bref tour d’horizon du premier modèle, sur lequel je reviendrai en fin d’exposé. Examinons maintenant le second, celui que j’ai appelé le modèle de la contrainte profane. Ici encore, il s’agit d’un modèle ancien qui est attesté universellement, c’est-à-dire qui a été mis en œuvre par toutes les sociétés. Toutefois ce modèle, bien qu’il repose comme le premier sur certaines visions du monde faisant notamment le partage entre le pur et l’impur, entre le salubre et l’insalubre avec ses effets possiblement contagieux, n’a pas ou peu de caractère sacré dans la mesure où il se traduit par des pratiques très prosaïques de mise à l’écart, de ségrégation ou d’enfermement. Partout, en effet, y compris dans des sociétés que l’on a qualifiées de primitives, on a pu observer que des individus atteints de certaines affections, qui peuvent être effectivement des maladies contagieuses mais qui peuvent être considérées aussi comme des manifestations d’asocialité, de déviance, sont isolés ou rejetés pour qu’ils ne souillent pas ou ne dérèglent pas l’ensemble du corps social.
Mais c’est certainement les sociétés pourvues d’appareil étatique qui ont donné une plus grande ampleur à ce modèle éminemment contraignant, et cela grâce notamment au développement de corps de spécialistes et d’une police en quelque sorte sanitaire dépendant directement du pouvoir politique. Pour ne me référer qu’à notre propre histoire européenne (mais d’autres exemples pourraient être pris dans d’autres aires culturelles), je rappellerai qu’il y avait, au début du second millénaire, dans toute la chrétienté, près de vingt mille léproseries et que l’on assisté, après la survenue de la grande peste au XIVe siècle, à la multiplication des lazarets, des dispositifs quarantenaires et des cordons sanitaires.
Un peu plus tard, alors même que s’affermissaient les Etats modernes, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, le modèle de la contrainte profane s’est tout à la fois adouci et démultiplié, tendant à substituer aux ségrégations et aux enfermements tout un ensemble de contrôles, d’obligations, d’interdits et de sanctions pour motif de prévention sanitaire destinés à l’ensemble de la population. C’est ce qu’on pourrait appeler, encore une fois avec Michel Foucault, la naissance d’une biopolitique, c’est-à-dire d’un ensemble de dispositifs appuyés sur de nouveaux savoirs scientifiques et de nouvelles techniques administratives comme l’hygiénisme, la démographie et les statistiques, avec leurs registres d’état civil, visant à surveiller les corps (les corps humains) et à réguler les diverses composantes de la population: spécialement le monde des travailleurs, qu’on appelait au XIXe siècle les classes dangereuses aussi bien pour leurs capacités de lutte que pour les menaces de contagiosité sanitaire qu’elles représentaient.
Parmi ces dispositifs, je mentionnerai par exemple la vaccination antivariolique de type jennerien qui a commencé à la fin du XVIIIe siècle, ou encore les politiques de santé destinées particulièrement à la mère et à l’enfant à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle.
Sous cette forme quelque peu adoucie, le modèle de la contrainte profane est bien évidemment toujours de mise aujourd’hui. C’est lui que l’on découvre avec, par exemple, l’interdiction de fumer dans les lieux publics ou encore l’obligation de porter en voiture une ceinture de sécurité.
Mais, sous sa forme plus ancienne voire plus archaïque de ségrégation ou d’enfermement, ce modèle se maintient également quelque peu, même s’il se heurte à des systèmes politiques fortement marqués par la défense et le développement des Droits de l’Homme. Par exemple, au moment de la grande expansion du sida dans les années 1980-90, on a songé en France à rendre le dépistage du VIH obligatoire pour toute la population, certains ont conçu qu’il fallait mettre à l’écart les personnes séropositives et d’autres, dans certains pays comme à Cuba, ont effectivement mis en œuvre cette idée (sidatorium).
Et puis – en cette époque où l’on parle de maladies émergentes, de maladies contagieuses émergentes comme Ebola ou la grippe aviaire, qui, parce qu’elles pourraient s’étendre très rapidement sans que la recherche biomédicale ne puisse aussi vite leur trouver des parades, conduisant inévitablement à des catastrophes humanitaires –, le scénario de mises en quarantaine, d’interdictions de circuler, constitue une hypothèse qui ne relève pas uniquement de l’imagination d’auteurs de science-fiction, même si celle-ci est particulièrement prolixe en la matière.

Le modèle pastorien

J’en viens maintenant au troisième modèle et, par là, je franchis une ligne que j’avais indiquée en introduction, à savoir celle qui nous fait entrer dans un monde de la prévention résolument moderne, c’est-à-dire un monde largement façonné par les progrès des disciplines biomédicales. Je dois préciser ici que le modèle de la contrainte profane, celui en particulier qui a évolué en interdictions et en obligations sanitaires à l’endroit de l’ensemble du corps social, n’a pas été sans rapport avec le développement de nouveaux savoirs scientifiques comme ceux qu’ont mobilisés au XIXe siècle les doctrines hygiénistes. Mais ce troisième modèle, en l’occurrence le modèle pastorien, tout en n’étant pas lui-même étranger au précédent modèle, est essentiellement contenu, comme son nom l’indique, dans ce qu’on a appelé une révolution scientifique.
Révolution théorique puisque le pastorisme a bouleversé les savoirs sur l’infection et la contagion qui avaient auparavant animé l’hygiénisme – mais qui étaient restés très approximatifs sur l’origine des épidémies, comme on pouvait le constater avec la célèbre doctrine des miasmes –, et il les a bouleversés par l’identification de germes pathogènes (microbes, parasites et autres virus) propres à générer chez l’homme et au sein du vivant une maladie spécifique avec ses prolongements épidémiques. La microbiologie était ainsi née, mettant au jour un monde où la nature, l’homme et la société sont indissociablement liés à la présence de micro-organismes.
Mais ce fut également une révolution très pratique qui eut pour nom la vaccinologie et qui s’est traduite par la possibilité de créer, chez l’homme ou chez l’animal, une immunité artificielle au moyen de techniques d’atténuation de la virulence des germes pathogènes identifiés.
Se fondant sur des socles scientifiques bien plus solides que la vieille technique de la variolisation, un nouveau mode de prévention naquit ainsi à la fin du XIXe siècle, qui non seulement représenta une grande clarification intellectuelle de l’étiologie de nombreuses pathologies – suivant le schéma somme toute assez simple un germe, une maladie – mais qui porta également l’immense projet, la formidable espérance d’en finir avec les fléaux qui avaient hanté les époques antérieures, grâce à la mise au point de vaccins. Donc un schéma finalement à trois termes: un germe, une maladie, un vaccin. Ce qui devait permettre non seulement de prévenir quantité de maladies contagieuses et infectieuses, mais aussi, pourquoi pas, de les effacer complètement de la planète, à l’exemple de la variole qui, après de longues campagnes de variolisation et de vaccination, a été enfin éradiquée à la fin des années 1970.
Certes, les programmes de vaccination, dès lors qu’ils sont devenus obligatoires et qu’ils ont donc relevé également du modèle de la contrainte profane, spécialement en ce qui concerne les maladies infantiles, ont donné lieu à des résistances, suite notamment à des accidents ou à des malfaçons des produits vaccinaux. Certes aussi, nombre de maladies infectieuses, transmissibles ou contagieuses, et non des moindres, n’ont toujours pas trouvé leur vaccin, notamment le paludisme qui est l’endémie qui fait le plus de victimes au monde, spécialement en Afrique. Ou encore le sida, au sujet duquel on a annoncé trop vite que la recherche biomédicale allait mettre au point une parade vaccinale. La maladie est manifestement encore très loin de pouvoir en bénéficier.
Mais, quels qu’aient été ou soient toujours ses piétinements et ses échecs, ou encore les résistances auxquelles il a pu et peut toujours donner lieu, le modèle pastorien n’en demeure pas moins un modèle spécifique car remarquablement performant. Il est tout particulièrement performant sur le plan cognitif puisqu’il procède, comme je l’ai indiqué, d’un schéma aisément compréhensible par tous – un germe, une maladie, un vaccin – et qu’à ce titre il peut susciter, au-delà des obligations et des résistances, une large adhésion. Mais il l’est aussi sur le plan de politiques sanitaires qui, à partir de la vaccinologie, peuvent organiser de vastes programmes de prévention qui valent pour la population en général mais aussi pour chaque individu comme une protection à peu près sûre.
De ce point de vue, il est remarquable que ce modèle soit apparu en Europe, spécialement en France, au même moment où l’école était rendue obligatoire et qu’il ait fonctionné avec elle pour façonner des citoyens sur un mode égalitaire, ce qu’exemplifie l’école comme lieu – avec le dispensaire et l’armée – où la santé des enfants et des jeunes a été tout spécialement surveillée, notamment au travers de programmes de vaccination.
Mais, de ce point de vue également, le modèle pastorien a représenté et continue à représenter un idéal de protection individuelle et collective tout à fait unique. J’ai mentionné précédemment l’éradication de la variole à l’échelle mondiale, mais je voudrais aussi souligner la très grande réussite de vaccins contre les maladies infantiles ou contre la poliomyélite, qui a fait de celle-ci une maladie de plus en plus rare, du moins sous nos latitudes. A quoi je pourrais ajouter la réussite d’un vaccin comme le vaccin antiamarile, qui constitue une protection tout à fait sûre contre la fièvre jaune pendant plus de dix ans et dont on pourrait penser, si les campagnes étaient menées diligemment et régulièrement, notamment en Afrique, qu’il devrait entraîner sa disparition.
Par ailleurs, n’est-ce pas un vaccin anti-VIH qui, s’il était mis au point, susciterait, loin de toute contrainte ou de toute résistance à l’encontre ou venant des pouvoirs publics, l’enthousiasme des populations partout dans le monde; lesquelles, abandonnant un moyen de prévention somme toute assez archaïque comme le préservatif, se précipiteraient à coup sûr massivement pour bénéficier de ce mode de protection, le vaccin, qu’avait su si bien inventer et populariser la révolution pastorienne.

Le modèle contractuel

J’arrive maintenant au dernier de mes quatre modèles, celui que j’ai appelé “contractuel”.
Il s’agit en effet de celui dont il est de plus en plus question aujourd’hui et qui consiste à produire une culture de santé publique, c’est-à-dire un ensemble de normes et de standards de comportements, de manière à ce que ces normes et ces standards soient partagés, appliqués et intériorisés par l’ensemble de la population ou par des groupes plus spécifiques. Encore faut-il tout de suite préciser qu’il s’agit là d’un modèle ou d’une culture, génératrice donc d’une intense éducation pour la santé, qui s’appuie, comme le précédent s’était appuyé sur la microbiologie, sur les fortes avancées des sciences biomédicales durant la deuxième moitié du XXe siècle, c’est-à-dire au premier chef l’épidémiologie mais aussi, et de plus en plus, la génétique.
Différemment du modèle pastorien qui ne s’appliquait, oserais-je dire, qu’aux maladies infectieuses ou contagieuses (les maladies à germes), le modèle contractuel concerne un beaucoup plus large spectre de pathologies – comme les cancers et les maladies cardio-vasculaires, ô combien répandues et sources de forte mortalité – et il mobilise beaucoup moins des étiologies, des causes aux effets directs ou immanquables, que des facteurs de risque. Des facteurs qui peuvent provenir soit de l’environnement soit des comportements ou encore de l’hérédité.
On voit dans ce modèle toute l’importance de l’épidémiologie comme science beaucoup moins des épidémies que des facteurs de risque: des facteurs de risque à contracter telle maladie auxquels s’exposent ou sont exposés des individus ou des groupes particuliers d’individus. On perçoit également dans ce modèle toute l’importance de la génétique comme science des prédispositions ou des susceptibilités qui font, de personnes ou de groupes de personnes, des gens plus exposés que d’autres à certaines affections. Par exemple, si fumer des cigarettes ou manger trop et trop gras constitue pour tout le monde un important facteur de risque à faire un cancer du poumon ou à faire un accident cardiaque, de tels comportements sont encore plus problématiques pour des personnes dont les ascendants ont contracté ce même genre de grave maladie.
A certains égards, le modèle contractuel fait référence à cette vaste palette de facteurs de risque au travers desquels la population, dans son ensemble ou plus spécifiquement, est censée contracter toutes sortes d’affections et, par là même, est amenée à s’en prémunir. Mais à certains égards seulement. Car, en réalité, il fait bien plutôt référence à une sorte de contrat pas encore véritablement explicite, mais de plus en plus à l’œuvre au sein de nos sociétés.
Contrat entre, d’un côté, des pratiques de gouvernement qui, grâce aux avancées des sciences biomédicales, notamment en matière d’identification des facteurs de risque, travaillent à transmettre le mieux possible les messages de prévention et les normes comportementales provenant précisément de ces avancées; de l’autre, une masse plus ou moins différenciée en groupes-cibles de citoyens ou d’usagers, qui reçoit ces messages et ces normes et qui, de ce fait, est tenue de faire de mieux en mieux attention à sa santé.
On pourrait d’ailleurs schématiser ce contrat en posant, d’un côté, un droit à la santé qu’incarnent assez bien des pouvoirs publics soucieux de soutenir la recherche bio-médicale, de soutenir des systèmes de sécurité sociale ou des caisses d’assurance et d’améliorer ainsi de mieux en mieux la santé des gouvernés qu’ils ont à leur charge (des multinationales ou de grandes entreprises peuvent avoir ce même objectif pour leurs employés); et, de l’autre, un devoir de santé qui concerne, cette fois-ci, les gouvernés eux-mêmes.
Un devoir qui est réputé les façonner en autant de sujets rationnels et responsables, c’est-à-dire en autant de sujets intériorisant dans leur propre intérêt, comme des techniques de soi aurait dit Michel Foucault, les messages de prévention et les normes comportementales qui leur sont transmis.
Mon collègue Patrice Pinel a fort bien défini ces sujets rationnels, ces sujets que nous sommes en train de tous devenir plus ou moins, par la formule de “patients-sentinelles”. Cette formule souligne parfaitement le processus de normalisation, d’intériorisation ou de subjectivation auquel on a affaire, en l’occurrence à une transformation de chacun en un agent continûment soucieux de sa santé: contrôlant ses écarts, surveillant son poids, son alimentation, ses taux sanguins et tant d’autres choses.
Finalement, le modèle contractuel met en forme la nécessaire complémentarité entre droit et devoir de santé, entre ce qui ressortit aux gouvernants et ce qui appartient aux gouvernés. A travers lui, et à travers cette complémentarité qu’il compose pour former ce que d’aucuns appellent justement la culture de santé publique, tout le monde est censé œuvrer au bien commun, spécialement les gouvernés, qui ne deviennent pas des patients-sentinelles uniquement dans leur propre intérêt, pour éviter chacun pour soi la maladie et pour vivre le mieux et le plus longtemps possible, mais qui le deviennent également dans la perspective d’une économie rationalisée où les conduites de prévention que les individus doivent adopter sont réputées promouvoir de bien meilleurs rapports coût/efficacité dans l’intérêt général de la collectivité.
A ce compte, je serais assez tenté de dire que ce modèle présenté sous cette forme, qui est devenu dans nos sociétés démocratiques le modèle dominant, est très difficilement critiquable.
Comment ne pas être d’accord avec une éducation ou une culture de la santé et, par là, avec une biomédecine et une épidémiologie qui nous éclairent sur les facteurs de risque nous exposant à de graves maladies et qui nous amènent à surveiller nos états corporels (voire psychiques) et à modifier en connaissance de cause nos comportements?
Comment ne pas souscrire à l’idée qu’en faisant cela nous nous comportons, non seulement en patients-sentinelles, mais aussi en citoyens responsables participant à la bonne marche du vivre ensemble? Suscitant donc un large consensus, une large adhésion, et fait largement pour cela, ce modèle est malgré tout, sinon critiquable, du moins pouvant ou devant même être relativisé, et cela pour la raison essentielle suivante.

Coexistence des modèles

Il y a dans ce modèle un idéal de rationalisation des comportements qui paraît faire l’impasse sur tout ce dont l’être humain est fait par ailleurs, c’est-à-dire un être doté d’affects, de désirs, d’angoisses, de sentiments contradictoires ou ambivalents, ce dont en somme les moralistes et surtout la psychanalyse ont abondamment traité, y compris pour parler de nos pulsions de mort.
Autrement dit, il y a des limites à la rationalisation des comportements dans le domaine de la santé – ou dans d’autres – qui font que l’on peut avoir une bonne appréciation des facteurs de risque et rechigner à adopter les comportements idoines (c’est ce que d’aucuns appellent les dissonances cognitives), ou qui font que l’on peut être “rationnel” pour tel type de risque et beaucoup moins pour tel autre, comme si, plus ou moins inconsciemment, tel un acte manqué, une part de soi devait résister malgré tout à ce qui est, en principe, fait pour nous maintenir en bonne santé et qu’on est censé intérioriser.
D’une certaine façon, les pouvoirs publics savent très bien cela, puisqu’ils recourent encore et toujours, pour lutter contre certaines grandes causes de mortalité, au modèle de la contrainte profane, c’est-à-dire à des interdictions, à des obligations et à des sanctions (interdiction de fumer dans les lieux publics, port obligatoire de la ceinture de sécurité, etc.) et que le modèle contractuel, quelles que soient ses aspirations à l’hégémonie, n’arrive pas à occuper tout le terrain des modèles de prévention.
Il me semble par ailleurs que le modèle contractuel, par le fait de constituer des sujets constamment interpellés et habités par le souci de leur santé, n’est pas loin de ressembler, malgré tout ce qui l’en sépare sur le plan de la science, au modèle magico-religieux. Comme celui-ci, il procède par une très forte intériorisation des normes, instaurant de possibles sentiments de faute, de culpabilité ou d’angoisse si elles ne sont pas respectées ou si elles le sont insuffisamment. Ce qui n’est pas forcément propre à instaurer un bon équilibre psychique ou peut conduire à des conduites obsessionnelles ou compulsives, comme dans certaines activités rituelles qui requièrent une attention de tous les instants et qui sont donc toujours menacées de ne pas aboutir à leurs fins et de devoir être refaites.
Mais surtout, comme dans le modèle magico-religieux, le modèle contractuel de la prévention semble vouloir, au moins tendanciellement, laisser croire que, si les sujets ont bien intériorisé ses normes constamment informées par la science (biomédecine, génétique, épidémiologie), ils pourront éviter la survenue de la maladie et, pourquoi pas de la mort: ce qui n’est manifestement pas le cas, quels que soient les allongements spectaculaires des espérances de vie dans nos pays développés ou quels que soient les scénarios de quasi-immortalité que nous esquissent la médecine prédictive, la génétique et la thérapigénie . Autrement dit, c’est un modèle qui promet beaucoup, mais qui peut aussi beaucoup décevoir et dérouter, à l’image de cette personne qui n’a jamais fumé et qui fait malgré tout un cancer du poumon. Ce n’est, me semble-t-il, pas un hasard si, au même moment où s’affirme ce modèle contractuel de la prévention, où s’affirme donc cette culture de la santé publique, on assiste à ce que d’aucuns appellent un “retour du religieux” et si ce retour se manifeste tout particulièrement par une “gestion religieuse de la santé”, comme s’il y avait finalement une sorte d’émulation entre les deux modèles autour d’une quête de ce que Lucien Sfez appelle une “santé parfaite”.
Pour autant, loin de moi l’idée qu’il faut mettre en cause ou délaisser ce modèle éminemment actuel de la prévention. Simplement, il convient sans doute, chacun comme il le peut, de se comporter en patient-sentinelle, mais il faut certainement aussi être capable, comme chez les meilleurs stoïciens, de se distancier des normes prescrites, c’est-à-dire ne pas s’illusionner sur leur capacité, quoiqu’elle soit de plus en plus scientifiquement établie, à nous faire éviter au bout du compte la maladie et, évidemment, la mort.
Jean Pierre Dozon , anthropologue, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement et directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales
Ce texte a été publié dans les Actes du colloque organisé le 6 mai 2008 par l’asbl Question Santé sur le thème des ‘Normes de santé’. Nous le reproduisons avec l’aimable autorisation de l’auteur et de Question Santé.
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