Mars 2001 Par P. JONCKHEER J. LAPERCHE Patrick TREFOIS Initiatives

La prévention et les dodécagroupes (1)? Quel rapport nous direz-vous? Eh bien, depuis peu, l’Institut de médecine préventive de la Société scientifique de médecine générale (SSMG), a lancé un projet pilote, visant à favoriser l’intégration de pratiques préventives dans l’activité des médecins généralistes. Les objectifs plus précis de ce projet sont repris dans l’encadré ci-dessous.

Les objectifs du projet «Prévention – dodécagroupes»

Dans un délai de deux ans:

  • augmenter le nombre d’activités (en termes de formation et de publications) liées à la promotion de la santé au sein-même de la SSMG;
  • arriver à ce qu’une quinzaine de groupes de médecins généralistes mènent à bien une démarche de prévention dans un domaine considéré comme pertinent scientifiquement, et en définissant eux-mêmes (avec un accompagnement méthodologique) objectifs, stratégies et indicateurs;
  • augmenter le nombre de médecins de terrain soutenant la participation des patients à la prise en charge globale de leur santé tout en évitant une dérive vers un «terrorisme préventif».

L’enjeu de la prévention en médecine générale

Le médecin généraliste voit ses missions régulièrement redéfinies et précisées. A l’heure du Dossier médical global (DMG) – et de son pendant informatisé le DMI -, à l’heure d’une politique de ‘revalorisation’ de la première ligne, à l’heure où le concept de promotion de la santé commence à être connu des professionnels de santé, il est clair que le médecin généraliste ne peut plus faire l’impasse sur certains aspects non curatifs de sa pratique. Dans le domaine de la promotion de la santé, cela ne signifie pas tout réinventer. Les omnipraticiens posent tous, dans une mesure variable, des actes de médecine préventive (ils vaccinent, prescrivent des dépistages, participent à des campagnes de prévention telles la lutte contre le tabagisme, la prévention de l’ostéoporose, etc.).

Les atouts du médecin de famille

Le médecin généraliste occupe une place de choix pour être acteur de promotion de la santé. A côté des grandes structures verticales et de la médecine spécialisée qui visent un public (ONE, médecine du travail, gériatrie) ou un problème particulier (gynécologie, rhumatologie, etc.), la médecine générale a plusieurs atouts.

L’accessibilité

Répartis sur l’ensemble du territoire de la Belgique, les omnipraticiens sont géographiquement accessibles. De plus, ils se déplacent jusqu’au domicile des patients. Selon L’enquête de santé de 1997, 93% des Belges ont un médecin traitant et 75% le consultent au moins une fois sur l’année.

La globalité

Au cours d’une même consultation, le médecin peut par exemple passer d’un traitement pour maux de gorge aux difficultés que le salarié rencontre lorsqu’il a eu une incapacité de travail.
Globalité veut aussi dire diversité des points abordés lors de la relation patient-médecin. En France, il a d’ailleurs été démontré que dans 45% des séances (consultations et visites à domicile) de médecine générale, ce sont plusieurs problèmes qui sont exposés au praticien (le nombre moyen de problèmes abordés est de 2,8).

La continuité

Les patients sont fidèles. Une enquête du Généraliste en 1992 avait tenté d’approfondir cette question, soulignant que les raisons évoquées par les patients pour expliquer un changement de médecin traitant étaient principalement peu évitables: un déménagement du patient ou l’arrêt d’activité du médecin. Venaient ensuite l’âge du médecin, son manque de disponibilité, une erreur de diagnostic (3%) puis le fait de donner trop de médicaments. En règle générale, le patient exprime donc une forte confiance en son médecin traitant.

La personnalisation des soins

Le médecin généraliste est un médecin de proximité. Il connaît l’environnement familial, social, physique, etc. de ses patients. De plus, il les suit dans le temps, parfois de la naissance à la maturité. Il peut donc tenir compte des particularités de chacun dans leur démarche de santé. Dans la pratique médicale, le savoir est valorisé par la faculté, le savoir-faire par la clinique et le savoir-être par le malade. A cette condition, le médecin soigne non plus l’organe malade, mais l’homme souffrant, sachant que celui-ci est immergé dans une culture qui lui est propre (représentations, valeurs, etc.), une condition sociale (mode de vie, etc.) et relationnelle (couple, famille, etc.).

Les attentes des patients

Vis-à-vis de la médecine préventive, les patients sont, contrairement à la perception de nombreux médecins, demandeurs (implicites) de propositions préventives et apprécient les initiatives de leur médecin dans ce domaine.

Les difficultés de la prévention

Etre acteur de promotion de la santé et prendre en charge de manière globale et systématique la santé de ses patients, cela n’est pas simple. Les exemples sont nombreux en la matière. Ainsi, en 1992-94, une étude auprès de médecins généralistes de la Communauté française sur leurs pratiques préventives quant à trois thèmes montrait que:

  • près de 40% des médecins disaient proposer un dépistage systématique du cancer du sein et près de la moitié (46%) le faisaient de manière occasionnelle;
  • concernant la vaccination des enfants, 46% disaient être systématiques alors que 38% avouaient en avoir une pratique occasionnelle;
  • dans le domaine de l’arrêt du tabagisme, la pratique préventive était encore plus rare puisque 78% n’en faisaient pas, moins de 1 généraliste sur 5 le faisait occasionnellement et 5% seulement de manière systématique.

Lorsqu’on interroge les médecins, les arguments cités pour expliquer la non systématisation de certaines pratiques préventives sont nombreux:

  • les problèmes de communication avec les patients («le motif de la consultation ne se prête pas à de la prévention», «les patients ne font pas de demande», etc.). Et pourtant, on sait que la demande des patients est réelle: selon une étude de Europep Task Force, en Belgique, 59% des patients wallons seulement considèrent que l’offre des médecins généralistes en matière de prévention est excellente;
  • le fait que d’autres intervenants prennent en charge certains actes préventifs (médecine du travail, ONE, etc.), ce qui atténue le sentiment de responsabilité du médecin généraliste face à ces activités;
  • le manque de consensus, de stratégies claires et pratiques, d’outils;
  • le manque de temps et la lourdeur des actes administratifs liés à ce type d’activité, ou l’absence d’honoraires permettant de valoriser le temps consacré à la prévention;
  • le manque de formation à la prévention, le cursus universitaire étant tourné vers le curatif, habituant à ce que chaque acte posé ait un effet visible.

Or, il est démontré que les mesures préventives sont d’autant plus performantes que le médecin est lui-même convaincu par ce qu’il propose et qu’il se montre capable de motiver son patient. Autrement dit, pour que l’omnipraticien puisse inciter son patient à participer à la prise en charge de sa santé, il faut d’abord qu’il soit lui-même soutenu dans cette démarche.

Les précurseurs

En 1998, deux dodécagroupes et un GLEM (2) s’étaient portés volontaires pour être des groupes-pilotes dans notre démarche. Ils ont été rejoints en 1999 par cinq autres dodécagroupes. Chacun des groupes définissait par consensus en son sein un thème de prévention et une méthode de travail.
Ces précurseurs ont essuyé les plâtres et de nombreux enseignements peuvent être tirés de cette première phase: le choix du thème notamment était une des premières embûches sérieuses (voir encadré).
Relevons quelques-uns de ces enseignements:

  • dans le choix du projet par le groupe, mieux vaut ne pas être trop ambitieux et commencer par un thème simple et faisable;
  • il faut garder à l’esprit une double préoccupation: à la fois lancer une dynamique de groupe et faire en sorte que chaque médecin pris séparément trouve quelque chose d’intéressant au projet et l’applique dans sa pratique;
  • il est important de constituer une cellule de 2 à 3 médecins responsables du projet pour chaque dodécagroupe;
  • il importe d’affronter d’emblée un obstacle, la méconnaissance qu’ont de nombreux médecins quant aux réelles attentes de leurs patients en matière de prévention et de gestion globale de la santé;
  • il faut tenir compte de l’hétérogénéité de chaque groupe: il en résulte des difficultés de consensus pour le choix du thème, des objectifs et des stratégies de chaque projet. De ce fait, un encadrement scientifique et méthodologique est nécessaire.

Les actes préventifs de base

D’un point de vue général, les accompagnateurs du projet soulignent ‘qu’avant de se lancer dans un projet, une revue de la littérature scientifique s’impose afin de situer l’acte préventif choisi: combien de personnes sont concernées par le problème? Allons-nous en dépister suffisamment pour que cela soit intéressant? Risque-t-il d’y avoir beaucoup de faux positifs? Et de faux négatifs? Une fois le dépistage effectué, que pouvons-nous proposer au patient? Sa santé (y compris sa santé mentale face à un nouveau diagnostic) sera-t-elle améliorée? […] N’oublions pas qu’au bout du compte, une question reste essentielle: est-ce que ce projet sera utile à mon patient?’
Pour rappel, dix actes préventifs de base sont confirmés comme utiles et pertinents par les experts belges: mesurer le poids et la taille, mesurer la tension artérielle et la cholestérolémie, conseiller aux personnes âgées un examen de l’ouïe et de la vue, examiner la peau et l’hygiène dentaire, réaliser les vaccinations, le frottis de col de l’utérus, les mammographies de dépistage du cancer du sein. On peut y ajouter la prévention des signes de la ménopause. Ces actes sont retenus parce qu’ils répondent aux critères d’inclusion dits ‘simultanés et nécessaires de Frames’. Ceux-ci sont:

  • la maladie dépistée doit être fréquente, c’est-à-dire que son incidence et/ou sa prévalence doivent être suffisamment élevées pour justifier le dépistage en tenant compte des coûts (matériels et humains, en ce compris l’impact anxiogène des faux positifs et la réassurance injustifiée des faux négatifs);
  • elle doit être grave, c’est-à-dire avoir un effet significatif sur la quantité de vie (mortalité) et sa qualité (morbidité);
  • elle doit être clairement distincte de la normalité. Son cours doit être connu et son stade pré-symptomatique bien défini par rapport au stade clinique;
  • le traitement au stade pré-symptomatique doit réduire la mortalité et la morbidité de façon plus marquée que le traitement après l’apparition des symptômes;
  • la maladie doit être traitable et contrôlable en tant que phénomène de masse;
  • toutes les facilités de diagnostic et de traitement des sujets positifs au test de dépistage doivent être disponibles;
  • le programme de dépistage ne sera mis en place qu’après avoir examiné les autres priorités sanitaires dont la réalisation entraînerait un coût identique à celui de ce programme.

Entretemps, huit autres animateurs de dodécagroupe/GLEM se sont inscrits de manière à participer en 2000-2001 à la même démarche. Une première réunion leur fut proposée. Les échanges entre les médecins présents furent nombreux. De la discussion, relevons les points suivants:
En matière de prévention, il y aurait un problème de recommandations . Les messages changent en fonction des auteurs (spécialistes, firmes pharmaceutiques, etc.) et au cours du temps. On ne sait plus à qui se référer. A tel point que certains groupes se sentent obligés de réinventer la roue alors qu’il y a peut-être sur le sujet un consensus méconnu (voir à ce propos l’encadré sur les actes préventifs de base).
Il faut savoir parler de prévention à ses patients. Faut-il aborder le sujet de la mammographie, par exemple, avec une patiente venant pour une angine? Pour certains, cela paraît difficile, pour d’autres pas du tout. Il faut aussi pouvoir contacter l’ensemble des patients concernés par une même problématique. Ce n’est pas simple. C’est pourquoi, plutôt que faire un peu de tout, il vaut sans doute mieux commencer par travailler sur un thème de prévention et essayer de mener celui-ci à bien.
Une campagne médiatique peut parfois aider le médecin généraliste dans sa démarche de prévention. Mais ce n’est pas l’essentiel. Par contre, ce qu’il faut absolument, c’est que le médecin soit lui-même convaincu de l’efficacité de l’acte préventif qu’il pose. Dès que le médecin y croit, cela marche!
La prévention n’a pas de résultats palpables comme en a le curatif. De plus, en matière de dépistage, le patient n’est pas nécessairement reconnaissant lorsqu’on lui trouve un problème de santé qu’il ignorait. Ce n’est donc pas valorisant pour le médecin.
Les médecins font de la prévention, mais de manière très différente les uns des autres. Ils sont très individualistes . Pour travailler ensemble dans ce domaine, il est nécessaire de créer une ambiance de confiance dans le groupe, de façon à ce que chacun puisse s’exprimer sans crainte.Un appel est lancé aux membres et responsables de dodécagroupes intéressés, pour qu’ils s’associent à la démarche. L’Institut de médecine préventive proposera un soutien effectif à ces groupes (voir encadré). Pour en savoir plus, vous pouvez vous adresser au Dr Pascale Jonckheer, SSMG, rue de Suisse 8, 1060 Bruxelles.

Ce programme est subventionné par la Communauté française. (1) Le Dodécagroupe est un groupe fermé d’environ 12 médecins se réunissant en moyenne dix fois par an, autour de leur animateur, pour aborder un sujet médical selon une optique essentiellement pratique. Les médecins de famille y sont co-gestionnaires de leur formation. La garantie de la qualité scientifique est assurée par la présence d’un expert. Le programme des sujets de réunions est établi à l’avance. Les thèmes sont proposés par les participants en fonction de leurs besoins.
(2)Pour groupe local d’évaluation de la pratique médicale. L’accord national médico-mutuelliste prévoit que le médecin qui souhaite être accrédité prête son concours à des initiatives d’évaluation de la qualité organisées par les pairs.
L’accréditation est un label de qualité attribué aux médecins qui répondent à certaines exigences. Le GLEM est un groupe monodisciplinaire, local ou locorégional, de 8 à 25 médecins.

Les axes de collaboration proposés par l’Institut de médecine préventive

Rencontrer les membres des dodécagroupes volontaires pour définir avec eux la logique du projet
Les membres du dodécagroupe assurent eux-mêmes la mise en place d’un projet local. La mise sur pied d’une cellule de 2 ou 3 membres désignés comme responsables du projet est souhaitée. L’expérience de 1999 nous montre en effet que la dynamique du groupe se voit renforcée lorsque quelques personnes se soutiennent.Préparer les animateurs volontaires à la démarche de projet, notamment sur le plan méthodologique (comment définir un objectif, etc.):

  • en proposant une formation de base aux animateurs volontaires;
  • en proposant un accompagnement méthodologique des animateurs volontaires par un permanent de la SSMG;
  • en proposant des outils que les animateurs pourraient finaliser entre eux en fonction de leurs besoins (résumé des enquêtes sur les difficultés des médecins généralistes en matière de médecine préventive, présentation d’un échéancier “ papier ” et d’échéanciers informatisés, grille d’items préventifs en médecine générale, présentation d’actions concrètes réalisées en médecine générale, présentation du Guide canadien de médecine préventive…) ;
  • avec l’aide de personnes-ressources extérieures, ayant une maîtrise de la gestion de projet et de la dynamique de groupe.

Travailler les difficultés que les médecins généralistes rencontrent quand ils veulent pratiquer régulièrement et utilement des actes de médecine préventive :

  • identifier ces difficultés et en discuter pour les dépasser;
  • insister sur les attentes des patients et motiver les médecins en soulignant la valorisation de leur image face à leurs patients et le bénéfice en termes de santé publique; travailler avec eux le dialogue et la participation des patients.

Assurer que chaque projet s’inscrive dans un consensus scientifique
En effet, notre phase-pilote nous a appris que le consensus de certains groupes s’établissait sur des thèmes non reconnus comme prioritaires.
Une proposition de 5 ou 6 thèmes de prévention devrait limiter le choix en fonction de critères scientifiques d’efficacité et de faisabilité.
Chaque dodécagroupe consacre une soirée à définir ses objectifs, un thème (par exemple la vaccination, la mammographie, etc.), ses stratégies, ses méthodes, etc. en sachant qu’atteindre un consensus n’est pas toujours possible.Proposer un contrat d’engagement réciproque ‘dodécagroupe – SSMG’
Pour sa part, la SSMG assure la mise à disposition des moyens et chaque dodécagroupe s’engage à assurer le suivi du projet choisi pendant un minimum de 2 ans. Cela implique de consacrer régulièrement une partie du temps de travail du dodécagroupe à l’évolution du projet et aussi de réaliser une évaluation trimestrielle de ce dernier.Organiser les échanges d’expériences entre dodécagroupes participants