De Freinet à Montessori en passant par Steiner, les pédagogies actives et positives prennent des formes diverses, selon l’interprétation qui en est faite. Mais peut-on pour autant affirmer qu’il n’y a que du bon à tirer des différentes pédagogies positives ? Comme pour bien des choses, la réponse est évidemment très nuancée. C’est ce qu’expliquait Bruno Humbeeck, psychopédagogue et écrivain, lors d’une conférence intitulée « Les travers de la pédagogie positive », organisée par l’espace Parents-Thèses.
Pédagogie positive ou manière positive de faire de la pédagogie
D’entrée de jeu, le psychopédagogue interroge son public afin de savoir à qui il a affaire : « Qui a le sentiment d’être fan de pédagogie positive dans cette salle ? » Des bras se lèvent parmi une assemblée relativement homogène : beaucoup de couples, plutôt jeunes, et issus de la classe moyenne blanche. Au premier rang, une jeune maman convaincue exprime dès le départ son engouement pour les pédagogies positives. Le ton est donné.
Bruno Humbeeck précise : pour lui, le concept de pédagogie positive est bon et ne pose pas de problème dès lors qu’il ne va pas dans les excès. « Elle doit être surveillée, tempère-t-il, mais certainement pas supprimée. Les idées de pédagogie bienveillante et de bienveillance dans la pédagogie, ce sont des avancées qui sont évidentes. Il ne s’agit pas de revenir en arrière, à une pédagogie à l’ancienne, mais de se demander en quoi une pédagogie positive peut être le creuset de ce qu’on appelle une babycratie.». Un terme inventé sur base de « baby » : le bébé, et de « cratos » : la puissance, le pouvoir.
« La pédagogie positive me pose problème, d’abord, dans son appellation de pédagogie « positive » qui sous-entend que toutes les autres sont négatives. Et puis parce qu’en français, est positif ce qui est incontestable, considéré comme un fait avéré, et qui produit toujours un avantage. »
La babycratie, terreau des travers de la pédagogie positive
Ce vaste concept est dans le prolongement de celui d’happycratie (forme d’injonction sociétale au bonheur et au fait de le montrer). La babycratie naît de ce que Bruno Humbeeck appelle l’hyper-parentalité « Ce n’est ni une maladie, ni une dérive, ni une tare, c’est juste une caractéristique. Elle est liée au fait que lorsqu’on a un enfant, on l’a généralement désiré, et on l’a même souvent « programmé ». Il est convoqué à naître. Nous sommes donc terriblement investis par l’idée que, s’il vient sur terre, c’est notre responsabilité puisque ce ne sont plus des accidents, ni même des heureux évènements, ce sont des convocations à naître. On est hyper-responsables de la vie de cet enfant. » L’hyper-parentalité s’ajoutant à l’happycratie, les conditions sont réunies. Vient alors la babycratie, c’est-à-dire le fait de mettre au monde des enfants heureux et destinés à l’être jusqu’à la fin de notre vie.
Parent-hélicoptère / Parent-drône
A l’origine des dérives, le conférencier identifie certains types de parents. Le parent-hélicoptère : celui qui contrôle constamment ce qui arrive à son enfant, et le parent-drône qui est le « modèle au-dessus ». « C’est le parent qui dit qu’il faut toujours le meilleur pour son enfant. La meilleure école, le meilleur stage, le meilleur enseignant… Et non seulement il lui faut le meilleur, mais il faut aussi que l’enfant le vive positivement, qu’il y trouve un plaisir absolu », explique Bruno Humbeeck. Et l’école va elle aussi se trouver confrontée au même type de message. « L’enfant doit apprendre des choses utiles à son développement. Pas question qu’il regarde Bob l’Eponge à l’école ou qu’il fasse des choses qui ne semblent pas rentables sur le plan cognitif. Mais il faut, en plus, qu’il ait du plaisir à le faire, vous imaginez ? ironise le psychopédagogue. Un apprentissage est aussi fait de moments difficiles. Et ça, le parent-drône va devoir l’accepter. »
Montessori : des travers très critiqués
Bruno Humbeeck admet ensuite ne pas se faire que des amis puisqu’il critique certains discours très populaires en pédagogie. Il en dénonce certains, jugés simplistes. Entre autres : l’idée selon laquelle l’enfant serait spontanément altruiste et capable d’autodiscipline. « Pour un parent-drône, évidemment, il est rassurant de penser que ses enfants vont avoir un « élan vital » qui les poussera à apprendre ce qui est utile pour eux, clame-t-il. En gros, si vous lui mettez un jeu vidéo et un jeu Montessori, il va se précipiter sur le jeu Montessori… Vous savez bien que ce n’est pas vrai. »
Plusieurs fois au cours de la conférence, le psychopédagogue reviendra sur Montessori, pédagogie qui, selon lui, cumule un grand nombre de travers. La raison en est, entre autres, qu’il faut replacer la pédagogie Montessori dans son contexte. Soit en 1921, avec Maria Montessori, l’une des premières femmes médecins en Italie, et sa méthode éponyme. Dans les faits, la médecin a très peu écrit, comme le souligne Bruno Humbeeck lorsqu’il demande au public qui a réellement lu Montessori. Il en ressort que ce que le grand public en connait, ce sont essentiellement des propos rapportés ou interprétés. Bien qu’ayant eu un rôle essentiel dans l’histoire de la pédagogie, les quelques textes que Maria Montessori a écrits ne pourraient être appliqués tels quels par un parent aujourd’hui. Pour le conférencier, le problème tient au fait que l’interprétation de cette pédagogie associée à une babycratie conduit à une attente d’un bonheur parfait, sans faille et … impossible à atteindre, donc générateur d’une certaine frustration.
Le battage médiatique qu’a connu Montessori mène à d’autres dérives. « On va vous vendre des jeux beaucoup plus chers sous prétexte qu’ils sont estampillés Montessori », déplore le psychopédagogue.
Techniques, méthodes, et système cadenassé
La grosse différence entre les pédagogies Freinet et Montessori, explique Bruno Humbeeck, est que la première offre des techniques, quand la seconde propose une méthode. « Les techniques de Freinet sont compatibles avec toutes les pédagogies que vous mettez en place. Tandis que Montessori a prétendu faire une méthode exclusive : si vous faites Montessori, vous ne faites que ça. Le système est complètement cadenassé. Et c’est ça que je critique dans la pédagogie positive, pas du tout ce qu’elle est en soi. » Selon lui, le problème apparaît dès lors que la pédagogie se montre radicale ou exclusive. « Le problème c’est quand on vient vous expliquer que c’est la seule pédagogie possible. Si vous observez Montessori remise au goût du jour, vous en observerez rapidement les dérives … ça répond parfaitement à ce que souhaite le « parent-hélicoptère » : l’enfant va s’auto-discipliner dans un environnement conçu parfaitement pour lui. »
Sanctions, punitions et apprentissages des limites pour l’enfant
A la question des limites et des sanctions, Bruno Humbeeck expose clairement son point de vue : il est nécessaire d’imposer des limites à un enfant. « La babycratie vient d’un excès de pouvoir, et d’un excès d’autorité donnés à l’enfant, précise-t-il.» Il critique notamment un titre basé sur la pédagogie Montessori qui affirme « L’enfant est le maître ». « Non, il n’est pas le maître, pas plus que l’adulte d’ailleurs ! s’exclame-t-il. Il s’agit surtout de produire une éducation émancipatrice. Dans une relation pédagogique saine, on a la maîtrise à tour de rôle. Le bonheur de l’enfant ne doit pas devenir le maître de votre vie. » L’essentiel est de le faire de façon bienveillante. La sanction ou punition ne doit pas être considérée comme un « gros mot », mais il faut évaluer l’endroit où la placer dans la pédagogie. « Evidemment, il faut qu’on comprenne ce qu’on fait quand on punit. Ça porte sur des règles précises et fait partie d’un système. » Il illustre cela avec un parallèle au code de la route et aux règles de circulation auxquelles nous sommes tous soumis. L’essentiel est que les sanctions soient correctement mises en place et expliquées. C’est-à-dire, une punition pour un comportement précis et pas parce que l’enfant n’a « pas été sage », par exemple.
Bruno Humbeeck donne l’exemple d’une dérive de la babycratie : « J’étais près d’un petit manège sur lequel une maman faisait des tours avec son enfant. Au bout d’un moment, l’enfant voulait un neuvième tour de manège, et la maman ne veut pas. Alors, il hurle comme un malade. Et là, la maman se met à genoux et lui dit « J’accueille ta colère ». Ça fait peur, je trouve. » Pour lui, ces comportements illustrent un manque de compréhension de la pédagogie et de l’éducation.
L’importance démesurée des émotions
L’un des aspects essentiels de la critique de la babycratie (et par extension, de certains aspects des pédagogies positives) faite par Bruno Humbeeck réside dans l’énorme importance donnée aux émotions de l’enfant par ses parents. Un exemple précis : l’incitation à la joie perpétuelle. « Vous avez énormément de livres qui disent « Eduquons dans la joie » ou l’« Ecole de la joie » … Evidemment que l’école n’est pas un lieu de joie continue et que de temps en temps on y est triste, on y a peur, on y est en colère, on vit des expériences qui font partie de l’ensemble de la palette des émotions. L’impératif de la joie est fatiguant, y compris pour celui à qui on le prescrit », détaille-t-il.
A contrario, la peur et la tristesse sont fuies à tout prix, ce qui selon lui conduira les enfants et les adolescents à chercher des expériences qui créeront cette peur ou cette tristesse, notamment au travers de films ou de séries. « Quand vous regardez des films qui vous font pleurer, vous êtes en train de jouer avec votre tristesse », ajoute-t-il. Grandir dans un climat sans peur mènerait à des dérives. « J’ai des enfants en consultation à qui je suis obligé de prescrire des jeux de zombie ! dit-il en souriant. Il faut qu’ils sachent qui ils sont face à la peur. » Ressentir ces différentes émotions a un rôle important dans le développement de l’empathie de l’enfant. Il conclura en disant « Faites peur à vos enfants, faites leur des cadeaux pourris, – rires dans l’assemblée – il vaut mieux qu’ils les reçoivent de vous que de la vie ! » A plusieurs reprises par la suite, il détaillera encore ce phénomène, qu’il nomme émocratie (pleins pouvoirs donnés aux émotions), et constitue la pierre angulaire des travers de la pédagogie positive.
La caricature de la pédagogie positive pour en expliquer les travers
La conférence se poursuit avec des exemples plus ou moins précis de cas dans lesquels les pédagogies actives/positives, poussées à leurs extrêmes, ont mené à des situations tantôt inefficaces, tantôt grotesques. Bruno Humbeeck rappelle néanmoins à plusieurs reprises qu’il caricature volontairement la pédagogie positive afin d’en accentuer les zones d’ombres. Une technique qui semble fonctionner, et provoque de nombreuses réactions (les rires ont ponctué la soirée). Et malgré leurs points négatifs, les différentes pédagogies positives et actives ont permis de « sortir de l’impérialisme des pédagogies assises (traditionnelles) ». Ce qu’il estime être une bonne chose.
Bilan ? Si Bruno Humbeeck critique avec verve les pédagogies positives, il en cible surtout les développements extrêmes et ne préconise à aucun moment leur disparition. Ce qui semble essentiel reste néanmoins la pondération et une certaine lucidité de la part de l’école, du parent et/ou de toute autre personne amenée à éduquer l’enfant, ceci afin de ne pas tomber dans l’excès. Il préconise l’alternance entre les pédagogies traditionnelles dites assises, et les « nouvelles » dites actives.
Si vous souhaitez lire l’analyse complète de Bruno Humbeeck sur la babycratie et les travers de la pédagogie positive, vous pouvez la retrouver dans son livre : “La dictature de la Babycratie. Heurs et malheurs de la psychologie et de la pédagogie positives.” (Aux éditions Renaissance du livre, novembre 2019)