Au lendemain des 24 heures vélo de Louvain-la-Neuve, à l’heure où bon nombre d’étudiants étourdis par les clameurs de la fête ronflent encore, Anne-Sophie Poncelet et Martin de Duve sont attablés à l’Hôtel Métropole en plein cœur de Bruxelles. Ils entament leur second café, bien mérité. «On n’a pas pédalé, nous, mais on a bien ramé», glissent-ils dans un sourire fatigué.
Il faut dire qu’ils n’ont pas ménagé leur peine pendant plusieurs semaines pour mettre sur pied l’Opération stadiers 2014 et transmettre aux étudiants volontaires les moyens et les compétences nécessaires pour veiller au bon déroulement de la fête. La course et la soirée sont terminées et cette année encore, les ‘stadiers’ ont assuré. Le directeur et la chargée de projet de l’asbl Univers santé peuvent s’autoriser à souffler un peu.
Dans quelques heures, Anne-Sophie s’envolera pour Milan pour y passer un week-end entre amis. Martin se reposera plus tard car six jeunes âgés de 13 à 17 ans comptent sur lui pour encadrer leur excursion de spéléologie. Lui, le bénévole de l’association qui organise et accompagne des sorties aventures pour des adolescents vivant en institution, leur consacrera sa fin de semaine.
Dans le champ professionnel, les deux collègues ont plutôt l’habitude de se consacrer à une autre tranche d’âge. Celle des étudiants, les 18-25 ans, coeur de cible d’Univers santé. Un public particulier sorti de l’adolescence et pas encore familier de la vie d’adulte.
Tous les deux regrettent de voir ces années-là si peu investies par les acteurs de la promotion de la santé. «Cette tranche de vie correspond à une période de transition marquée par la rupture avec la sphère familiale. Budget, stress, sommeil, alimentation… Tous ces sujets font irruption dans leur vie en peu de temps et génère de l’angoisse. Tandis que l’âge scolaire et la santé des travailleurs sont relativement bien couverts par la promotion de la santé, la période étudiante l’est beaucoup moins. C’est pourtant un moment où l’on adopte toute une série de comportements pour la suite.»
D’une seule voix, Anne-Sophie et Martin poussent plus loin leur plaidoyer. «Même si c’est moins vrai qu’avant, le public qui fréquente l’université reste globalement privilégié sur le plan socio-économique, ce qui fait de lui une cible moins prioritaire que d’autres en termes de santé publique. On peut le comprendre mais c’est un mauvais calcul, ils représentent également une partie des décideurs de demain. Ce sont de futurs prescripteurs de bien-être et de santé. À ce titre et même si l’argument peut paraître élitiste, il y a tout lieu de ne pas négliger les 18-25 ans en promotion de la santé.»
Tous les chemins mènent à Louvain-la-Neuve
Vingt-cinq ans. C’est justement l’âge qu’avait Martin lorsque l’asbl Univers santé lui a ouvert sa porte. C’était en 2001. Infirmier spécialisé en traumatologie et urgences aux Cliniques universitaires Saint-Luc, le jeune homme d’alors manque d’enthousiasme. «L’hôpital me proposait de participer au développement des nouvelles techniques de contention pour le service de chirurgie de la main et de traumatologie», se souvient-il. «Mais je me sentais étriqué dans le modèle biomédical.»
Il entame un mastère de santé publique à l’Université catholique de Louvain (UCL) où l’asbl Univers santé vient d’être montée. «Le vice-recteur de l’époque avait lancé une vaste enquête sur la santé des étudiants pour connaître leurs besoins, leurs attentes, leurs représentations, leurs comportements», relate Martin. «Une démarche sans précédent sur le campus. La création d’Univers santé en a été un des prolongements.»
La toute jeune asbl a alors besoin d’un chargé de projet. La mère de Martin, qui travaille sur le campus, voit l’annonce et la lui fait passer. Il saute le pas, faisant une croix sur sa carrière à l’hôpital. Six ans plus tard, en 2007, il endosse le rôle de directeur de l’asbl, qui est encore le sien aujourd’hui.
Un an plus tard, c’est au tour d’Anne-Sophie de souffler ses 25 bougies. Psychologue de formation, son mastère professionnel éducation et santé en poche, elle travaille à mi-temps, faute de mieux, comme intervenante en prévention des dépendances au sein de l’asbl Nadja à Liège. Univers santé cherche quelqu’un pour accompagner le projet ‘Jeunes et alcool’ et organiser un colloque sur le sujet à Bruxelles. «J’avais étudié à Louvain-la-Neuve et j’en avais fait le tour. Je n’avais pas vraiment envie d’y retourner mais le poste me plaisait vraiment», raconte-t-elle.
La voilà donc embauchée comme chargée de projet sous l’autorité de Martin. «Je me suis donc investie dans ce projet puis d’autres activités et thématiques ont complété mon travail. Et finalement, six ans plus tard, je suis toujours là car je continue de trouver de la diversité dans les actions que nous menons, même si je ressens parfois de l’impatience face à la lenteur du travail en promotion de la santé.» Tiens donc, elle aussi!
Derrière ses lunettes discrètes et un café aussi noir que sa veste, Martin acquiesce. «Il est vrai que la promotion de la santé donne peu de résultats concrets rapidement, surtout sur les actions de plaidoyer auprès des politiques pour agir sur l’environnement et les facteurs sociétaux. Heureusement, nous travaillons aussi à d’autres niveaux et les actions de terrain procurent des satisfactions plus rapides. Cela permet de pallier les frustrations.»
Et d’expliquer que la promotion de la santé répond selon lui à un modèle écologique, où toutes les variables sont liées. Il suffit de prendre un peu de hauteur pour visualiser les différents niveaux sur lesquels on peut agir. «Cela peut aussi être très frustrant de s’apercevoir qu’on n’agit que sur une toute petite partie de l’ensemble et à un moment donné», rétorque Anne-Sophie.
Question de points de vue qui, loin de les diviser, nourrit leur discussion du moment. Leur collaboration professionnelle est à l’image de cet échange: bien installée et riche de leurs sensibilités respectives. Anne-Sophie se sait plutôt rationnelle, apte à se remettre en question à condition qu’on lui oppose des arguments solides. Martin lui reconnaît aussi «une vraie curiosité professionnelle», de celle qui permettent d’apprendre vite et bien. «Elle est arrivée en ne connaissant rien aux assuétudes et à la promotion de la santé», explique-t-il. «Elle a su assimiler très vite les notions clés, avec la finesse et les nuances nécessaires.» complète-t-il, admiratif.
De l’autre côté de la table, Anne-Sophie prend le compliment pour ce qu’il est: une preuve d’attachement professionnel.
Et elle, comment voit-elle Martin? Elle confirme leur complicité professionnelle, la qualité de leur binôme et lui reconnaît bon nombre de qualités en tant que directeur et collègue. «Martin est un directeur très disponible et à l’écoute même s’il peut aussi avoir des idées bien ancrées dont il démord parfois difficilement», détaille-t-elle. «Nous sommes tous les deux plutôt cartésiens, très souvent d’accord ou au moins sur la même longueur d’ondes. Et chacun se sent libre d’argumenter si ce n’est pas le cas. L’humour nous amène aussi une légèreté dans le travail qui entretient et renforce notre entente.»
De l’alcool et de la musique
Comme il fallait s’y attendre, l’alcool refait irruption dans la conversation. C’est qu’Univers santé s’évertue depuis sa création à travailler sur la relation que les jeunes entretiennent avec «notre drogue culturelle» comme aime à le rappeler Martin.
Les étudiants sont systématiquement impliqués dans la conception et la mise en œuvre des actions de prévention les concernant. «En 15 ans, nous avons réussi à ce qu’ils nous voient comme une ressource et non comme une contrainte», se félicite Martin. Anne-Sophie et lui ont appris à connaître leurs partenaires: exigeants en terme de communication, subtils, peu captifs, détestant les injonctions normatives, en tension entre une certaine prise de conscience des risques et une volonté subversive.
«Les jeunes nous poussent à être créatifs et à explorer de nouvelles voies dans nos projets et nos campagnes», apprécient-ils. La plus récente, lancée en septembre 2013, s’appelle Guindaille 2.0. Anne-Sophie est aux manettes. «Une série de pictogrammes véhiculant des conseils pour bien réussir sa soirée ont été imaginés collectivement», explique-t-elle. «Avec un seul objectif: réduire les risques liés à la consommation d’alcool.»
De fait, la prohibition ne fait pas partie du vocabulaire d’Univers santé. Martin appelle même de ses vœux son contraire, «l’anti-prohibition bien cadrée», ainsi qu’une «législation moins floue et plus claire en matière de produits psychoactifs, qui faciliterait grandement le travail préventif», argumente-t-il.
Au fil du temps et de ses prises de parole, le directeur d’Univers santé est devenu l’homme qui veut interdire la publicité pour l’alcool en Belgique au motif qu’elle contraint notre libre arbitre. «Une position radicale que j’assume», précise-t-il. Sollicité par les media en qualité d’expert ou au nom du réseau Jeunes, alcool & société né il y a dix ans, Martin n’hésite pas à clamer haut et fort la conviction qu’il partage avec la douzaine d’acteurs de ce groupe issus de la santé, de l’éducation et du social: «La vision des adultes sur les jeunes est trop souvent caricaturale et très négative: ils boivent trop, consomment sans aucun contrôle social et vont dans le mur», résume-t-il. «Eux ne se reconnaissent pas dans ce tableau dressé par les adultes, ce qui a pour effet de rompre le dialogue. Pour que nous puissions mener à bien nos missions de promotion de la santé, il faut réintroduire de la complexité dans le discours sur les jeunes et l’alcool. Cela suppose notamment d’interroger les représentations des adultes, de considérer les facteurs environnementaux et sociétaux et de regarder dans nos propres verres avant de pointer celui du jeune.»
Dans celui d’Anne-Sophie, il y aurait probablement du vin. De bonne qualité car la jeune femme est connaisseuse: elle a suivi pendant cinq ans des cours d’œnologie desquels elle avoue avoir retenu davantage la pratique que la théorie. Pour le plaisir d’affiner son goût pour ce breuvage qu’elle apprécie. Comme quoi, on peut très bien travailler à réduire les risques liés aux excès de consommation d’alcool et conserver le plaisir d’en boire. «J’aime aussi cuisiner, domaine qui me donne l’occasion de développer ma créativité. Voyager aussi pour déconnecter et aller vers d’autres cultures, ce qui me permet de porter un autre regard sur la mienne. Et l’opéra. Depuis toute petite, je vibre au son de cette musique.»
Martin lui ne saurait dire quelle genre de musique il préfère tant celles capables de le transporter sont nombreuses. «La musique est ma soupape. Elle génère chez moi des émotions immédiates alors qu’en général, je suis quelqu’un de très rationnel, trop sans doute.» Il a connu une fois l’état de transe totale en jouant des percussions sur scène et en garde un souvenir ému. «C’est une sensation extraordinaire, sans doute la plus belle drogue qui soit», commente-t-il.
Pour accompagner cette matinée d’octobre lovée dans le décor ‘art nouveau’ du café du Métropole, il écouterait bien Nina Simone dans l’un de ses morceaux funky avec pédale wouah-wouah. Proposez-lui d’exaucer l’un de ses vœux immédiatement et c’est à nouveau la musique qui emporte ses faveurs.
Les étudiants, les assuétudes, la promotion de la santé semblent très loin. Se serait-on égaré en convoquant toutes ces émotions? Sans doute pas tant que ça.Anne-Sophie: «En faisant le tri hier des photos prises avec mon smartphone, j’ai retrouvé celle-ci gardée depuis plus d’un an et que j’avais prise lors d’une exposition à Lille. Il s’agit du travail d’un photographe, JR, qui colle ses photos pour rendre l’art plus accessible (ici au Brésil). J’aime son travail et sa démarche, l’art étant encore bien trop peu accessible. Ici il lie urbanité et humanité, ce qui me touche.»
Cette interview a été réalisée le 17 octobre 2014 (ndlr).
Voir l’article d’Anne-Sophie Poncelet, ‘Guindaille 2.0 – Mets-toi à jour!, Éducation Santé n° 303, septembre 2014.