Décembre 2010 Par L. THIRY Réflexions

Je fréquente les groupes Balint depuis peu d’années, et y retrouve avec intérêt des ressemblances et aussi des différences avec ce que j’ai vécu au GERM (Groupe d’Études pour une Réforme de la Médecine). Dans les maisons médicales imaginées par le GERM, le malade bénéficie d’une attention multidisciplinaire, apportée par l’éventail de généralistes, d’infirmières, de kinésithérapeutes, voire de psychologues. Chez les groupes Balint, l’accent est davantage mis sur le vécu psychologique du patient et du soignant lui-même. La distinction entre ces deux approches est à vrai dire artificielle, puisque certains membres d’un groupe Balint pratiquent dans une maison médicale.

Qui était Balint ?

Fils d’un médecin généraliste hongrois le docteur Michael Balint fit carrière en Angleterre où il devint psychanalyste et y développa le concept des groupes qui portent son nom. Parmi les nombreux textes qui exposent ses réflexions, je choisis, en traduction française, Le médecin , son malade et la maladie (1).
En voici quelques phrases clefs. «Le médicament le plus fréquent utilisé en médecine, c’est le médecin lui-même», et «Le patient peut ressortir d’une consultation médicale avec un résultat psychologique peu relié à la prescription de médicaments mise en poche». Mais une autre idée clef ressort: «On se préoccupe moins de la retombée psychologique sur le médecin». De cette philosophie, réduite ici à son essence, naîtront les Groupes Balint , où les soignants se réunissent pour discuter de leurs relations individuelles avec chaque soigné.

Les relations du praticien avec son patient

Au cours de l’entretien

Quelles sont, de façon générale, les situations psychologiques rencontrées par le médecin généraliste? Pour le concevoir, je bénéficie d’entretiens avec le docteur Manoël Le Polain . Il y a d’abord, dans la pratique médicale, une contrainte assez triviale, le «cadre thérapeutique» dont dispose le généraliste: celui-ci ne peut laisser s’accumuler les plaintes diverses d’une personne qui, parfois, recherche avant tout l’occasion de parler d’elle. Mais, plus fondamentalement, il y a la «distance thérapeutique» envers chaque patient. On ne demande pas que le praticien soit dépourvu de subjectivité. D’une part, consciemment ou non, il peut ressentir des forces attractives ou répulsives envers telle personne, mais il doit s’abstenir de juger l’autre, et traiter chacun avec le même respect. D’autre part, inconsciemment, se jouent entre un patient et son médecin des sympathies qui ne peuvent qu’être bénéfiques – à condition, pour le médecin, de ne pas verser dans la compassion car il ne peut porter la souffrance de tout le monde. Et ceci représente sans doute la raison d’être principale des Groupes Balint: la bonne distance thérapeutique .

Aller jusqu’à l’empathie?

L’empathie, c’est quand on fait jouer ses neurones miroirs . Depuis peu, les neurologues s’intéressent à ce phénomène: lorsqu’un singe, ou une personne humaine, exécute un mouvement devant un spectateur, celui-ci allume une même zone dans son propre cerveau. Cette activité cérébrale en miroir est illustrée de façon frappante par les techniques de l’imagerie médicale. Ainsi serait matérialisée l’empathie: la faculté de s’identifier à quelqu’un, de ressentir ce qu’il ressent. Les sujets les moins disposés à l’empathie, comme les autistes, présentent un déficit des neurones miroirs, ce qui les empêche de se mettre dans la peau de l’autre. Bien plus, certains patients se plaignent d’avoir perdu contact avec eux-mêmes : «Je suis moins que tout seul. Je ne suis plus en compagnie de moi-même.»
Mais jusqu’où le médecin doit-il allumer ses neurones en miroir devant chaque patient ? On imagine aisément l’état du cerveau du praticien, en fin de journée, après ce marathon des neurones en miroir… Mais dans certains cas, l’empathie, se mettre dans la peau de l’autre, peut huiler la relation.

Jusqu’à la curiosité !

Le praticien, face aux diverses personnalités qui défilent devant lui, doit-il s’exercer à ranimer chaque fois sa curiosité, envers chaque patient, comme on s’entraîne à une performance sportive ? Ou bien, est-il vraiment répréhensible de se blinder contre la compassion pour éviter le burn out ?
Il y a une autre face à ce problème: jusqu’où le praticien peut-il se permettre une investigation psychologique chez son patient? Le client n’est pas venu demander aide à un psychiatre. Quel dialogue personnel et discret échanger? Jusqu’où le médecin doit-il se livrer un peu lui-même, pour amorcer la confiance? Car le patient ne va pas dévoiler quelque détail nécessaire, s’il se trouve devant un sphinx. Et ce patient aime personnaliser celui qu’il appelle mon médecin. D’aucuns disent même:«il est préférable que ma femme et moi ne partagions pas le même médecin». Aujourd’hui encore, où la technique prend tellement d’importance, le médecin n’est pas une pièce mécanique interchangeable.

Les activités Balint

(2)
Les groupes Balint sont répartis géographiquement dans la Belgique francophone, et se réunissent une fois par mois, de septembre à juin, sous la responsabilité de deux animateurs : un médecin généraliste et si possible un psychanalyste. C’est alors qu’ils discutent de situations vécues. Là, assis en rond autour d’un animateur, l’un ou l’autre des soignants participants expose une situation clinique qui l’a mis lui-même dans l’embarras, dans un inconfort par rapport à sa relation au patient.
Une fois par an, un Printemps Balint organise des séminaires à thème.
À ceci viennent s’ajouter les journées d’études qui réunissent des conférenciers de grande valeur et d’appartenance intellectuelle variée: la liste de ces conférenciers vous ferait monter l’eau à la bouche. Quelle différence avec d’autres cycles de conférences? Une participation très active du public aux discussions. L’après-midi, on se répartit en petits groupes d’une dizaine de soignants, qui choisissent de participer à l’un des 6 à 10 thèmes proposés.

Mon expérience dans un groupe Balint en mars 2010

On aura deviné à la lecture de ce qui précède que la présence d’une virologue dans un groupe peut intriguer. Gentiment, l’animateur de ‘mon’ groupe souligna que la participation d’un membre de l’ancien GERM était justifiée. Mais j’écris le présent texte avec une expérience très ponctuelle et limitée, et peut-être la relation qui suit donnera-t-elle une idée de ma naïveté.
Lors de ma première participation, j’ai choisi le groupe qui discutera de la question : jusqu’où peut on assumer la souffrance de l’autre ?
Nous nous présentons brièvement; il y a là plusieurs types de praticiens: celui de quartiers urbains pauvres ou privilégiés – et même, encore, des médecins de campagne. Mais aussi une infirmière, un kinésithérapeute. Je me sens un peu ridicule, avec ma spécialité qui consiste à psychanalyser des virus ! Et je tente de me raccrocher au groupe en rappelant que mon intérêt pour les groupes Balint remonte aux réflexions du GERM.
Puis, après un silence un peu timide, l’un d’entre nous annonce qu’il est prêt à tenter d’analyser un problème qu’il a vécu. L’animateur fait un appel pour que le sujet soit traité par une deuxième personne. Silence prolongé. Je finis par me lancer pour proposer l’histoire d’une jeune infirmière qui, au service des maladies infectieuses, où se mouraient les sidéens, sans traitements efficaces à l’époque, assuma tellement les problèmes de chacun d’eux qu’elle en dépérit.
L’animateur me répond que je n’ai pas le droit de parler à sa place. Qu’elle vienne… «Mais elle s’est suicidée». Alors ma proposition est refusée. On m’explique que le processus de ces rencontres, c’est de tenter d’amener le narrateur vers un autre point de vue – par exemple, dans le cas présent, l’aider à accepter «l’injustice» qui accable ces malades. Il faut toujours que le héros de l’histoire soit présent dans le groupe. On ne peut modifier quelqu’un à son insu… a fortiori si ce quelqu’un est mort.
J’acquiesce, évidemment.
Puis, sagement, pour retenir la quintessence de ce qui va se passer, je sors un bout de papier et un stylo pour prendre quelques notes. On me regarde gentiment, mais avec un peu de gêne, comme si je venais de sortir un outil étrange. «On ne prend pas de notes car il est bon de se regarder l’un l’autre.» Effectivement, c’est mieux ainsi. J’observe donc la narratrice qui commence par esquisser le profil psychologique du sujet qu’elle soignait. Mais l’un d’entre nous interrompt et demande «Comment est-il physiquement, votre cas? On a besoin de le voir pour supputer par quel côté il faudrait le prendre ». Toutefois, ce n’est pas l’essentiel, car notre centre d’intérêt se dirige vers celle qui raconte. Pourquoi donc, a-t-elle ressenti un étrange malaise dans cette situation particulière là ? Le groupe tente d’analyser, ose questionner : «Te sentais-tu sous l’emprise d’une réaction psychologique de retrait, de répulsion, ou… d’attrait, envers ce patient?»
LT

Les titres des derniers numéros de la revue Balint en disent long sur les préoccupations des groupes: La relation thérapeutique en médecine et en psychothérapie , Le rêve et l’imaginaire en médecine , Qui me soignera demain ?
Attardons nous à ce dernier. Son premier chapitre s’intitule A t on vraiment besoin de médecins ? Le médecin indien Raj Arol y déclare sans détour que les médecins ne sont pas la solution pour les pays les plus pauvres du monde. Lui-même réussit à assurer à sa région un certain niveau en formant des agents sanitaires recrutés parmi les villageois.
Mais, chez nous, les moyens sont très différents. Notre décor est planté dans le cabinet du médecin, avec un ‘client’ inquiet qui ressent des symptômes et en arrière-plan, hors scène, l’Internet, cette manne de données, avalée avidement, qui a déjà fait sourdre chez le patient quelques inquiétudes. Derrière le bureau du cabinet médical, le profil du médecin face à son ordinateur. Il récolte les chiffres de laboratoire concernant la personne en face de lui.
Puis le film se déroule et voici le même médecin, vu de face. C’est maintenant une vraie personne, qui dialogue avec le patient. Et le flair clinique reprend son rôle.
Cet amalgame entre l’informatique et la relation humaine fonctionne plutôt bien. La maladie est souvent traquée – mais, chez la personne probablement guérie, une angoisse persiste parfois, implantée par l’omniscient Google.

Comment ‘personnaliser’ son patient dans l’esprit balintien?

Un autre numéro de la revue Balint a pour titre, un peu énigmatique, Soigner au delà des preuves . Certes, «l’attitude Balint» accepte que, devant un patient qui pose une certaine énigme diagnostique ou thérapeutique, il faille aller puiser dans les enquêtes scientifiques qui ont porté, dans le monde entier, sur un nombre important de cas semblables – mais ce doit être comme ressource pour les mettre en comparaison avec le cas particulier de votre patient, pour lequel vous avez l’occasion d’approfondir la situation. Car, pour repérer une corrélation statistiquement significative entre des symptômes et un traitement efficace, on publie des méta-analyses dans lesquelles on est obligé de ne retenir que les points communs entre les diverses populations comparées. On néglige ainsi certains aspects des problèmes individuels. L’attitude des groupes Balint, c’est de fonder le comportement médical vis-à-vis d’un cas donné, en faisant une sorte d’intégration entre trois paramètres: les données de la littérature, le contexte clinique particulier à ce cas-ci, et les attitudes psychologiques particulières de cette personne (par exemple ses préférences pour telle action particulière face au problème.) Ce qui peut se résumer ainsi: le patient amène au généraliste son contexte, ses symptômes, le médecin intégre ces données spécifiques à celles de la littérature scientifique, le patient apporte en outre ses préférences pour une action, qui sont à leur tour intégrées pour l’intervention du généraliste.

Le portrait du patient

Sa mémoire implicite

Face au médecin, se trouve une personne qui fut progressivement formée par les souvenirs accumulés dans la mémoire de base appelée mémoire implicite. Elle est tissée par les traces des émotions accumulées dans notre corps. Cette mémoire, si personnelle, ne peut se caractériser par des chiffres et ne peut donc figurer dans les rapports de l’ordinateur, aux côtés des taux de cholestérols. Les psychologues nous disent que certains passages à l’acte, certaines crises de désespoir sine materiae , trouvent leur fondement dans cette mémoire et ne relèvent pas de la folie. Il s’agirait d’un cerveau sain malchanceux qui a accumulé des souvenirs néfastes.

Sa résilience

Le praticien qui reçoit de l’hôpital un rapport sur l’un de ses malades verra-t-il un jour figurer une estimation quantitative de la résilience du patient? En physique, la résilience d’un matériau mesure sa résistance au choc. Chez l’homme, il s’agit d’une attitude qui permet de faire face aux mauvaises fortunes. Aux groupes Balint, on se demande si les résiliences aux traumatismes physiques et aux blessures morales sont liées. Un être humain peut-il résister à un coup de bâton, comme le fait un socle de marbre, mais vibrer dangereusement à une peine sentimentale? Les artistes qui expriment beaucoup de sensibilité seraient-ils peu résilients?

Sa souffrance interne

Se distinguant du Moi cérébral, entre en jeu un troisième personnage: le corps même du malade. Lui seul connaît la douleur ressentie. Le corps s’approprie même la maladie: «Et voilà ma migraine qui vient me revisiter.»
Au lieu d’observer seulement le corps du malade, il faut donner sa place au visage, lequel peut refléter ce que les battements cardiaques ne font pas. Le métier de médecin consiste aussi à dépister la souffrance, et à tenter d’éviter la dérive vers la dépression. Pour ce faire, il faut essayer d’induire le malade à prendre son sort en main, à devenir l’acteur de sa vie.
Par ailleurs, le médecin ne doit pas réduire son rôle à celui de prescripteur de médicaments, mais au contraire, jouer un rôle actif contre la médicalisation des problèmes sociaux. En 2008, le journal Le Monde émettait à ce propos un avis pessimiste: « Les psychotropes ont été détournés de leur usage premier (l’épisode dépressif majeur) pour soigner le mal-être et l’anxiété sociale et en devenir l’unique réponse.»

Son droit à la vérité

Ce corps joue évidemment un rôle dans le diagnostic global. S’il y a une atteinte organique précisée, le médecin doit-il la révéler dans sa sévérité? Lorsque le patient affirme qu’il a droit à toute la vérité, le médecin doit-il s’y laisser prendre? On peut avoir droit à une chose sans vraiment désirer l’avoir. Faut-il distiller progressivement une mauvaise nouvelle, ou bien la faire avaler d’une gorgée? Le problème, avec la vérité, c’est qu’il est impossible de faire marche arrière. En tout cas, il ne faut pas laisser le patient partir à l’hôpital sans qu’il connaisse au moins la vérité contenue dans son dossier. Là bas, le cadre est peu propice aux nuances dans le dialogue. Et les longues nuits esseulées que passe le malade dans un lit d’hôpital sont tout aussi peu propices à l’optimisme.

La personnalisation génétique

Aujourd’hui, une nouvelle donne surgit: les progrès triomphalistes de la chimie dans le séquençage des nucléotides de notre génome. Selon cette tendance actuelle, la personnalité de chacun d’entre nous est entièrement écrite dans cette chaîne de molécules. Et pour quelques centaines de dollars, on va vous proposer ce séquençage.
Francis Collins , l’un des chercheurs les plus brillants dans ce domaine publie un livre (3) (2) dont le titre se traduit en français par Le langage de la vie . L’ADN et la révolution dans la médecine personnalisée (c’est moi qui souligne). Et sur la couverture, ce titre est surmonté d’une phrase de Barack Obama,véritable ode à Collins. Je la traduis: Son travail fracassant a changé nos façons mêmes de considérer notre santé et d’examiner la maladie .
Je lis donc avec avidité ce texte. À chaque chapitre, j’essaie de percevoir en quoi les résultats évoqués pourraient modifier la relation médecin – patient. Certes, chacun de nous recèle, dans son ADN, des petites variations de nucléotides, qui individualisent notre profil chimique. Mais je ne vois pas en quoi les connaître aurait aidé Freud…. En quoi ce paysage détaillé de notre ADN pourrait-il nous faire pencher pour une cause génétique, plutôt qu’environnementale, dans les problèmes dont se plaint celui qui se trouve devant le praticien ? Par exemple, dans notre cerveau, nos 20.000 gènes doivent gérer le fonctionnement de 50 à 100 milliards de neurones, avec l’aide de 38.000 protéines différentes. Mais l’éveil de ces fonctionnements dépend essentiellement de l’interaction de l’environnement avec le cerveau. Chacun sait que cet éveil dépend des stimuli affectifs que le jeune enfant va recevoir, et non de la simple présence de tel ou tel nucléotide. Sans intervention de signaux extérieurs, les nucléotides stagnent dans le retard mental.
Par ailleurs, Collins lui-même admet que toute la science des biochimistes de l’ADN ne parviendra sans doute jamais à déchiffrer les séquences de nucléotides qui seraient caractéristiques de la schizophrénie, par exemple.
Ce «désordre multiple de la personnalité» ne peut être réduit à des phrases chimiques sous un crâne. Alors, pourquoi parler du langage de la vie à propos de la séquence des nucléotides dans nos chromosomes ? Pourra-t-on personnaliser la médecine à partir de ces déchiffrages? Un beau sujet pour une journée Balint ?
Lise Thiry
Avec la collaboration de Manoël Le Polain, médecin généraliste et administrateur de la Société Balint

(1) Michael Balint Le médecin , son malade et la maladie , Éd. Payot, 1966
(2) Pour de plus amples informations, voir le site http://www.balint.be
(3) Francis Collins The language of life . DNA and the revolution in the personalized medicine . Profile books 2010.