Pour devancer la prochaine crise sanitaire, l’étude prospective participative Pandorix interroge les ressorts d’une nouvelle pandémie à l’horizon 2040.
Sandrine Roussel (UCLouvain) est coordinatrice de Pandorix.
Alexandra Daoust, François Constant et Annita Vignoli sont citoyen.ne.s bruxellois.e.s et participant.e.s à Pandorix.
La recherche prospective Pandorix s’est déroulée de 2021 à 2024. Elle fait partie de sept projets sélectionnés et financés par Innoviris pour envisager la « société post-covid ». Pandorix s’est intéressé à la gestion des futures pandémies dans une perspective de promotion de la santé tout en se centrant sur les comportements protecteurs de santé[1] et sur leurs conditions d’apparition.
Dans un Livre blanc paru en décembre 2024, les chercheur.euse.s de Pandorix développent cinq scénarios pour sensibiliser les différents acteurs (politiques, associations, citoyens) à ce que l’avenir risque de nous réserver en fonction des choix qui seront posés dans l’intervalle par les différentes parties prenantes (1).
87 Bruxellois.es, 16 organisations et 8 expert.es
La méthode prospective utilisée (2) met au jour des éléments (ou variables) qui influencent la situation au cours d’un diagnostic. Pandorix s’est reposé à la fois sur la littérature scientifique, des bases de données existantes et, surtout des entretiens.
Ceux-ci ont été menés auprès de groupes de citoyens bruxellois (y compris des citoyens présentant des caractéristiques telles que la consommation de substances illicites, le sans-abrisme, la monoparentalité, une origine culturelle extraeuropéenne ou le séjour en maison de retraite), d’organisations actives à Bruxelles en matière de santé et d’experts scientifiques.
Les rencontres se déroulaient en deux temps : une première rencontre permettait de faire le point sur la crise de la Covid-19 et les facteurs influençant les comportements protecteurs, une seconde rencontre envisageait les (possibles) futures crises et le rôle des différents acteurs. Les verbatim ont par la suite fait l’objet d’un premier classement sur base du modèle dit canadien des déterminants de santé (3), inspiré de Dahlgren et Whitehead (4).
Les variables mises en évidence servent à construire les scénarios possibles. Ceux-ci sont une narration de ce qu’il adviendrait entre deux moments : le présent et le futur (5). Lors de cette construction, il est nécessaire de faire des choix. Comme il n’est pas réaliste de développer des scénarios pour l’ensemble des combinaisons de variables, qui seraient trop nombreuses, nous avons choisi ceux d’offrant davantage de contrastes, de positions extrêmes. Par la suite, il s’agissait de déterminer pour quel acteur, tel ou tel scénario était souhaitable. En effet, un acteur (6) a plus ou moins à perdre ou à gagner de l’apparition de certains scénarios.
Lors de la dernière phase, Pandorix a pris quelques libertés par rapport la méthode prospective classique. Se prononcer sur les scénarios impliquait de les lire. Or, ils comprenaient 15 pages chacun, soit un total de 75 pages ! Après un processus de validation de la plausibilité et de la compréhension des scénarios auprès d’un nombre limité tant de citoyens que d’organisations, une vingtaine de propositions ont été mises en débat auprès de la population Bruxelloise au cours d’une plus large enquête. Ensuite, et seulement après ce moment, des balises pour l’action (ou recommandations) ont pu être formulées.
Au total, 87 Bruxellois.es, 16 organisations et 8 experts ont été rencontrés lors du diagnostic. Vingt et une variables-clés ont été identifiées.
Cinq scénarios prospectifs
Les scénarios élaborés sont repris de manière détaillée dans des Policy briefs (disponibles aussi en anglais et en néerlandais) et de manière plus approfondie, dans le Livre Blanc.
Scénario n°1 : gestion chaotique sans préparation. Il met en relief les conséquences en cascade d’une préparation insuffisante aux prochaines crises sanitaires, que ce soit du point de vue institutionnel, logistique ou matériel.
Scénario n°2 : information peu et mal diffusée. Il met en avant le rôle décisif de la diffusion d’informations de qualité pour favoriser la capacité de la population à suivre les comportements protecteurs prescrits par les autorités de santé publique.
Scénario n°3 : population précarisée. Il montre comment l’aggravation des inégalités et de la précarité de la population bruxelloise amplifie les effets dévastateurs des crises au niveau sanitaire et social.
Scénario n°4 : hygiénisme autoritaire. Il souligne les limites de la gestion autoritaire (malgré d‘excellentes capacités technologiques), notamment du fait de la diminution de l’adhésion des habitants aux efforts de santé publique.
Scénario n°5 : démocratie, approche inclusive de la santé et multicrises. Il est centré sur les effets bénéfiques de la concertation démocratique, la communication inclusive, l’amélioration des conditions de vie et ce, malgré un contexte de polycrises.
Ces scénarios et des témoignages du vécu du processus participatif ont ensuite été discutés dans les groupes de citoyens. La présentation qui suit se veut fidèle à l’esprit de Pandorix : l’ensemble des opinions peuvent être exprimées et sont dignes d’intérêt, car il s’agissait d’évoquer les possibles, dans une atmosphère bienveillante.
Discussion autour des options de la gestion de crise
Résumer les discussions en quelques lignes relève de l’impossible. Nous avons ouvert la boîte de Pandore… Les discussions ont porté tant sur la gestion de crise proprement dite que sur des éléments à mettre en place avant la crise. Les groupes ont donné lieu à des échanges très riches et constructifs. Deux discussions sont présentées ici de manière plus approfondie : les acteurs impliqués dans la décision et le type de préparation du citoyen.
Les acteurs impliqués dans la décision
Différentes positions ont été discutées, elles concernent le degré de participation du citoyen à la décision. Pour certains participants, le gouvernement élu nous représente. Aussi, c’est à lui de décider.
« Personnellement, j’espère être dirigé par des gens qui sont compétents. Donc, je leur laisse mon avenir entre les mains ». (Sam[2])
Pour d’autres au contraire, le citoyen doit être associé au processus menant à la décision. Son implication peut prendre différentes formes, allant de donner leur avis jusqu’à participer activement à la décision en passant par proposer des solutions. Les discussions relatives à la consultation et/ou à la prise de décision ont été particulièrement créatives dans nombre de groupes. Elles concernaient souvent les conditions permettant de rendre une décision légitime, notamment : Comment assurer un vote inclusif lors d’une pandémie ? Des panels de citoyens sont-ils complémentaires à un panel représentatif d’experts ? Les panels doivent-ils être stables dans le temps ? La consultation doit-elle être organisée avant ou après les mesures ? Quelle place pour le digital ?
« Il faudrait pouvoir avoir une cellule des citoyens, quitte à dire des conneries, ce n’est pas ça, mais d’avoir une opinion des gens qui habitent un pays. Je trouve que ce n’est pas possible de ne pas pouvoir parler, de ne pas pouvoir émettre. Ça manque et on le sent ». (Claudia)
La participation est présentée comme un moyen visant à pallier la perte de confiance (une confiance impossible à restaurer après la crise liée à la Covid) mais aussi l’absence de débat contradictoire ou de prise en compte du vécu des mesures sur le terrain.
« Un État en bonne santé, c’est un État qui prend des décisions avec l’adhésion du…, enfin c’est impossible que la population soit unanime par rapport à la décision que prend l’État, mais de ne pas autant la cliver ». (Lucie)
Les types de préparation du citoyen
Outre la nécessité pour l’État de se préparer à la nouvelle crise en développant des plans et en prenant certaines orientations, une palette de mesures cible plus spécifiquement le citoyen et devrait être mise en place en amont de la prochaine crise.
« Ce n’est pas seulement l’éducation. Il faut aussi une politique de prévention, contre la pollution qui donne des maladies respiratoires, les pesticides qui provoquent des cancers et des dérèglements hormonaux. Tu as l’hygiène de vie, le sport, bien manger contre l’obésité… tout ça, ce sont des facteurs de risque dès qu’il y a un virus qui va se présenter ». (Cléa)
Celles-ci semblent correspondre à des sphères d’influence sur la santé, des sphères presque concentriques (à l’exception du point e.) :
a) Prendre soin de sa santé, voire plus largement de celle de sa famille, grâce à l’Éducation pour la Santé comprenant aussi un aspect de littératie, au sens de traiter l’information de manière critique. Une telle éducation doit permettre de reconnaître ses propres symptômes, de développer une relation partenariale avec le corps médical et de traiter les flux d’informations contradictoires.
« Éducation à la bonne santé des enfants, des adolescents et des jeunes adultes. Pour moi, c’est plus efficace qu’un vaccin ». (Cora)
b) Porter secours à un autrui, grâce à un service civil ou militaire revalorisé (avec le maintien du statut étudiant) afin que porter secours devienne une préoccupation, ou encore, grâce à une formation courte de type secourisme afin de porter main forte au personnel hospitalier, en cas de crise.
« Ce sont des gens qui sont plus enclins à aider lors de pandémies et à s’impliquer dans la vie en société parce qu’on a plus envie de s’impliquer dans une société où on a déjà participé » (Angélique).
« Avoir une formation genre d’infirmière et aller aider dans les hôpitaux. Ça, ce serait un truc à mettre en place. Je ne dis pas que je veux prendre leur boulot, mais juste avoir une base pour pouvoir aider 2 ou 3 jours par semaine ». (Anaïs)
c) Éviter de nuire à autrui en intégrant la notion de santé comme « bien commun » défini par ces participants comme « prendre en considération l’autre dans ses décisions » .
« On pourrait se dire « c’est bon maintenant que j’ai fait 10 masques, je peux aller faire la teuf dans le Bois de la Cambre ». Donc, ce n’est vraiment pas ça que je voulais dire. C’était d’abord avoir cette culture de solidarité (…) c’est vraiment penser au bien commun avant de penser à son bien personnel. C’est pouvoir prendre soin de quelqu’un même si on ne le connaît pas. Si ce n’est pas ton frère qui est mort, c’est se dire que c’est peut-être le frère de quelqu’un d’autre ». (Simon)
d) Prendre soin de l’Humain et de la Terre, grâce à la permaculture, l’éducation à l’environnement, etc,
« Avoir des cours de santé publique éventuellement dans les écoles, ça pourrait commencer en primaire, si c’est adapté au niveau des enfants. Où prendre soin de sa santé est vraiment expliqué : comment s’alimenter, comment avoir une bonne hygiène de vie. Même, ça peut être large. Notre façon de consommer et prendre soin de la terre vu que ça a aussi une incidence sur les épidémies. Ça devrait être enseigné, être accessible à tous ». (Lili)
e) Prendre soin de l’Environnement plus que de l’Humain. Cette position coïncide avec le fait de ne pas connaître de personnes touchées par la Covid ou le fait de penser que l’humain détruit tout.
« Il y a des gens qui sont plus focalisés sur la Terre, sur l’environnement que sur l’humain. Parce qu’ils pensent que l’humain (et moi, je pense aussi pareil) va foutre le bordel ». (Sam)
La préparation à la situation de crise par des exercices de type « plan catastrophe » a également été évoquée. Celle-ci semble toutefois appartenir à un autre registre, celui de faire face à l’événement dans le très court terme.
« Dans certaines communes, s’il y a une certaine sirène qui fonctionne, tout le monde est prié de fermer ses fenêtres, des choses comme ça. Je pense que ça aide (…) qu’on soit drillés, qu’on sache quoi faire. En tout cas, donner des idées de base de ce qu’on a à faire ». (Ludivine)
Les discussions ont aussi porté sur d’autres éléments, comme la latitude possible des citoyens en regard des mesures gouvernementales en fonction de leur caractère intrusif, les critères d’une information fiable et étayée, la priorité d’un type de santé ou l’influence du facteur temps au cours de la crise.
De la participation, par les participants
Participer à ces groupes a permis de construire une résilience à l’échelle collective et individuelle. À l’échelle collective, le partage d’expériences diverses, de points de vue nécessairement pluriels et de propositions a contribué à une réflexion sur les dimensions humaines et sociales de la crise. Celle-ci peut plus largement permettre une meilleure préparation à une nouvelle crise. À l’échelle individuelle, les groupes de discussion ont permis d’exprimer ses émotions et de se reconnecter aux autres, dans un cadre bienveillant et relativement serein avec une méthodologie bien réfléchie et sous la supervision d’animateurs professionnels. Cette participation a donné l’opportunité de se mobiliser pour un mieux-être de tous.
« C’est un travail de long terme, qui doit se faire avant la pandémie, pour qu’on n’ait pas peur les uns des autres, qu’on puisse se parler et se faire confiance entre personnes qui ne se connaissent pas (France). I : Ce travail à long terme, vous le voyez comment ? C’est un peu comme on fait maintenant. On discute de ce qui s’est passé et on voit ce qu’on pourrait mettre en place, ce qui n’a pas bien marché, ce qui était débile ou pas débile. C’est justement ce qu’on fait maintenant ! » (Faustine)
L’exercice de projection dans différents scénarios d’avenir a permis de comprendre l’importance des politiques de santé publique et de la nécessité de les construire avec une vision de long terme.
Pandorix, comme recherche prospective sur la gestion des pandémies, s’est elle-même déroulée en cours de pandémie. La méthode était par ailleurs participative. Or, une meilleure participation du citoyen est précisément suggérée par une partie des participants pour permettre une gestion de crise optimale. La force de l’émulation collective aura été non seulement d’évoquer les cinq stratégies de promotion de la santé (7) au départ d’une réflexion sur les pandémies, mais plus encore de proposer des pistes de solution à des situations réputées insolubles.
Enfin, si la Covid a permis certaines avancées (notamment en matière de rédaction de plans), Pandorix est aussi un rappel, à l’heure où la préparation aux pandémies semble s’éloigner des préoccupations tant au niveau du citoyen que de l’État.
Et la suite ?
L’enquête menée auprès des Bruxellois.es lors de l’été 2024 sera disponible prochainement. Il s’agit de déterminer s’il existe des profils en regard de la gestion d’une future potentielle pandémie.
[1] Le « comportement protecteur de santé » n’était ni défini au préalable ni défini de manière normative. Les participants s’exprimaient en fonction de ce qu’ils estimaient être un comportement protecteur.
[2] Les parties en italique sont des verbatim issus des échanges et visant à illustrer le propos. Chaque participant s’est vu attribuer un pseudonyme.
Pour en savoir plus : consultez le site pandorix.be, sous l’onglet publications.
Références
1. de Jouvenel H. La démarche prospective. Un bref guide méthodologique. Futuribles. 1999;247(47-68).
2. Durance P. Prospective & Recherche. s.d.
3. Émond A, Gosselin J-C, Dunnigan L. Cadre conceptuel de la santé et de ses déterminants: résultat d’une réflexion commune: Direction des communications du ministère de la Santé et des Services sociaux Québec; 2010.
4. Dahlgren G, Whitehead M. Policies and strategies to promote social equity in health. Background document to WHO – Strategy paper for Europe. Institute for Futures Studies, Arbetsrapport. 1991;14.
5. Calay V, Claisse F, Guyot J-L, Ritondo R. Qu’est-ce qu’un scénario en prospective? Namur: IWEPS; 2022.
6. Crozier M, Friedberg E. L’acteur et le système : Les contraintes de l’action collective. Paris1981.
7. Organisation Mondiale de la Santé, Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé. Actes de la première conférence internationale sur la promotion de la santé; 1986; Ottawa.