Son parcours transatlantique en santé publique, son appétit pour le transdisciplinaire et son intention de toujours transbahuter les déterminants au cœur de la promotion de la santé font de Jeanine Pommier une personnalité qui compte mais qui n’aime pas parler d’elle. Nous le faisons donc à sa place…
Ses mocassins tachetés façon dalmatien résonnent dans le hall d’entrée de l’École. Pantalon marron, manteau blanc et large sourire, Jeanine Pommier vient me chercher et m’entraîne à l’extérieur, trop contente de prendre l’air. Nous marchons côte à côte dans le campus de l’École des Hautes Études en Santé Publique de Rennes, alias EHESP, direction le café du coin camouflé au cœur du quartier résidentiel voisin. S’il pleut, comme c’est parfois le cas en Bretagne, elle ouvrira son parapluie grand format à même d’en abriter deux comme nous.
«Mon bureau est juste ici», glisse-t-elle sans malice à proximité d’un préfabriqué blanc visiblement récent et qui ne paie pas de mine. Les lieux sont confortables et de toute façon Jeanine Pommier n’est pas femme à se plaindre. Voici dix ans qu’elle travaille à Rennes, poursuivant à l’EHESP une carrière d’enseignant-chercheur débutée à l’École de santé publique de Nancy. «Déjà dix ans? Je n’ai pas vu le temps passer.» C’est alors qu’elle annonce la couleur : «Vous savez, je n’aime pas trop parler de moi.»
D’origine bolivienne, Jeanine Pommier a fait ses études de médecine à Santiago au Chili, «l’un des pays les plus riches de l’Amérique latine» précise-t-elle. Un choix d’orientation dicté par une volonté précoce et ferme : «D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu être médecin pour faire de la santé publique».
Au terme de ses études, la jeune femme n’a pas changé d’avis et se frotte pendant quelques mois à l’exercice clinique dans un territoire isolé du Chili. Face aux patients, elle ressent le poids des déterminants sociaux de la santé «très criants, très forts et très marqués au Chili. Ce fut d’abord une impression, un ressenti», se souvient-elle. «Je crois que c’est comme ça que je suis entrée dans la promotion de la santé. De manière très naturelle et sans aucun a priori théorique. Je me posais des questions sur l’éducation pour la santé mais n’avais pas les outils ni même les mots pour travailler là-dessus. En arrivant en France, j’ai pu le formaliser.»
La France est le pays de son mari, qu’elle décide de suivre au début des années 90. À l’époque, ils n’ont pas encore d’enfant. Jeanine Pommier quitte l’Amérique du Sud pour Paris et s’engage dans une formation en économie de la santé et management des systèmes de santé à la Sorbonne. «Mais je me suis vite aperçue que ce n’était pas ce qui m’intéressait le plus.»
Qu’à cela ne tienne, elle se tourne vers l’École de santé publique de Nancy et son cursus menant au diplôme universitaire en santé publique et santé communautaire. Cette année-là, elle fait la connaissance de Jean-Pierre Deschamps, pionnier de la santé publique française. Une rencontre déterminante dont Jeanine Pommier assure qu’elle l’a formatée dans ses pratiques sociales d’enseignante et confortée dans l’idée qu’il faut absolument travailler sur les déterminants de la santé. «Les facteurs sociaux, économiques ou géographiques qui influencent la santé des gens sont probablement moins visibles ici qu’en Amérique latine», analyse-t-elle. «Peut-être qu’en France on explique mal les choses aux professionnels. Ou que le constat d’une santé qui dépend de multiples facteurs sociaux et économiques dérange parce qu’il pose la question des limites du travail de chacun et de l’articulation entre eux. Il est vrai que travailler en transversalité n’est pas facile; passer du discours à la pratique en promotion de la santé non plus.» Cette fois-ci Jeanine Pommier accroche vraiment, décroche une thèse universitaire portant sur l’analyse des systèmes de santé et travaille à Nancy jusqu’en 2004, d’abord à l’École de santé publique de Nancy puis à la Société française de santé publique.
Adepte de l’ouverture
Qu’il s’agisse d’enseignement ou de recherche, ses deux pôles d’attraction professionnels, Jeanine Pommier ne peut pas s’empêcher d’aller voir ailleurs, au-delà du tracé théorique de la santé publique. À l’instar des médecins de sa génération formés des deux côtés de l’Atlantique, elle a pourtant été élevée à l’école de l’épidémiologie, méthode quantitative par excellence et principale grille d’analyse des problèmes de santé publique. «On ne peut pas s’en contenter quand on s’intéresse à une question aussi complexe que celle des déterminants sociaux et économiques de santé», juge Jeanine Pommier. «Faire dialoguer les disciplines n’est bien sûr pas très confortable, d’autant que la formation doctorale est justement construite de manière disciplinaire. Mais je suis convaincue que s’intéresser à d’autres secteurs, à d’autres pratiques et à d’autres professionnels permet d’avancer vers une meilleure compréhension de nos questions de recherche.» Au sein du département des sciences humaines et sociales des comportements de santé (SHSC) de l’EHESP, auquel elle est aujourd’hui rattachée, la chercheuse en promotion de la santé passe à l’acte et mise sur les méthodes mixtes de recherche. Celles-ci consistent à croiser les approches quantitatives et qualitatives, non sans difficultés épistémologiques autant que techniques. Parce que «la promotion de la santé est une discipline jeune qui a besoin de s’ouvrir et d’expérimenter plutôt que de fonctionner en vase clos», elle n’imagine pas se passer du regard du sociologue ou du professionnel de l’éducation pour étayer ses travaux sur l’évaluation des actions en promotion de la santé en milieu scolaire.
De même en ce qui concerne ses autres axes de recherche, en particulier la prise en compte des déterminants de la santé et des inégalités sociales de santé dans les territoires. Quand il s’agit par exemple d’étudier la manière dont les Agences régionales de santé se saisissent des questions liées aux déterminants de la santé, Jeanine Pommier n’hésite pas à associer un politiste et un démographe à une séance de travail. «Pour croiser les discours». On n’est donc pas surpris d’apprendre qu’elle est à l’initiative d’un récent séminaire multidisciplinaire qui interroge les apports, les conditions et les limites des méthodes mixtes de recherche pour prendre en compte la complexité des comportements de santé. Elle, modeste, en parle à peine et préfère évoquer ses collaborations fructueuses et inspirantes avec Chantal Vandoorne, directrice de l’APES, ou Corinne Mérini, spécialiste en sciences de l’éducation, «qui m’a beaucoup aidé à avancer dans la compréhension des pratiques professionnelles. Je sais maintenant que lorsqu’un partenariat échoue, il y a toujours une bonne raison. Il faut l’identifier, non pas pour la contourner mais pour travailler avec cette réalité-là.»
Femme à casquettes
Pour Jeanine Pommier, la recherche en promotion de la santé n’est jamais aussi pertinente que lorsqu’elle parvient à donner plus la parole et à élargir les possibilités d’action aux individus qu’elle étudie. «Dans les approches dites transformatives, auxquelles j’adhère complètement, la neutralité et l’objectivité du chercheur ne sont plus les seuls enjeux car il ne s’agit pas seulement d’observer les gens avec une loupe mais de leur permettre d’avancer. Vue comme cela, la recherche est aussi un engagement social et politique.»
Pour elle, il serait bon que les chercheurs en promotion de la santé s’attellent à mieux restituer le contexte de leurs actions, de manière à donner plus de visibilité aux éléments qui facilitent leur réappropriation. «Détailler un maximum d’éléments de contexte et lier les résultats à ce contexte est indispensable pour que les autres apprennent de nos expériences», explique-t-elle. «Quand un établissement scolaire par exemple développe un projet de promotion de la santé, cela consiste à rendre compte précisément de ce qui a été fait, de ce qui a marché, pour qui ça a marché, pourquoi ça a marché. Je crois qu’on n’explicite pas encore assez tout cela en promotion de la santé.»
Comme tout enseignant-chercheur qui se respecte, Jeanine Pommier change sans cesse de casquette, alternant l’une puis l’autre sur sa chevelure brune comme si de rien n’était au cours de la journée. «Encadrer des doctorants qui préparent leur thèse est ce que j’aime le plus», admet-elle sans bouder son plaisir. «Ils sont dans la découverte et la réflexion. Ce travail d’accompagnement m’oblige à lire beaucoup et à me questionner en permanence. C’est passionnant!» En fine connaisseuse du monde académique et de ses logiques, elle souffle : «Maintenant, il faudrait passer à l’écriture de ce travail d’accompagnement pour le valoriser.»
En tant que directrice adjointe de son département, le plus imposant de l’EHESP par le nombre de chercheurs, elle se doit également de remplir un certain nombre de tâches administratives. Et puis il y a les heures d’enseignement en formation initiale ou continue. Devant elle défilent toutes sortes de gens, en poste ou étudiants, jeunes et moins jeunes. Des groupes de médecins inspecteurs ou de médecins de l’éducation nationale, des professionnels des agences régionales de santé, des étudiants en masters européen de santé publique, etc. «Je partage avec eux les bases de la promotion de la santé et les aide à réfléchir à la façon dont ils peuvent développer ces approches dans le cadre de leurs pratiques», résume-t-elle.
Avec l’expérience, elle a affiné ses armes éducatives, connaît celles qui font mouche et qui laissent des traces dans les pratiques. L’apprentissage par résolution de problèmes (problem based learning en anglais) est l’une de ses méthodes de prédilection, à condition de disposer de suffisamment de temps. «Le groupe se fixe lui-même ses objectifs pédagogiques, construit une problématique, collecte les informations utiles et bâtit sa propre réponse. Ce n’est pas toujours conforme à ce que j’avais imaginé mais tant pis, c’est le jeu. De cette façon ils se saisissent des enjeux de la promotion de la santé, participent à des projets et montent en compétences. Exactement comme devraient le faire les personnes qui bénéficient d’actions en promotion de la santé!»
Parmi les interrogations des apprenants, il en est une qui revient de manière récurrente, traduisant l’inconfort de celui qui s’aventure à tenter d’influencer le comportement d’autrui : «Comment faire si les gens ne font pas ce que je veux qu’ils fassent ?» Jeanine Pommier n’a pas de réponse toute faite mais des convictions, qu’elle énonce avec une simplicité déconcertante : «Il faut faire confiance aux gens et leur donner le droit de se tromper.»
Transmettre, sensibiliser, faire bouger les postures. Tout cela exige du temps mais nourrit aussi l’enseignante. «J’ai un peu réduit mes heures de formation dernièrement parce que j’y consacrais trop de temps au détriment du reste. Pour autant, j’ai besoin de tous ces échanges et de ces discussions qui ont lieu pendant les formations. Cela me permet de rester connectée avec le terrain.»
Des raisons d’espérer
L’investissement associatif constitue le troisième volet de l’engagement de Jeanine Pommier en faveur de la promotion de la santé. Chronophage lui aussi. À défaut de pouvoir être partout, il faut bien choisir et abandonner certaines responsabilités pour en accepter de nouvelles. Aussi, après avoir présidé pendant plusieurs années l’Instance régionale d’éducation et de promotion de la santé (IREPS) de Bretagne, Jeanine Pommier a passé le flambeau.
Elle donne aujourd’hui de son temps pour l’Union internationale de promotion de la santé et d’éducation pour la santé (UIPES), organisation non gouvernementale dont le siège est Saint-Denis à côté de Paris. Ouverture sur le monde assurée et assumée. «Cela me permet de m’investir dans des actions concrètes internationales.» Elle cite notamment le projet d’accréditation des cursus de formation européens en promotion de la santé, «un très beau projet auquel je crois et veux contribuer».
À 48 ans, Jeanine Pommier se veut optimiste quant à l’avenir de la promotion de la santé en France. Alors que le pays élabore sa stratégie nationale de santé, elle y voit une porte d’entrée possible pour mieux valoriser la promotion de la santé en France. Le fait est qu’elle vient d’accepter de piloter un groupe de travail thématique sur le sujet parce qu’elle juge l’opportunité intéressante.
«Il me semble que les instances comprennent de mieux en mieux le poids des déterminants de la santé.» Pour diffuser la culture de la promotion de la santé, elle propose également de réfléchir à un rapprochement avec le secteur de la santé environnementale : «Ses acteurs manient eux aussi tous les jours les déterminants sociaux et géographiques», relève-t-elle. «Ils sollicitent déjà les services de prévention et manifestent beaucoup de curiosité à l’égard des approches de promotion de la santé. Nous pourrions certainement nouer des collaborations pertinentes.»
Les soignants sont-ils spécialement bien placés pour promouvoir la santé ? Réponse du médecin de santé publique : «Oui et non. S’ils ont certainement leur mot à dire, ils ne sont pas les seuls à pouvoir et devoir agir. Il n’y a pas un profil porteur de la promotion de la santé, mais plusieurs. Tous les secteurs ont quelque chose à faire pour promouvoir la santé. Encore faut-il qu’ils dialoguent et se coordonnent.»
Elle, Jeanine Pommier, ne sait pas ce qu’elle fera ni où elle sera dans cinq ans. Elle voudrait bien répondre, s’octroie quelques secondes de réflexion. Une gorgée de thé n’y suffit pas alors elle déballe le petit chocolat qui patientait sur le bord de la soucoupe. Non elle ne sait pas et n’en dira pas plus. Coup d’oeil sur sa montre. Une réunion téléphonique avec des chercheurs qui s’intéressent aux méthodes mixtes est programmée dans moins d’une demi-heure, elle doit rejoindre son bureau. Nous évoquons à la va-vite les dernières lignes de son curriculum vitae, celles des plaisirs autres que professionnels : tricot et couture «niveau basique», lecture de polars suédois et du Nouvel Observateur, voyages. «L’été prochain, à la demande de ma fille qui a 19 ans, je projette un voyage touristique en Amérique latine, Chili, Pérou, Bolivie. Le fait est que j’aime beaucoup voyager.»
Nous voici de nouveau dans le hall de l’École. Il n’a pas plu. Finalement, Jeanine Pommier a quand même un peu parlé d’elle.
Vers plus de ‘mixité’ dans la recherche
Les méthodes mixtes, traduction du terme anglophone ‘mixed-methods’, ouvrent-elles des perspectives intéressantes pour la promotion de la santé en général et l’évaluation en particulier ?
Comme Jeanine Pommier, Marie-Renée Guével, ingénieure de recherche à l’EHESP (Rennes, France) et Gaëtan Absil, chercheur à l’APES-Université de Liège (Belgique) en sont convaincus.
Figures de proue de ces recherches singulières qui mêlent méthodes quantitatives et qualitatives, ils n’ont rien perdu du séminaire ‘Santé et société : réflexion sur l’utilisation des méthodes mixtes de recherche’ * organisé en novembre 2013 à l’EHESP et qui s’est fait l’écho de plusieurs travaux fondés sur les méthodes mixtes dans des domaines aussi divers que la santé au travail, la recherche infirmière, les évaluations d’impact sur la santé (EIS) ou encore l’accès aux soins.
«La première des raisons avancées pour utiliser les méthodes mixtes», écrivent Marie-Renée Guével et Jeanine Pommier **, «est de combiner les forces de méthodes qualitatives et quantitatives. Les méthodes mixtes ont en effet l’avantage de permettre l’intégration de plusieurs perspectives et sont, par conséquent, un atout pour étudier les interventions et programmes complexes, multidisciplinaires notamment dans le domaine de la santé et plus particulièrement en santé publique.»
Plus facile à dire qu’à faire ! Car ces recherches du 3e type, bien que pratiquées depuis le début du XXe siècle, émergent tout juste sur le plan théorique et peinent encore à savoir qui elles sont vraiment. Leur définition exacte n’est du reste pas encore complètement consensuelle. À quel moment intervient la combinaison des méthodes, pourquoi les associer, quels sont les éléments qui guident le recours aux méthodes mixtes sont autant de points de débat entre scientifiques.
Sans compter les autres défis à relever dans le paysage de la recherche francophone en santé publique, plus familier des études 100% quantitatives ou qualitatives qu’au mélange des genres. Pour donner aux méthodes mixtes une chance d’exister, il faut leur faire de la place. Autrement dit, expliciter les protocoles de recherche, définir des critères de qualité pertinents, développer les compétences des chercheurs à mener de telles études, publier dans des revues professionnelles…
* Documents et vidéos du séminaire disponibles sur le site de l’EHESP dédié aux méthodes mixtes
** Recherche par les méthodes mixtes en santé publique: enjeux et illustration, Marie-Renée Guével, Jeanine Pommier, in Santé Publique, SFSP, 2012