Décembre 2024 Par Julie LUONG Politiques

Piétonnisation, ville sans voiture, végétalisation, création de pistes cyclables. Certaines tentatives pour créer des villes santé sont réussies, quand d’autres restent inabouties. Alors qu’en Belgique, les élections bruxelloises de l’année 2024 se sont en partie jouées sur le rejet du plan Good Moove, Charlotte Marchandise, directrice exécutive de l’European Health Association (EUPHA), rappelle que les politiques publiques sont un levier incontournable pour créer des villes plus respectueuses de la santé, de l’environnement, plus agréables à vivre et plus inclusives. A condition toutefois que deux impératifs servent de boussole : le bien-être des habitants et l’équité. Interview 

ES : Depuis quand les liens entre urbanisme et santé sont-ils étudiés ? 

portrait Charlotte Marchandise

C’est un débat ancien, qui date des débuts de la santé publique et plus précisément de la déclaration d’Alma-Ata de 1978 de l’OMS. La présidence finlandaise de l’Union Européenne de 2006 a marqué également un tournant important. Les pays nordiques et les Pays-Bas avaient déjà lancé le mouvement dans les années 80 en décidant de limiter la voiture et de promouvoir le vélo. Le Canada et certaines communes françaises, notamment Rennes, dont j’ai été maire adjointe, leur avaient emboîté le pas. Dans toutes les expériences réussies, c’est la politique qui rencontre la science. Et là, l’évidence saute aux yeux, on se dit « bon sang, mais c’est bien sûr ! » 

Un urbanisme favorable à la santé est aussi favorable à d’autres enjeux comme l’environnement, la qualité des interactions…  

Tout à fait. Un urbanisme favorable à la santé, ce sont aussi des villes où il y a moins de bruit, où l’on a une attention aux paysages, où les interactions sociales sont importantes, alors que l’isolement est aujourd’hui identifié comme l’une des causes de mortalité par l’OMS. Mais l’enjeu est de bien le faire : il ne suffit pas de mettre une piste cyclable pour avoir une ville favorable à la santé ! Au contraire, l’approche de l’urbanisme favorable à la santé, c’est de dire « le vélo c’est super, mais il ne faut pas oublier les piétons. » La question des plus vulnérables est fondamentale : quand on mise trop sur l’attractivité, on perd le concept de base de la santé publique qui est l’équité. Par exemple, les espaces verts, c’est bon pour la santé, c’est attractif, ça protège le climat, ça capte la pollution, mais si je plante les mauvaises espèces, je peux me retrouver avec des essences extrêmement allergènes. Quand la Métropole de Lyon a choisi de planter 980 bouleaux en 2011 dans le nouveau quartier Confluence, tout le monde est devenu allergique… Donc oui, dans l’urbanisme favorable à la santé, se cumulent la question des espaces verts, du bruit, avec celle des mobilités actives, mais aussi par exemple celle de l’ombre – les cancers de la peau étant en augmentation. C’est pourquoi aujourd’hui, on ne parle plus de santé dans toutes les politiques, mais de santé pour toutes les politiques. 

Un enjeu de l’urbanisme favorable à la santé consiste aussi à limiter le poids de certains déterminants défavorables, comme les déterminants commerciaux de la santé et notamment l’affichage publicitaire. 

Souvent les décideurs, les architectes, les urbanistes ne vivent pas dans les quartiers défavorisés où ces affichages sont omniprésents. Or l’enjeu de santé permet de rappeler aux acteurs locaux qu’ils ont du pouvoir et qu’au niveau local. On peut par exemple choisir de ne pas mettre de publicité sur les abribus aux abords d’une école. A l’échelle d’une ville, il existe aussi des leviers réglementaires très forts qui permettent par exemple de refuser l’implantation de fast food. Cela n’est pas seulement vrai pour l’urbain, mais aussi pour le rural. Je me souviens d’avoir donné une formation pour des directeurs d’hôpitaux dans laquelle je rappelais, au sujet de l’obésité, qu’elle n’était pas seulement liée au comportement individuel mais que les causes étaient multifactorielles. Certains avaient fait remarquer que n’importe qui pouvait quand même aller faire un tour le soir pour accomplir ses 10 000 pas… Mais si vous habitez à côté d’une route départementale où il n’y a pas d’éclairage, pas de trottoir, en fait, non, vous ne pouvez pas !  

Quels sont les facteurs qui amènent les décideurs politiques à s’engager dans un urbanisme favorable à la santé ?  

Ça peut être une idéologie politique, en particulier l’écologie. Néanmoins, si on mise trop sur ce critère, on risque de perdre des gens. Ça peut aussi être une décision personnelle et une expérience : vivre sensoriellement ce qu’est une ville cyclable comme Copenhague ou Amsterdam, visiter Barcelone. Et enfin, c’est la formation. Or, nous, acteurs de la santé publique, nous ne sommes souvent pas assez clairs dans nos explications, alors que les promoteurs des déterminants commerciaux de la santé sont au contraire hyper bons en storytelling (NDLR : une technique de narration qui permet de mettre en avant un produit ou une entreprise). 

L’urbanisme favorable à la santé peut-il, au-delà des métropoles, s’appliquer aux petites villes, aux villages, à la ruralité ? 

Absolument, c’est essentiel. Souvent, les exemples qu’on donne concernent des grandes villes ou alors des cas un peu exceptionnels comme Pontevedra (Espagne). Pourtant la question, c’est « qu’est-ce que je peux faire maintenant ? » Parfois, il suffit d’ajouter un passage piéton entre la sortie d’un lotissement et le parc, un banc quelque part. Cela peut faire toute la différence ! Ce sont des investissements peu coûteux, qui ne nécessitent pas d’avoir toute une équipe universitaire à ses côtés…  

panoramic view from drone on the city center pontevedra with embankment of the river rio lerez. galicia. spain
La ville de Pontevedra en Espagne qui a banni les véhicules du centre ville.

Si l’on prend le cas de Pontevedra, qui en bannissant les voitures de son centre est devenu une référence internationale en matière de piétonnisation, de lutte contre la pollution de l’air, d’accessibilité et d’urbanisation durable, quels sont les facteurs qui ont présidé au changement ? 

Tout a commencé par une décision politique. Le maire Miguel Anxo Fernández Lores constatait que l’usage de la voiture coûtait trop cher en entretien des routes, en places de parking… C’était coûteux en termes d’espace et de nettoyage des bâtiments. La ville perdait ses habitants. Et puis s’ajoutait évidemment la question du climat. On demande très souvent au maire de Pontevedra, comment il a eu les moyens de faire ça, et il répond toujours qu’il n’avait pas les moyens de NE PAS faire ça.  

Les responsables ont assumé le choix d’une ville sans voiture, avec des solutions hyper adaptées, comme le Metrominuto (ndlr : une carte piétonne schématique basée sur l’esthétique des plans des lignes du métro, qui marque les distances entre les points les plus importants de la ville et le temps qu’une personne prendrait en moyenne pour les parcourir), de manière très inclusive, en n’oubliant jamais les personnes âgées ou les personnes handicapées. Car si presque tout le monde marche, tout le monde ne peut pas faire de vélo ! Une ville comme Paris a par exemple développé une vision du vélo qui permet d’aller vite, une bataille de puissance, cheveux au vent, dans l’esprit « on est beau sur nos vélos ». Mais si je suis un peu âgé, en fauteuil roulant, ce n’est pas accessible…  

L’urbanisme favorable à la santé exige-t-il une planification sur le très long terme ? 

Justement, je crois qu’on peut avoir très vite de petites victoires. On se ment quand on se dit que cela peut seulement se produire sur le long terme… Regardez Barcelone. Avec l’arrivée de la nouvelle maire en 2016, grâce à des alliances politiques et à la société civile, la ville a créé les superblocks, des îlots à l’intérieur desquels les voitures n’accèdent pas. En un mandat, la ville avait déjà complètement changé. Sur les grandes artères, les feux de signalisation qui étaient placés très en hauteur, ont été abaissés : cela permet aux conducteurs de porter différemment leur regard au moment de démarrer. Toutes ces petites « bidouilles » font aussi beaucoup. Il y a 17 ans, Séville a aussi connu une véritable transformation, simplement par la construction d’une vraie belle piste cyclable autour de la ville : du coup, tout le monde s’est mis à faire du vélo parce que c’était beaucoup plus pratique. Mais pour que cela marche, il faut partir du bassin de vie, du vécu des gens. La santé publique, c’est accompagner les gens là où ils sont et comme ils sont : toutes les études du comportement des populations montrent en effet que, au départ, personne n’a vraiment envie de changement. Mais si les aménagements sont adaptés, personne ne veut revenir en arrière.  

Possède-t-on aujourd’hui assez de données scientifiques concernant l’urbanisme favorable à la santé ? 

Des données scientifiques, on en a beaucoup, beaucoup ! Le gros problème, c’est qu’on est très mauvais sur les data, qui permettent de voir les effets d’une politique publique par rapport à des indicateurs choisis. C’est un boulot qu’on devrait faire au niveau européen.  Car les choix politiques basés sur la science fonctionnent. L’Islande, par exemple, était auparavant le pays de l’OCDE avec le plus de jeunes qui fumaient, se droguaient, prenaient de l’alcool. Les autorités ont donc regardé ce que la science disait : premièrement que les interdictions marchent, deuxièmement qu’il fallait accompagner la parentalité, troisièmement qu’il fallait créer des espaces de sport et des espaces culturels. Résultat, c’est aujourd’hui un pays exemplaire en la matière.  

A voir, à lire :  

  • En septembre 2023, Santé conjuguée (n°104) publiait Lutter pour une ville hospitalière, un article de Marion Alecian sur les projets de rénovation urbaine à Bruxelles.  L’autrice y rappelle que « le droit à vivre en ville pour toutes et tous présuppose et encourage un pouvoir d’attraction ainsi qu’une certaine idéalisation politique du cadre de vie urbain, comme lieu d’émancipation sociale. » Et conclut sur la responsabilité politique dans le projet urbain : « La ville n’est pas un organisme vivant qui suivrait une évolution déterministe ou non régulable. La ville est le fruit d’une construction sociale et d’un projet politique qui implique l’engagement de ses habitants, mais aussi des plans contraignants volontaristes visant à atteindre un confort de vie : faire du milieu urbain un véritable lieu de vie volontaire, partout et tout le temps ! ».