Le 22 avril dernier, Education Santé a pu s’entretenir avec Julie Papazoglou et David Hercot. Les conseillers du cabinet conjoint d’Alain Maron (ministre de l’Action sociale et de la Santé) et Barbara Trachte (secrétaire d’État à la Transition économique et à la Recherche scientifique et Ministre-Présidente de la COCOF) ont piloté la réforme. L’occasion de détailler la mise en place du plan social santé intégré (PSSI), ses difficultés et de faire le bilan de la législature.
ES : Le PSSI lie social et santé, pour inciter la première ligne à prendre en compte les déterminants sociaux de la santé. Qu’est-ce qui a motivé ce choix politique ?
David Hercot : Au moment de négocier l’accord de majorité, le gouvernement précédent venait de mettre en place le plan santé bruxellois, le plan de lutte contre la pauvreté et le plan promotion de la santé. Mais à travers leurs memoranda et leurs plaidoyers, les secteurs sociaux et sanitaires constataient que toute une série d’acteurs ne se parlaient pas assez.
Parmi eux, le Conseil bruxellois de coordination sociopolitique (CBCS ) plaidait pour une approche intégrée social et santé, pour travailler une programmation, une cohérence et s’assurer que l’offre de soins et de services soit présente partout. On s’est dit qu’il fallait sortir du paradigme du soin pour embrasser une approche transversale sur les soins centrés sur les objectifs de vie (“goal oriented care”) comme le définit la Fondation Roi Baudouin. Cela impliquait de faire évoluer les plans existants pour mettre en place une programmation social-santé intégrée pour toute la région et pour tous les Bruxellois.
Comment avez-vous procédé ?
Julie Papazoglou : Le PSSI est issu d’un travail de concertation qui a été lancé au moment des Etats généraux du social et de la santé avec l’aide d’Indivil, un opérateur externe aguerri à tout ce qui est méthodologie participative. L’idée était de faire émerger les besoins du terrain en s’appuyant sur la richesse et l’histoire de l’associatif bruxellois. Parmi les huit groupes de travail, un était dédié à la promotion de la santé, et un acteur de ce secteur était présent dans chacun des autres groupes.
Au cours des échanges (dont une partie a dû se dérouler en visio en raison du Covid), il est apparu que les méthodes de la Promotion de la Santé devaient être les principes structurants du PSSI. Tout le monde y a adhéré, que ce soit l’ambition d’augmenter le niveau de littératie en santé, l’approche par les démarches communautaires, ou la volonté de réduire les inégalités en santé en travaillant sur les déterminants sociaux et environnementaux de la santé.
Deux concepts structurants ont émergé au cours des discussions : l’universalisme proportionné et la responsabilité populationnelle qui doivent permettre de garantir l’intersectorialité et une offre de soins et de services adéquate.
Le PSSI vise à créer de la cohérence entre les différents types d’acteurs, entre la promotion de la santé et l’ambulatoire, entre l’opérateur et l’hôpital, entre la santé mentale et la santé organique.
Au sens institutionnel, il crée une nouvelle articulation entre les trois administrations qui régissent les compétences social-santé à Bruxelles – Cocof, Cocom et au sein de celle-ci Iriscare/Vivalis – pour davantage de lisibilité.
La plupart des arrêtés ont été publiés au Moniteur belge depuis le mois de janvier. Le secteur de la promotion de la santé était enthousiaste que l’approche promo santé soit le “fil rouge” du PSSI, mais les acteurs se demandent comment ils vont s’intégrer concrètement dans le dispositif. Qu’est-ce qui est prévu ?
JP : J’ai l’impression que la difficulté a émergé quand le secteur ne s’est pas retrouvé dans l’axe 3 du PSSI qui définit la territorialisation de la première ligne de soin. Le secteur de la promotion de la santé, se retrouve plutôt dans l’axe 1 du PSSI (déterminants de la santé et prévention), qui reprend entièrement le plan Promotion de la Santé. Le plan opérationnel comporte 248 mesures en ce compris les mesures du Plan Promotion de la Santé.
Nous avons renforcé le secteur qui réunit plus de 40 acteurs, avec un budget propre de 6 millions, 10% d’augmentation budgétaire cette année et la création de deux nouveaux services supports. On essaie même de s’articuler avec des financements Cocom pour que certains services se bi-communautarisent et soient plus ouverts vers des services social-santé de la COCOM.
Les acteurs de la Promotion de la Santé doivent prendre leur part, parce que sans eux la première ligne aura du mal à travailler. Il faut qu’ils soient en back up pour les accompagner et les former.
DH : Je pense que l’incompréhension est venue du fait de ne pas se voir dans le découpage des territoires. L’axe 3 sur la territorialisation a fait beaucoup jaser. Or, ce n’est pas l’alpha et l’oméga du PSSI
Nous avons posé le cadre. C’est à partir de ce cadre que chacun va réfléchir et se positionner : est-ce que je suis un acteur du quartier, du bassin ou régional ou de plusieurs quartiers ? On n’a pas pris la décision à la place des acteurs, on veut construire cela avec eux au cours des prochaines années. C’est en partie le travail de Brusano mais aussi des administrations de réfléchir : comment est-ce qu’un acteur X ou Y qui est déjà financé aujourd’hui se positionne le mieux pour être le plus efficace ? Est-ce qu’il travaille au niveau d’un quartier, de plusieurs quartiers, voire au niveau de la région ? Au sein d’une même asbl on peut avoir une partie des missions qui sont locales, et d’autre régionales. Ce n’est pas du tout incompatible ou exclusif.
Les acteurs se demandent aussi comment ils pourront dégager du temps pour assumer a priori des nouvelles missions et envoyer des représentants dans les futurs lieux de coordination. Que leur répondez-vous ?
DH : On ne va pas demander aux 4000 acteurs du social santé de se réunir dans tous les sens. C’est le rôle des référents-quartier, des antennes-bassin, de la coordination Brusano et des conseils consultatifs existants d’aller vers les acteurs et de faire du lien. On a donné l’impulsion et les moyens pour petit à petit mettre en réseau les acteurs qui sauront mieux qui fait quoi, ce qu’il manque dans le quartier.
JP : Chaque quartier, via les CLSS (18 sur les 56 prévus), dispose d’un référent quartier. Il effectuera un diagnostic du quartier, analysera les problématiques social-santé et les pratiques des acteurs locaux, et proposera un Contrat Local Social Santé (CLSS). Une petite équipe de Brusano coordonnera ce qui se fait dans chacun des cinq bassins. Chaque antenne-bassin disposera d’un “conseil des soins” qui aura vocation à coordonner la prévention et la première ligne en tenant compte du maillage social-santé existant. Chacun peut participer à ce conseil ou non, en fonction de son champ d’action et de son besoin de nouer des partenariats.
Cette architecture vise à adresser la question du non-recours. L’idée est de ne plus laisser personne de côté : ceux qui ne vont pas vers ces services, ceux que des services refusent d’accueillir parce qu’ils se sentent dépassés, ceux qui vont uniquement aux urgences par exemple, ou ceux qui ne bénéficient pas d’un accueil inconditionnel auquel ils auraient droit, qui n’ont pas de suivi, ne se font pas vacciner ou soigner.
Pour les situations les plus difficiles, le PSSI prolonge l’existence du helpdesk, géré par Brusano qui facilite le travail intersectoriel et des case manager pour les individus les plus fragilisés. Pourquoi ?
JP : Le PSSI voulait formaliser ce qui se fait déjà dans de nombreuses situations. Si on prend l’exemple d’un planning familial, il lui arrive de recevoir une femme pour une IVG qui se révèle victime de violences conjugales et criblée de dettes. Avec le PSSI, on dégage des moyens supplémentaires pour aider les acteurs à faire de l’interdisciplinarité. Les équipes vont pouvoir s’appuyer sur Brusano qui va faciliter leur boulot quand ils seront face à la personne qui est dans le besoin.
DH : Ce travail de coordination permettra aussi de structurer le soutien aux équipes associatives qui connaissent un fort turn over. On essaie de systématiser le soutien, de mettre en place un mécanisme universel qui sera attaché aux structures et pas aux personnes. Cela permettra aussi de réduire la charge de travail des nouveaux acteurs qui doivent créer un réseau.
JP : Par exemple quand on a fait le diagnostic CLSS à Forest, on s’est aperçu que le juge de paix était amené à devoir prendre des jugements d’expulsion de locataires, dont certains avaient développé le syndrome de Diogène. Or Forest Quartier Santé (devenu le CeRAPSS) et le Smes ont une expertise sur le sujet, mais elle n’avait pas percolé vers les assistantes sociales des CPAS ou les services de santé mentale. Notre but est de collecter tout ce qui se fait par les experts, les services supports, et que ce soit connu dans tous les bassins. On espère renforcer ainsi l’agilité de l’associatif.
Certains observateurs se demandent pourquoi le PSSI ne s’appuie pas sur les communes pour se déployer, plutôt que de se déployer par bassins puis territoires. Les communes n’ont pas de compétences santé attribuées mais elles disposent de leviers d’action publique pour intervenir sur tous les principaux déterminants socio-environnementaux de la santé (logement, action sociale, cadre de vie, petite enfance, école, sport …) ?
DH : Les CPAS ont apprécié de voir leurs moyens renforcés pour la coordination sociale en début de législature. Mais ils ne comprennent pas forcément la démarche quartier. On aimerait que cette réflexion sur l’offre par rapport aux besoins soit universelle. Pour des grosses communes comme Bruxelles, Anderlecht, Molenbeek, Uccle, cela fait sens, certaines avaient déjà ce type de découpage. D’autres s’interrogent.
L’idée d’avoir des quartiers de 10 à 30 000 habitants permet de mieux répondre aux besoins locaux. Il pourra y avoir des sous-quartiers avec une diversité de l’offre, avec plusieurs maisons médicales, etc… ce n’est pas monolithique. Ça permet de se rapprocher des habitants et d’avoir des acteurs et des services publics pour faire réseau.
JP : Le découpage de la Belgique et de Bruxelles en communes date de 1830 et précède la fédéralisation de l’Etat belge. Les 19 communes existantes sont fort politisées et par essence, le CPAS est une chasse gardée. Se décaler de ce découpage et de la coordination sociale des CPAS, permet aussi de créer une nouvelle logique liée aux impératifs de santé publique.
DH : Et à l’inverse, la même critique revient par rapport à la création des bassins. Il est très difficile de gérer 1,2 millions d’habitants, avec le nombre d’association que cela représente, la diversité. Dans la réforme de l’Etat, on a hérité de structures au niveau bassin (Réseau multidisciplinaires locaux, certaines antennes 107), la logique d’avoir un territoire de 100 à 300 000 habitants préexiste. C’est un bénéfice pour les petites communes de renforcer les coopérations intercommunales en social-santé. L’arrêté passera au Moniteur belge en juin, mais cela prendra 5 ans à 10 ans à se mettre en place.
Quel bilan tirez-vous de la législature ? En y repensant, auriez-vous fait certaines choses autrement ?
DH : Le Covid nous a fort changé tous. On n’a pas fait les choses comme on les avait imaginées. La pandémie a accéléré la nécessité d’allier social et santé. Nous avons réussi à créer un nouveau cadre juridique, à stabiliser et prolonger les budgets d’urgence dégagés pour le covid. On ne pensait pas réaliser autant en 5 ans. C’est vertigineux.
JP: On aurait dû passer plus de temps avec les acteurs de la promotion de la santé – pour expliquer les intentions, les chapitres, les budgets attenants à chacun des quatre axes. Sur le fond, le cap a été maintenu coûte que coûte. Sur la forme, je pense que le texte véhicule tout un tas de craintes et d’inquiétudes qui ne correspondent pas à la réalité.
DH : On pensait avoir fait assez. On a organisé les ateliers du changement, mais ne sont venus que les acteurs qui pouvaient ou voulaient venir.
JP : Les secteurs de la promotion de la santé et de la santé mentale semblent avoir les mêmes craintes d’être “dilués”. On a pourtant mis des priorités politiques dans le plan promotion santé pour qu’ils soient intégrés. En termes de clarté et de mises en œuvre, je ne sais pas ce qu’on aurait pu faire de plus. Est-ce que ce sentiment d’insécurité est lié à la régionalisation de la promotion de la santé, au fait de devoir rendre des comptes à deux tutelles différentes ? Ou au fait que la première ligne se mette à faire de la promotion de la santé ? C’est pourtant dans l’intérêt de tous que le système soit intégré.
Quelques références :
Le CBPS publie le découpage territorial définitif
Question Santé a consacré un numéro spécial très accessible et didactique dans Bxl Santé en mars 2024
Retrouvez aussi l’article d’Education Santé paru en janvier 2023