Février 2007 Par J.-A. BURY Réflexions

Pourquoi ce titre quelque peu provocateur? Parce que, à la lecture des objectifs des villes santé, il m’est venu un doute que je pourrais exprimer de deux façons: par exemple que les objectifs de villes santé se situent entre prévention médicalisée et développement durable, sans lien visible avec la santé; ou pour le dire autrement: comment garder ou trouver une identité professionnelle dans l’intersectoriel?

Villes santé: quatre défis (au moins)

Quels sont en effet vos objectifs dans l’engagement face à la promotion de la santé?
Premièrement «intervenir dans le domaine des politiques publiques en faveur d’un engagement politique clair… pour la justice sociale».
Deuxièmement «dénoncer les pratiques… qui engendrent les inégalités».
Troisièmement «contrer les pressions en faveur des produits dangereux, des conditions de vie malsaines, d’une nutrition inadéquate».
Quatrièmement «oeuvrer pour la réorientation des services de santé».
Ces objectifs, qui se situent dans la droite ligne de la charte d’Ottawa, soulèvent quelques inquiétudes, en particulier par rapport au modèle de développement économique, qui semble, malgré les résistances altermondialistes, dominé par des modèles ultra- ou néo-libéraux; il me semble y avoir dans ce climat un risque que vos objectifs vous fassent fortement associés d’emblée à un côté de la vie politique des Etats, des régions ou des villes. Ainsi Edmond Hervé constatait-il que «la loi du marché étale la ville, augmente les inégalités» et doit donc être contrebalancée sinon contrée «par une politique sociale».
L’approche générale de promotion de la santé tend à privilégier la participation et par là une forme de démocratie directe plutôt que la démocratie représentative; en ce sens cela se situe donc en dehors sinon contre les partis politiques organisés et également en dehors sinon contre les organisations syndicales. Ainsi Réal Lacombe parlait-il d’un nouveau partage des pouvoirs et des ressources entre gouvernements et citoyens, entre professionnels et clients.
La plupart des partis politiques se réclament de la démocratie et au cours des campagnes électorales on pourrait presque dire que la revendication qu’il y ait davantage de démocratie est une revendication permanente de ceux qui cherchent à être élus. Mais ce caractère permanent de la revendication n’est-il pas l’aveu même qu’ils n’y arrivent donc jamais?
Or il faut garder à l’esprit à quel point, dans ce domaine, des tentatives d’augmentation de la participation directe des citoyens et de leur empowerment qui échouent, et dont les échecs sont mal gérés, se paient de démobilisation, de découragement et surtout d’une augmentation du sentiment d’impuissance, ce que Little appelle le «dysempowerment» (qu’il conviendrait me semble-t-il d’écrire «disempowerment»).
Sur le troisième objectif, celui de changer les pratiques industrielles et commerciales, les risques sont aussi grands, ainsi que le montre l’action des lobbies industriels, autant auprès d’organisations internationales comme l’Organisation mondiale du commerce mais aussi l’Organisation mondiale de la santé, que du monde politique, des médias, des scientifiques, de la population elle-même. Ceci a été amplement démontré dans le cadre du tabac, mais s’observe autant en ce qui concerne l’agroalimentaire, le secteur automobile et du transport en général, les médias, etc.
La réorientation des services de santé est restée probablement l’objectif le moins actif depuis Ottawa, il y aura bientôt 20 ans. S’agit-il de changer les médecins, de changer l’hospitalocentrisme et surtout la hiérarchie du monde médical dominé par la médecine spécialisée avec au sommet de la pyramide les CHU?
Ceci n’est d’ailleurs pas sans rapport direct avec le monde politique, toujours prêt à s’afficher avec l’un ou l’autre professeur. Il faut se rappeler par exemple que l’on trouve toujours un ministre pour inaugurer un hôpital et qu’il est singulièrement moins facile d’en avoir un pour célébrer une fermeture!
On connaît aussi dans la plupart des pays les valses budgétaires entre coupures de budget des hôpitaux suivies dès le changement de gouvernement par la restauration sinon l’augmentation de ces mêmes budgets.
La grande question qui résulte pour moi de toutes ces inquiétudes est la suivante: où diable allez-vous trouver des alliés puissants?
Sans doute pouvez-vous penser à la population, au nom de l’intérêt de laquelle vos actions sont entreprises. Mais peut-on ne pas garder en mémoire que la population est peut-être en fait souvent «inconstante»?
Non pas au sens familier mais un peu méprisant que le terme a souvent, mais avant tout parce que le genre de combats qui viennent d’être évoqués implique notamment une constance sur de longues années, ce qui suppose d’avoir les moyens de cette constance (Bury 2004 (1)). Et donc peut-être au moins faut-il s’appuyer sur des associations, qu’elles soient associations de patients, d’usagers des services de santé, de consommateurs en général ou de citoyens.

La promotion de la santé: six questions (au moins)

Je voudrais aussi évoquer une série de questions qui me semblent comporter certains risques.
Tout d’abord, la tendance à associer politique de prévention avec politique de promotion de la santé . La question pour moi est de savoir si l’on peut faire à la fois une politique de prévention et une politique de promotion de la santé, et si c’est oui, à quelles conditions.
En effet la prévention porte bien sur la prévention des maladies et la promotion de la santé porte bien sur la santé. On se trouve ainsi à vouloir considérer autant le négatif que le positif, avec un postulat sous-jacent qui est que santé et maladie se situeraient sur un continuum, c’est-à-dire sur une dimension unique bipolaire.
Or je suis de ceux qui pensent que la santé est globale et multifactorielle et que de ce fait il n’y a pas de continuum pour les sujets. Cette vision du continuum implique aussi que la maladie est vue comme une perte, et uniquement comme une perte, et nie jusqu’à un certain point le fait que la maladie peut être l’occasion d’un nouveau départ vécu positivement. Ce que tant de patients années après années ne cessent pourtant de répéter aux soignants. Cette approche de la prévention comporte aussi la tendance à concevoir les risques de santé comme des choses à éviter, de rechercher alors l’éradication des risques plutôt que l’éducation à la gestion des risques.
La prévention des maladies reste sous-tendue par le modèle épidémiologique et biomédical dominant, les facteurs individuels de risques des maladies, une approche verticale par programmes, visant les fonctions, les organes, une population objet; alors que la promotion de la santé repose sur un modèle global et humaniste, une approche horizontale intersectorielle par milieux, avec une population sujet.
En prévention, on recherche d’abord l’efficacité technique à court terme spécifique sur indicateurs épidémiologiques tels l’espérance de vie plutôt que l’efficacité globale à long terme sur qualité de la vie (liée à la santé). De même, en prévention, on privilégie des modèles de planification sanitaire comme le changement planifié et la planification directive, et non le changement émergent et la planification participative et incitative. (top down ou bottom up) (2).
La deuxième question que je souhaite aborder est celle de la continuité que je crois profonde entre patients , usagers , consommateurs et citoyens , et de la même façon entre associations de patients, associations d’usagers et associations de citoyens. Les fondements en effet me semblent être les mêmes: il s’agit d’un déplacement sur l’axe dépendance – autonomie vers la participation mutuelle, la responsabilisation et aussi un modèle global de santé. C’est la raison pour laquelle la promotion de la santé comprend aussi bien la promotion des droits des patients que celle des droits des citoyens et par là, la citoyenneté de la santé. Il s’agit bien d’une problématique constante qui est la participation éclairée des individus et des groupes qu’ils forment à la prise et la gestion des décisions qui les concernent.
Quand je parle ici de participation, il s’agit d’une participation réelle des patients, par exemple dans une négociation entre patients et professionnels pour aboutir à ce que les économistes appellent un service co-produit.
Il s’agit en politique de santé de faire entendre la parole des patients, de défendre les droits des patients, de leur donner accès à l’information et au pouvoir de décision dans le système de soins (3).
Troisième question, celle du débat récurrent entre l’individuel et le collectif .
Il y a dans ce vieux débat trop souvent une polarisation des approches entre le développement des attitudes individuelles («la promotion de la santé vise à favoriser chez les individus l’apprentissage de modes de vie sains») et la responsabilité des environnements («permettre aux communautés d’aménager leur environnement et de promouvoir l’inscription de la santé dans les politiques sociales et les décisions collectives»).
Or je défends que cette opposition est idéologique et non scientifique, qu’elle n’est démontrée ou soutenue par aucune évidence. Au contraire le pragmatisme qui découle de l’approche systémique et les données d’observation qui résultent des évaluations de programmes indiquent que l’efficacité la plus grande est d’agir à la fois sur l’individuel et le collectif d’une façon congruente. On ne peut manquer à ce propos de se référer par exemple aux études sur l’investissement dans le capital social.
Quatrième question, celle de la participation qui implique donc que la personne soit au centre du système comme sujet et acteur du système social. Mais une difficulté vient de ce que les systèmes publics européens, même s’ils sont davantage marqués d’un souci social que les systèmes américains, sont quand même des systèmes verticaux avec des modes de gestion de type direction et contrôle. Cela tient sans doute à ce qu’ils sont en grande partie étatiques et donc bureaucratiques. Or il est de plus en plus démontré que les problèmes requièrent des approches horizontales fondées en priorité sur le travail en réseau et la confiance; cela implique donc de rediriger le travail des structures institutionnelles et des politiques formelles vers des modes d’organisations sociales interinstitutionnelles.
Les risques d’échec sont évidemment très grands compte tenu des résistances bien connues au changement, surtout dans la fonction publique, et particulièrement quand il s’agit de perte de contrôle pour ne pas dire de pouvoir. Mais cela comporte des implications éthiques pour les intervenants en promotion de la santé, liées au risque de soulever des attentes et de provoquer des déceptions. Pour le monde politique, l’aspect inquiétant est d’assister à une transformation des attentes de la population en demandes articulées qui peuvent être ressenties comme menaçantes.
Cinquième question, celle de l’intersectoriel : comment gérer au mieux l’intersectoriel et notamment dans la durée? Faut-il institutionnaliser des formules comme la double appartenance ou du moins un grand degré d’indépendance des chefs de projet, la gestion par des organes interdépartementaux mais avec un chef de projet responsable, clairement identifié et possédant un degré d’autonomie qui porte au moins sur l’autonomie budgétaire?
Mais il faut le faire sans ignorer l’inévitable compétition entre les personnes, entre les associations ou entre les institutions; en sachant aussi la difficulté pour les institutions, particulièrement pour les administrations, de reconnaître le rôle fondamental des personnes. La question est souvent d’identifier les «bonnes» personnes dans les institutions plutôt que de laisser les «bonnes» institutions identifier les personnes.
Les liens entre les approches intersectorielles menées avec des visées de changement de politiques publiques et les leaders politiques comportent en eux toute une série de risques liés notamment aux changements politiques périodiques. Mais ce champ de questions sur la continuité se retrouve souvent aussi avec des chefs de projet qui poursuivent également une carrière personnelle; or étant donné que la durée de vie d’un chef de projet est souvent inférieure à la durée du projet lui-même, se pose alors la question du passage de relais pour assurer la continuité du projet.
La prédominance de l’intérêt du projet sur les intérêts personnels ne me semble pas assez affirmée d’une façon très volontariste et contraignante. Il faut à tout le moins par exemple maintenir le nom du projet, notamment pour sa lisibilité pour la population, ce qui est souvent en contradiction avec le désir des politiques d’afficher leur nom associé à celui d’un projet; du côté du projet lui-même il faut s’inquiéter de la précarité fréquente des subsides, laquelle implique souvent la précarité des personnes ressources.
Enfin, et ce n’est peut-être pas le moindre risque de l’intersectoriel, c’est celui de l’extension du champ qui me semble entraîner le risque d’une dilution de la spécificité, de la compétence, de la légitimité, et de la crédibilité.
La sixième et dernière question que je souhaite aborder est celle des liens entre la promotion de la santé , la recherche et les évaluations . Il y a un besoin essentiel et je crois indiscutable de recherche, mais encore faut-il que la recherche soit pertinente et notamment porte sur ce qui est le plus nécessaire et le moins connu, je veux dire l’efficacité et l’efficience des programmes et des interventions; il s’agit donc en premier de ce qui est souvent appelé les recherches stratégiques et aussi ce qui concerne la recherche participative plutôt que des recherches académiques habituelles.
Ici il faudra convaincre le monde académique (chercheurs et organismes de subsidiation de la recherche) que la publication dans la revue disciplinaire n’est pas le but suprême de l’existence. Il faut, comme le disait R. Lacombe, que la recherche des évaluations de programmes participe au développement des connaissances et contribue à ce qui est souvent maintenant regroupé sous le vocable de gestion de la connaissance.
De la même façon, il est essentiel me semble-t-il d’investir largement dans l’affirmation de modèles nouveaux d’évaluation qui soient pleinement pertinents à la promotion de la santé. Le développement de ce secteur depuis 10 ans est rassurant, même s’il n’a pas encore abouti à une reconnaissance pleine. Il est essentiel aussi qu’il inclue des évaluations économiques. Celles-ci seront indispensables comme le disait encore R. Lacombe pour convaincre les décideurs d’investir et, comme le soulignait Roderick Lawrence , notamment dans les infrastructures publiques.
Bien sûr, il faut des évaluations qualitatives, qui sont probablement le seul garant pour trouver le sens, mais ceci ne peut exclure le quantitatif. Encore une fois, on se trouve en face d’un débat dépassé. Même si la littérature des dernières années abonde d’arguments en faveur de cette complémentarité et propose des modèles d’intégration entre les deux approches, la réalité n’en montre pas encore l’évidence. Ceci à mon avis essentiellement parce que les formations des chercheurs sont presque exclusivement dans l’un ou l’autre domaine et non dans les deux à la fois. Le rôle, dans les années qui viennent, de la prise en compte des données probantes me semble incontournable. Le débat ne doit pas être à ce niveau de la nécessité des preuves, mais au niveau de la nature des preuves: celle-ci doit se situer précisément comme un champ d’intégration de modèles complexes prenant en compte aussi bien le qualitatif que le quantitatif. Parce que les situations sont complexes et contextualisées et que les interventions se font en milieu naturel et s’inscrivent dans la durée. Il me semble qu’une des voies les plus prometteuses est celle de la synthèse cumulative d’évaluations de différents types, incluant les rapports des équipes de terrain. (voir notamment Bury 2003 (4)).
Pour terminer plutôt que pour conclure, je resterai sur une question: une politique de santé peut-elle ne pas être politique?
La nouvelle santé publique est peut-être en train d’accompagner l’émergence de la citoyenneté de la santé et de la démocratie sanitaire. Villes santé me semble être au coeur de ce mouvement. Il faudra bien finir par reconnaître que c’est sans doute là le moyen essentiel pour atteindre de façon significative l’amélioration de la santé de la population.
Jacques A. Bury , Consultant auprès de la Direction générale de la Santé du canton de Genève
Texte d’une intervention prononcée à Bruxelles le 24 mars 2004 à l’occasion du 7e Colloque francophone des Villes Santé de l’OMS et des Villes et villages en santé. Il a déjà été publié dans le numéro 36 de Santé conjuguée, en avril 2006.
Adresse de l’auteur: ProPos, Association pour la Promotion des Politiques de Santé, 20 rue des Caroubiers, 1227 Carouge, Suisse. Courriel: jacques.bury@proposante.ch. Internet: http://www.proposante.ch

(1) Voir notamment la conférence «Voies et moyens pour promouvoir efficacement la santé», prononcée à la journée nationale suisse de promotion de la santé, Lugano, janvier 2004, dont les dias sont accessibles sur http://www.promotionsante.ch/fr/activities/conference/2004/default.asp .
(2) Ce débat a fait l’objet d’une présentation ici résumée à un séminaire avec Promotion Santé Suisse et le Projet de politique nationale de santé en Suisse (octobre 2002)
(3) Voir notamment Bury J.A.: Education thérapeutique et démocratie sanitaire: du quotidien au politique. Revue francophone de psycho-oncologie (4):113-119, 2003.
(4) Bury J.A. Evidence base in health promotion: why bother? Soz .- Präventivmed . 48 (5):277-278, 2003.