Décembre 2013 Par Pascale DUPUIS Réflexions

Marier le développement durable et la promotion de la santé… Une évidence pour les uns, une source de confusion pour les autres. Certainement un enjeu d’actualité. Si les notions convergent dans leurs concepts et à travers de nombreuses applications concrètes, la gestion conjointe de ces deux secteurs n’est pas sans poser plusieurs défis.

La convergence entre promotion de la santé et développement durable (1) s’appréhende d’abord sur le terrain, à travers leurs applications communes. Qualité de l’air et de l’eau, aménagement du territoire, transport, agriculture durable et biologique, gestion des déchets… Les domaines où l’un et l’autre se rejoignent, voire se mêlent, sont multiples.

Celui des transports est sans doute le plus évocateur : les modes de transport favorables à l’environnement sont aussi ceux qui sont généralement préconisés pour atteindre ou maintenir une bonne santé. Il est démontré que la présence de transports en commun dans un quartier et une grande densité de services diminuent le risque de surpoids et de problèmes cardiovasculaires de la population, en augmentant le temps de marche. Il y a donc un véritable intérêt pour les acteurs de santé publique à s’intéresser aux modes de transport et à renforcer leurs partenariats avec les responsables de l’aménagement urbain.

Cependant, s’il existe souvent un lien entre santé et environnement, celui-ci n’est pas toujours aussi univoque qu’il n’y paraît.

La présence d’une piste cyclable a par exemple un effet multiple sur la santé non seulement de ceux qui l’utilisent mais aussi de l’ensemble de la population avoisinante. D’abord, elle incite à l’adoption de la saine habitude qu’est la pratique cycliste, avec les impacts que l’on connaît sur le plan de la santé physique, psychologique et sociale. Ensuite, elle contribue au désengorgement du trafic, qui diminue le risque d’accident, et participe à l’effort de réduction des gaz à effet de serre, qui entraîne des retombées sur la santé environnementale. En revanche, à vélo, on se trouve davantage soumis aux polluants issus du trafic automobile et plus vulnérable en cas d’accident de la route.
Chaque relation environnement-santé mérite donc une analyse car, bien que ce soit souvent le cas, tout ce qui est sain pour la planète ne l’est pas nécessairement pour l’individu et réciproquement.

Retour aux sources conceptuelles

Pour bien comprendre la relation qui s’est établie entre les deux domaines, il importe de se référer à l’histoire de chacun de ceux-ci. Le rapport Brundtland est en quelque sorte au développement durable ce que la Charte d’Ottawa est à la promotion de la santé : il y a un quart de siècle, à quelques mois d’intervalle, l’un comme l’autre eurent le mérite d’apporter une définition communément admise à chacun des concepts et d’en fonder les principes qui, tout en s’adaptant aux réalités ayant émergé dans les années suivantes, sont encore en vigueur aujourd’hui. Officiellement intitulé Notre avenir à tous, le rapport Brundtland rédigé par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’Organisation des Nations unies définit le développement durable comme ‘un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs.’ En plus de son volet environnemental, le plus évident, la notion comprend dès l’origine un volet social en considérant les besoins essentiels, en particulier ceux des plus démunis, et un volet économique, puisqu’il est principalement question de gestion de ressources. Le développement durable est donc compris comme la conciliation de trois grands axes : la préservation de l’environnement, l’équité sociale et le développement économique.

Protection des ressources et milieux

Du côté de la promotion de la santé, la création de milieux favorables à la santé, l’une des six mesures promues par la Charte d’Ottawa, inclut la nécessité de porter une attention particulière au monde et aux ressources naturelles : «Le lien qui unit de façon inextricable les individus et leur milieu constitue la base d’une approche socio-écologique de la santé», indique dès 1986 la Charte d’Ottawa. «(…) La protection des milieux naturels et artificiels et la conservation des ressources naturelles doivent recevoir une attention majeure dans toute stratégie de promotion de la santé». Quelques mois avant la publication du Rapport Brundtland, la Charte d’Ottawa était le premier document traitant de la santé à faire référence à l’utilisation responsable des ressources (2).

D’Ottawa à Sundsvall, de la Norvège à Rio

Dans les années qui ont suivi ces premières déclarations, promotion de la santé et développement durable continuent à évoluer en parallèle tout en s’apprivoisant mutuellement. En 1991, l’Organisation mondiale de la santé co-organise avec le Programme des Nations unies pour l’environnement la troisième Conférence mondiale sur la promotion de la santé, à Sundsvall en Suède. Cette conférence et la déclaration qui s’en suit sont consacrées aux environnements favorables à la santé. C’est depuis lors que les organisations de santé publique et de promotion de la santé se préoccupent de l’agenda du développement durable. Quelques mois plus tard, en 1992, les représentants de 178 pays se rassemblent à Rio de Janeiro pour le Sommet de la Terre. Cette conférence des Nations unies aboutit à l’adoption de la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, un texte fondateur dont le premier des 27 principes fait une place d’honneur à la santé en affirmant que «les êtres humains sont au centre des préoccupations relatives au développement durable. Ils ont droit à une vie saine et productive en harmonie avec la nature».

Le Sommet de la Terre donne également naissance à Agenda 21, un vaste plan d’action pour le XXIe siècle dont le chapitre 6 porte spécifiquement sur la protection et la promotion de la santé et que chaque collectivité territoriale est invitée à décliner à son échelle.

Vers un objectif commun

Dans son livre publié en 2010, Ilona Kickbusch, qui fut à l’origine de la Charte d’Ottawa, expose les enjeux d’une vision moderne de la promotion de la santé et du développement durable. «La durabilité et la promotion de la santé partagent d’importantes similitudes quant à leur base normative et conceptuelle, ainsi qu’au niveau de leurs approches intégratives de la gouvernance. On constate une convergence graduelle et un chevauchement des agendas ainsi qu’une évolution de la pensée dans les deux domaines» affirme celle qui est reconnue pour son leadership mondial en promotion de la santé. «La promotion de la santé et le développement durable contribuent tous deux au changement de discours sur les risques et les défis du XXIe siècle, souvent avec le même but mais avec des points de départ différents».

Ce but commun identifié par Ilona Kickbusch n’est autre que le bien-être.

Développement durable, inégalités sociales et déterminants de la santé

Le développement durable entretient des liens avec plusieurs des questions fondamentales de la promotion de la santé, notamment celle des inégalités sociales et celle des déterminants de la santé.

Les mesures qui ne s’adressent pas aux plus vulnérables sont souvent susceptibles de creuser le fossé des inégalités. C’est le cas dans le domaine de la santé, on le sait, mais cela se vérifie également aussi dans celui de la gestion de l’environnement, et plus précisément de l’aménagement du territoire. Les pistes cyclables, par exemple, sont le plus souvent installées dans les quartiers les plus favorisés. Et les ‘déserts alimentaires’, ces zones urbaines ou rurales où l’accès à des commerces offrant des aliments sains est faible et où les coûts de ces aliments sont élevés, sont bien plus nombreux dans les secteurs les moins favorisés. Les études portant sur les ‘déserts alimentaires’ (3) montrent qu’il existe un lien entre l’accessibilité aux épiceries et supermarchés sur un territoire et le poids de la population, et que le fait de vivre dans un quartier défavorisé constitue en soi un facteur de risque d’obésité.

Par ailleurs, le développement durable repose sur des fondements environnementaux, sociaux et économiques tandis que la santé des individus et des communautés dépend de déterminants comprenant, outre les caractéristiques individuelles, l’environnement physique, social et économique. Le lien est évident. Comme l’expose Ilona Kickbusch, «l’approche basée sur les déterminants permet à la promotion de la santé de se référer facilement au concept de durabilité et aux trois piliers du développement durable (économique, social et environnemental)».

De l’engagement international aux retombées nationales

Que les conférences et les déclarations internationales se succèdent et résultent en une intégration de plus en plus forte des deux concepts est intéressant. Mais il faut encore que ces engagements entraînent des répercussions à l’échelle des pays et de leurs territoires.

Pour le Canada, qui est en pleine élaboration d’une nouvelle Stratégie fédérale de développement durable, l’interdépendance est indéniable. «Le développement durable et la santé sont indissociables. Le premier est difficile à réaliser sans une population en santé; la santé de la population est difficile à maintenir sans un environnement sain, une économie prospère, des réseaux de soutien social et des collectivités fortes. Une population en santé est essentielle à une économie productive et concurrentielle», peut-on lire sur le site du ministère fédéral de la santé (4).

Une prise de position affirmée qui n’a pas empêché le pays de se retirer du Protocole de Kyoto (5) en décembre 2011.

Au niveau du Québec, les principes identifiés lors du Sommet de Rio ont mené à l’élaboration d’une loi sur le développement durable qui prévoit que les ministères, organismes et entreprises d’État ont l’obligation de prendre en compte les fondements du développement durable dans le cadre de leurs actions. Une certaine volonté politique semble présente, mais on ne pourrait mieux le dire qu’Ilona Kickbusch : «Cela étant, les deux systèmes continuent de se développer chacun à sa manière pour l’essentiel, notamment parce qu’ils ont été souvent conçus en relation trop étroite avec, respectivement, la santé et l’environnement, plutôt que comme des concepts normatifs avec des similitudes essentielles dans leurs implications au niveau de la gouvernance».

Les sources d’inaction

Plusieurs enjeux freinent l’intégration du développement durable et de la promotion de la santé aux politiques publiques. Lors des avant-dernières Journées annuelles de santé publique, une table ronde a réuni quelques décideurs du Québec et de France autour de cette épineuse question. Denis Marion, le maire de la municipalité de Massueville, dans la région québécoise de la Montérégie, a bien résumé le problème auquel sont confrontés les élus : «Le développement durable n’est absolument pas le paradigme dominant en planification. Le processus est en cheminement mais il persiste un conflit perpétuel entre le développement qui exige une planification à long terme et la croissance à court terme. Et les élus sont jugés sur des critères de croissance».

La pérennité des programmes est en effet difficile à assumer quand le rythme électoral change les responsables tous les 4 ou 5 ans. Un autre enjeu important est celui de la complexité de ce rapprochement. Comme l’indiquait Jocelyne Sauvé , directrice de l’Agence de la santé et des services sociaux de la Montérégie, «chaque geste qu’on pose en faveur des saines habitudes de vies devrait être pensé non seulement dans une perspective de réduction des inégalités sociales de santé mais aussi de développement durable. Tout cela devient très complexe. Or la complexité est source d’inaction… ».

Luc Ginot, conseiller médical à l’Agence régionale de santé d’Île-de-France, soulignait pour sa part que le contexte de crise entraînait une réduction de l’intervention publique, un recentrage autour des objectifs considérés comme prioritaires, un durcissement des pratiques et un manque de transversalité.

On est loin d’un contexte idéal pour de nouveaux développements. Faudrait-il pour autant baisser les bras ? Denis Marion n’est pas de cet avis : «Si nous sommes là où nous en sommes, c’est parce que notre façon de travailler nous y mène. Il faut donc changer nos façons de travailler si on veut un autre résultat» a-t-il affirmé en paraphrasant Albert Einstein. Quels que soient les obstacles, ceux qui se préoccupent de santé ne peuvent pas manquer le train du développement durable. S’en rapprocher permet notamment d’amener de nombreux nouveaux partenaires à partager la préoccupation et les objectifs qui leur sont chers.

Le rôle majeur des municipalités, des communes et des villes

«Avant, on s’occupait des trottoirs, maintenant on s’occupe des gens qui marchent dessus», illustre le maire de Massueville.

À l’heure actuelle, c’est en effet au niveau des municipalités, des communes et des villes que l’on peut espérer le plus de retombées des efforts de co-gestion de la santé et de l’environnement, et ce même si, au Québec comme en Belgique, la santé n’est pas une compétence politique municipale ou communale. La stratégie mondiale bien connue des Villes et Villages en santé vise depuis 1987 à promouvoir et à soutenir le développement durable de milieux de vie sains en misant sur des échanges et partages entre les municipalités, sur l’engagement des décideurs en faveur de la qualité de vie et sur leur capacité à mobiliser leurs partenaires et les citoyens (6).

Le Réseau québécois des Villes et Villages en santé compte quelque 200 municipalités couvrant plus de 70 % de la population québécoise.

L’une de celles-ci est l’arrondissement de Côte-des-Neiges-Notre-Dame-de-Grâce, au cœur de Montréal, qui a mis en place une politique de diminution des acides gras trans (7) et d’augmentation de la disponibilité des aliments sains dans les établissements municipaux, de sport et de loisir. Elle a aussi intégré l’agriculture urbaine et développé les infrastructures pour favoriser l’activité physique et le transport actif.

(1) Cette convergence fut abordée au cours de la Journée annuelle de santé publique ‘Prévenir les problèmes liés au poids de façon durable et équitable : un regard France-Québec’ qui a eu lieu le 28 novembre 2012 à Montréal.
(2) Cette information, ainsi que de nombreuses autres reprises dans la première partie de cet article et le schéma du couple santé publique-développement durable, est tirée du chapitre 2 de : Kickbusch Ilona (2010), Triggering Debate – The Food System: a prism of present and future challenges for health promotion and sustainable development.
(3) Comme celle que mène Éric Robitaille de l’Institut national de santé publique du Québec.
(4) http://www.hc-sc.gc.ca/ahc-asc/activit/sus-dur/index-fra.php consulté le 1er juin 2013
(5) Traité international signé en décembre 2007 par 184 États, visant la réduction des gaz à effets de serre.
(6) http://www.rqvvs.qc.ca/fr/dossier/saines-habitudes-de-vie/des-projets-de-chez-nous
(7) Acides gras insaturés dont le lien avec de multiples problèmes de santé a été démontré (risques cardiovasculaires, diabète, cancer du sein, dépression…). Les gras trans font l’objet d’une réglementation au Canada mais pas encore en Europe.