Le regard qu’hommes et femmes portent sur leurs rapports amoureux est conditionné par les messages que véhicule leur environnement social. Ces représentations sur le rôle de chacun au sein d’une relation amoureuse peuvent être propices à l’émergence et à la tolérance de la violence entre partenaires.
Selon les résultats d’une étude menée par Cap-Sciences humaines et soutenue par la Région wallonne, les victimes de violences conjugales rapportent que dans leurs trajectoires de demande d’aide, elles sont confrontées à de nombreux obstacles. Ces barrières peuvent être regroupées en trois catégories: barrières personnelles, culturelles ou religieuses, institutionnelles.
Parmi les barrières culturelles, la conception traditionnelle de la famille et la peur du rejet par celle-ci est particulièrement puissante, plaçant la victime sous l’emprise de valeurs sociétales qui l’empêchent de «contrevenir» aux règles patriarcales et aux rôles attendus d’une «bonne épouse». La difficulté pour les témoins de distinguer du conflit conjugal (‘dispute de ménage’) la réelle problématique de la violence renforce également cette honte qu’ont les victimes à parler.
Les attentes envers la femme constituent une discrimination dès lors que des stéréotypes continuent à être véhiculés et formatent la dyade homme-femme dans la relation conjugale. Dans ce sens, il est bon de rappeler qu’au-delà du visible et de la représentation que tout un chacun peut avoir de la «femme battue», il y a, à côté de la violence physique, quantité de subtiles expressions de la violence qui passent par des mots, une déconsidération, la création autour de la victime d’un climat d’emprise et de tension, difficilement perceptibles derrière les volets fermés du foyer.
Une prise en charge efficace passe nécessairement par la déconstruction des modèles sociaux qui conditionnent le rôle de la femme. Certains modèles d’intervention utilisés trop rapidement risquent en effet de victimiser davantage une personne en demande d’aide. C’est la raison pour laquelle le numéro vert prend le temps nécessaire pour offrir une écoute neutre et empathique favorisant ainsi la déculpabilisation des victimes et permettant de créer un espace de confiance.
La première chose dont les victimes ont besoin peut sembler évidente et pourtant le fait qu’elles le placent en priorité nous amène à penser qu’il demeure encore trop d’interlocuteurs qui passent à côté de ce lien de confiance que crée une écoute bienveillante. En mettant en avant la qualité de l’écoute des intervenant(e)s qui les ont rencontrées et accompagnées dans les associations spécialisées, les victimes ont expliqué avoir eu besoin de ce sentiment de confiance lié à une écoute bienveillante pour, soit se sentir en sécurité, dans un cadre chaleureux qui abaisse les tensions dues à la situation de crise qui avait précédé leur départ, soit s’accorder le droit de livrer leur histoire en amorce d’un processus de dévictimisation dont elles n’avaient pas encore vraiment conscience.
0800 30 030
La campagne de communication autour du numéro d’appel
La ligne téléphonique ‘Écoute violences conjugales’ existe depuis maintenant un peu plus de deux ans. Cette ligne gratuite est accessible du lundi au samedi, de 9 à 20 heures.
Quelques chiffres de son bilan ont été fournis après un peu moins de deux ans de fonctionnement, en novembre 2011, sur base de 7000 appels environ.
88% des appelants sont des femmes. En 2011, 70% des appelants sont des victimes (pour 16,7% de l’entourage des victimes et 2,7% des auteurs de faits violents). Environ deux tiers des appelants sont âgés de 26 à 60 ans. Dans 40% des cas, le couple existe depuis 1 à 5 ans, et dans 62,4%, auteur et victime partagent le même logement.
Lorsque l’origine des appels est connue, le Hainaut vient en tête (27,5%), suivi de Bruxelles (25,9%) et de la province de Liège (18,6%).
99% des appels concernent des couples en relation hétérosexuelle.
La communication autour de la ligne s’est concentrée dans un premier temps sur les réseaux professionnels. Après évaluation positive du démarrage de la ligne, une campagne de communication grand public, avec spot radio et TV, a eu lieu en fin d’année 2010 début 2011.
Vous avez peut-être vu ou entendu ce spot, qui, sur un extrait de la célèbre (et très belle) chanson de Maurane ‘L’un pour l’autre’ jouait la carte de l’allusion plutôt que de la violence frontale.
Cette campagne a eu un effet indéniable sur le nombre des appels, qui ont été multipliés par cinq aux périodes de forte exposition médiatique.
Une nouvelle campagne a eu lieu fin novembre et pendant les fêtes de fin d’année, avec des spots télé et radio renouvelés. Ces courts messages sont extraits d’une fiction réaliste de 15’, ‘Fred et Marie’, qui illustre avec beaucoup de finesse ce sujet grave et malheureusement trop fréquent (1). Ce court métrage réalisé par Arnaud Petit et Nicolas Dedecker est interprété par Jean-Jacques Rausin et Érika Sainte , et peut être visionné sur le site http://www.fredetmarie.be .
Un petit bémol: le nombre de passages à l’antenne nous a semblé très important, et de nature à lasser quelque peu les récepteurs du message…
A contrario, certaines victimes racontent qu’avant d’arriver dans ces services spécialisés, elles ont été prises en charge dans des structures inadaptées où il pouvait se passer des heures et même plusieurs jours avant de pouvoir parler à un(e) intervenant(e), rajoutant ainsi à la peur et aux tensions de départ, un inconfort et de nombreux doutes qui, chez de nombreuses victimes, ont pour conséquence un retour auprès du conjoint violent.
Les femmes veulent s’assurer qu’elles ne se sentiront pas stigmatisées du fait de leur situation, mais au-delà également, de leurs valeurs, de leurs croyances ou de leurs habitudes de vie.
Elles ont besoin de se sentir écoutées et respectées dans les diverses alternatives qu’elles peuvent formuler en rapport avec leur situation de couple.
Certaines n’envisageront pas la séparation ou le divorce et demanderont peut-être des services tels que la thérapie conjugale, à laquelle participerait le conjoint pour autant qu’il s’agisse de conflits et non de violence. C’est aux intervenant(e)s de les accompagner pour les aider à comprendre ce qui est le mieux pour elles.
Être informées
Certaines victimes nous font part de l’accueil (téléphonique ou non) inadéquat de services qui, par leur manque d’information sur les aides à offrir, ont renforcé une situation de souffrance, le sentiment d’impuissance et le découragement. Ainsi, les victimes nous expriment aussi que dans ces premiers moments de paroles, peu d’intervenant(e)s ont su leur poser des questions permettant de comprendre ce qu’il se passait au sein du couple, préférant renvoyer vers d’autres services qu’au final peu de femmes parmi celles que nous avons rencontrées ont recontacté. À la question de savoir pourquoi elles ne l’ont pas fait, la réponse est encore ici évidente: la honte, l’épuisement et le découragement de passer de services en services et de chaque fois devoir rouvrir la blessure en racontant une histoire douloureuse.
Toutes les femmes violentées doivent par ailleurs recevoir des renseignements sur leurs droits en regard de la judiciarisation et du traitement de la violence entre partenaires dans notre pays. En parallèle, elles doivent être rassurées sur la mission des services publics, sur le fonctionnement des services policiers et judiciaires.
Être supportées matériellement et psychologiquement
Que ce soit à propos des procédures administratives ou de la recherche d’un emploi ou d’un logement, les femmes ont besoin de soutien dans leurs multiples démarches.
Souvent isolées, elles connaissent très peu les ressources mises à leur disposition et se sentent très souvent dépassées par la quantité et la complexité des procédures à remplir. Précarisées par leur situation, elles disposent également de revenus financiers très limités.
Par ailleurs, les victimes témoignent du sentiment de honte et de culpabilité à l’égard de leur situation, portant, dans la majorité des cas, sur leur responsabilité dans la rupture de l’harmonie familiale. Longtemps maintenues dans un processus de domination qui a peu à peu anéanti le reste d’estime pour elles-mêmes, ces femmes ont besoin d’un accompagnement aussi vers la reprise progressive de pouvoir, d’un soutien psychologique respectant leur rythme de cheminement.
Comprendre l’impact des réseaux sociaux (de protection)
Si pour établir un lien de confiance, il faut comme nous venons de le voir certaines qualités d’écoute dans le chef de la personne vers qui l’on se tourne, encore faut-il avoir la possibilité de le faire. C’est la raison pour laquelle nous faisons ici le lien avec l’importance des réseaux sociaux qui entourent les victimes de violences entre partenaires et nous posons la question suivante: une victime qui a accès aux réseaux sociaux primaires (famille, entourage) et secondaires (intervenant(e)s) a-t-elle plus de chance de s’en sortir qu’une victime isolée?
Certains éléments recueillis jusqu’à présent peuvent déjà nous permettre de formuler une réponse. Par ailleurs, les témoignages des victimes viennent renforcer l’idée de l’importance et l’influence des réseaux sociaux à prendre en compte dans le processus de violence. En effet, dans la dynamique du couple, une des stratégies du conjoint violent est bien d’isoler la victime pour maximiser l’emprise qu’il a sur elle. Les réseaux sociaux jouent dès lors un rôle extrêmement important sur la possibilité qu’a la victime de se mobiliser et de chercher de l’aide. En cela, on parlera également à certains moments de réseaux sociaux de protection . Dans l’accompagnement offert par l’équipe de la ligne «Écoute violences conjugales», une attention est portée à la présence et l’influence de l’entourage de la victime afin de la guider au mieux.
Ainsi, certaines victimes racontent que le simple fait de pouvoir identifier parmi leur entourage (proche ou plus éloigné) des personnes sur qui compter en cas de besoin est apaisant même si, dans la réalité des faits, la peur des représailles de la part du conjoint violent les empêche de se confier. Ce besoin d’identification de personnes ressources, personnes de confiance, se vérifiera d’ailleurs une fois les démarches entreprises pour sortir de la violence et une fois le processus de dévictimisation entamé.
Or, la position des réseaux sociaux face à la problématique des violences entre partenaires peut engendrer dans le soutien des réponses ambiguës voire inadéquates freinant la victime dans sa démarche de demande d’aide.
Parmi ces réponses inadéquates, on retrouvera les scénarios suivants:
– l’intervenant(e) qui ne perçoit pas correctement (voire pas du tout) la demande ou le besoin de la victime entraîne chez elle un découragement face à l’incompréhension;
– dans certains arguments avancés par l’intervenant(e) comme éléments de réponse, il peut y avoir une minimisation voire une normalisation des actes de l’agresseur, ce qui a pour effet évident de contribuer – à l’instar des justifications utilisées par ce dernier- au maintien de la relation de pouvoir d’une part et à la culpabilité de la victime d’autre part;
– certaines réponses occasionnent un stress supplémentaire pour la victime qui se sent coincée entre ce qu’elle veut faire et ce que l’intervenant(e) lui dit de faire.
Prendre en considération la socialisation et les apprentissages de la victime
La socialisation et les modèles d’apprentissage (antécédents de domination et de victimisation) sont le point de départ à la compréhension de la problématique des violences entre partenaires. Chaque victime arrive avec un bagage et une façon de faire. Il y a aussi des apprentissages sociopolitiques qui relèvent de la culture.
Il est dès lors essentiel de dépasser très vite le cadre strict de la relation de couple pour rentrer dans l’histoire de vie de la victime. Les victimes expriment bien la difficulté qu’elles rencontrent en se heurtant à l’incompréhension, les questions maladroites de l’intervenant(e) dont le discours apparaît parfois tellement en décalage de leur réalité que le découragement et le repli s’installent très facilement, passant alors à côté de l’enjeu de l’intervention.
Quand une victime raconte que depuis toute petite, on ne lui a jamais appris à dire non, il y a un univers à sonder pour déterminer et comprendre le type de socialisation et les apprentissages par lesquels elle a intériorisé des éléments qui ont favorisé sa victimisation. À l’inverse, pour qu’un conjoint violent agisse sans culpabilité ni responsabilité, il faut une légitimité et par conséquent une adhésion de la victime à ces valeurs que l’on retrouvera seulement en explorant les modes de socialisation.
Il est peut-être utile d’ajouter que derrière chaque femme, chaque victime qui fait appel à un de nos services, qu’il s’agisse du numéro vert ou d’une association spécialisée dans l’accompagnement, voire l’hébergement, il y a une trajectoire particulière avec des ressemblances mais aussi beaucoup de particularités qui nous obligent une fois de plus à dépasser les représentations que l’on se fait des victimes de violences entre partenaires.
Nous retiendrons donc en conclusion que pour que le premier entretien, ici téléphonique, puisse amorcer un travail de dévictimisation, un certain nombre de conditions sont requises pour répondre aux besoins des victimes:
– une écoute empathique;
– une prise en considération de la dimension sociale et culturelle qui entoure la victime (socialisation, normes et valeurs de la victime, antécédents de victimisation);
– un respect des choix de la victime;
– une lecture dynamique de la violence entre partenaires (apprentissage de la victimisation);
– une connaissance du réseau secondaire de la victime, des lieux d’accueil et/ou d’hébergement pouvant lui être conseillés, des services sociaux et/ou administratifs vers lesquels l’orienter.
C’est par la mise en place d’un réseau de professionnels sensibilisés autour de la victime que celle-ci pourra sortir de la violence entre partenaires. C’est en effet de manière plus générale par un travail de collaboration (réseautage) avec tous les acteurs impliqués que l’équipe de la ligne pourra, le plus efficacement possible, orienter la victime afin qu’elle puisse être accompagnée dans ses démarches qui l’aideront à sortir de la violence.
Emmanuelle Mélan , Directrice de l’association Cap-Sciences humaines, Co-fondatrice du Réseau pour l’Élimination des violences entre partenaires
(1) D’après une étude réalisée en 2010 pour le compte de l’Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes, un couple sur huit vit des situations de violence psychologique du genre de celle décrite dans ‘Fred et Marie’.